Le soleil déclinait doucement à l’horizon avec une belle teinte orangée. Il y trouvait toujours une certaine quiétude à le voir disparaitre derrière les crêtes montagneuses au sud-ouest quand elles devenaient visibles. À ces côtés, Héal s’ébroua légèrement après avoir avalé le morceau qu’il lui avait donné. Ce griffon l’amusait. D’après les dresseurs, la vieillesse l’avait rendu moins farouche, mais il restait grincheux à ces heures perdues. Il riait encore le jour où il s’était vautré contre lui. On n’approchait pas le patriarche de la citadelle, c’était lui qui venait à nous. Tout en agitant ses anneaux d’or aux chevilles au-dessus du vide, il soupira pour évacuer son agacement. Il était plutôt sanguin, mais à force, il se fatiguait lui-même à toujours partir au quart de tour. En même temps, Sylve le savait ! Et pourtant, il l’avait quand même fait ! En lui riant au nez en plus ! Des fois, il se demandait pourquoi il se retenait de refaire des dentitions à coup de talon !
Il se frotta le visage avec lassitude. Le pire, c’était que ça n’avait rien d’habituel. Peu importe où il se rendait, son statut, ses actions, rien ne pourra changer sa double nature et la solitude qu’elle lui imposait. Depuis, il s’en était accommodé, mais ce sentiment de n’avoir aucune affiliation lui tordait l’âme. Il essayait de se convaincre avec les paroles de son père : il représentait les deux peuples. Lui, il voyait que le fait qu’il appartenait à aucun d’entre eux. Héal lui tapa la cuisse d’un mouvement brusque de la tête. Un petit rire amusé de gorge lui échappa en même temps qu’il fourra la main dans sa besace. C’était qu’il réclamait ce soir ! Il sifflota un coup avant de lui lancer un nouveau morceau de viande et il fit encore une fois preuve de vigueur pour l’attraper au vol.
— Morfale, ricana-t-il.
Il devait avouer que, hormis son père, Héal était la seule compagnie qui lui faisait oublier le reste. La vieille bête se montrait si paisible dans cette citadelle au milieu de ses congénères. Pourtant, la guerre passée l’avait marquée. Il avait pu voir certains de ses stigmates quand il se laissait toucher. Parfois, il se demandait même s’il se souvenait de son cavalier d’antan car il lui donnait l’impression d’être mélancolique. Il n’avait pas entendu d’histoire qui mentionnait que quelqu’un avait tenté de le monter à nouveau. Quoi qu’il en soit, son intuition lui soufflait que lui aussi devait se sentir seul. Son regard se reporta sur le soleil couchant. Dans une vingtaine de minutes, il aura disparu. Peut-être qu’il allait trainer dans les quartiers populaires et apprécier les spectacles de rue. Il avait envie de danser depuis quelque temps.
Dans son dos, de l’agitation se leva un bref instant et l’étonna, mais il ne se retourna pas pour vérifier. C’était très certainement un autre griffon qui venait de remonter du nid pour s’installer sur le perchoir et qui avait forcé pour obtenir sa place. De toute manière, les griffonniers ne passaient plus à cette heure-là. Il recula, un peu surpris, en voyant Héal subitement redresser la tête. Il poussa un petit sifflement distingué qu’il n’avait jamais écouté jusqu’à maintenant. Encore une fois, avec un large sourire, il remarqua :
— Si je pouvais, je te répondrais ! Je suis sûr que tu serais un grand bavard !
— Il a dit « cœur », indiqua une voix sèche et féminine dans son dos.
Cette fois-ci, il sursauta, prit au dépourvu d’entendre quelqu’un répliquer. Plus précisément « elle ». En se tordant le cou, il découvrit sous un nouvel angle cette Déchue qui vivait au château. Une première depuis la fin de la guerre ! Elle semblait juger sa présence en gardant sa cape entre ses bras. Quelque chose l’attirait chez elle, probablement de la curiosité. Cependant, les mots de son père résonnaient toujours dans son esprit, « elle te consumera si tu l’approches trop ». Il ne comprenait pas. C’était plutôt stupide étant donné qu’il était le Feu. En tout cas, même si son regard d’argent s’avérait réellement intimidant avec ses traits sévères, il apercevait aussi pour la première fois ses ailes.
Elles se révélaient plus petites que celles des Déchus qu’il avait pu voir jusqu’à maintenant, mais surtout, leur noirceur étaient insondables. Il ne parvenait pas à discerner ses plumes. Un constat le frappa, elle s’était noyée dans l’Essence pour qu’elles soient si colorées. Dire qu’il avait constamment hésité à l’approcher quand il en avait la possibilité au risque de commettre une erreur. Il l’avait déjà longuement observé comme il le pouvait, mais il ne connaissait même pas son nom. Son expression se détendit un peu en même temps qu’elle arqua un sourcil perplexe en remarquant :
— Toujours là où l’on s’y attend le moins.
Sa mâchoire se contracta malgré que son sourire restait plaqué par automatisme sur son visage. Personne n’appréciait la présence d’un Hybride comme lui, partir était la meilleure chose à faire. Il commença à se relever en prenant sa besace. Il allait distribuer le reste au nid en dessous avant de quitter la citadelle. Alors qu’il se levait, Héal redressa vivement la tête attrapant le tissu de sa ceinture pour le pousser à se rassoir. Dès qu’il retrouva durement la pierre, la bête scella sa place en posant sa lourde patte aux griffes acérées sur sa cuisse. À nouveau, Héal émit un sifflement et Zack capitula en agitant les mains. Il ne tenait pas à se faire lacérer la jambe en essayant de bouger…
— Ah ! C’est pour ça que tu apprécies ce démon !
Il tourna la tête vers la Déchue, un peu piqué à vif par son exclamation pour le moins condescendante. Cependant, il lui renvoya avec un sourire pincé alors qu’elle vint s’installer à côté d’Héal à son tour :
— Zack. Je suis Zack. À ce que je sache, tu n’appelles pas les jumeaux « les démons ».
Elle resta silencieuse avec une expression irritée et reporta son regard sur l’horizon, mais il nota qu’elle fixait le même point que le griffon qui les séparait. Là-bas, à plusieurs lunes de voyages, se trouvait la région des Canyons Soufflant, un lieu terriblement défiguré par la guerre… Cependant, il se calma en remarquant que son coup de sang avait glissé sur elle comme s’il ne l’avait jamais prononcé. Tant qu’à être coincé en sa présence, Zack tenta malgré tout :
— Et toi ? Comment suis-je censé t’appeler ? La Déchue de la Dame ? Ou bien Cœur ? rajouta-t-il avec un air espiègle.
— Juste Tina, répondit-elle après qu’un tic d’agacement ait traversé ses traits.
« Qu’est-ce que… »
Un sourire de victoire étira ses lèvres en même temps qu’il détourna la tête. C’était peut-être préférable qu’il cache un peu ses yeux de Feu-Follets, dont les flammèches avant tendance à trahir ses émotions. Tina. Elle s’appelait Tina. Malgré sa gêne face à cette situation qu’il n’avait jamais osé imaginer, apprendre son identité lui apportait une étrange satisfaction. Le premier qui partira, ce sera sûrement elle étant donné que Héal le retenait… Satanée bête ! Il lui avait presque arraché la ceinture ! Enfin, un bel accroc ne valait pas l’instant. Il attrapa un nouveau morceau de viande qu’il lui lança en guise de remerciement. Il essaya de démarrer une discussion :
— Je ne savais pas que les Déchus pouvaient communiquer avec des griffons.
— Faux, finit-il par indiquer après un silence.
— Ah ouais ? s’étonna-t-il avec spontanéité en reportant son regard sur elle. Désolé, t’es mal barré, je suis curieux.
— J’espère que tu l’es pas autant que l’Emissaire.
Zack échappa un petit rire. Il se demandait si elle savait qu’il n’était pas seulement le chef de la garde Élémentaire, mais aussi le fils adoptif de ce roi plutôt singulier. Cependant, en toute honnêteté, ça l’intéressait vraiment. Il avait envie d’en apprendre plus. Il lui répondit avec un brin de moquerie :
— J’vais essayer, mais je garantis rien ! Je suis un Hybride qui a tendance à trop l’ouvrir.
— Hybride ? J’vois pas la différence avec un démon, ajouta-t-elle après un temps de réflexion. T’as un regard particulier, mais sur ce point, je te ressemble.
Zack perdit son sourire. C’était sa logique ? Elle lui avait fait la remarque sans la moindre touche d’ironie dans sa voix. Ses yeux révélaient un véritable sérieux en même temps qu’elle montra du doigt ses iris d’argent. Il était vraiment seulement un démon comme un autre pour elle ? Il n’osait pas le croire. On l’avait toujours traité avec différence…
« C’est à moi… »
— Peu d’anges qui maitrisent la langue pure. Le chant des oiseaux s’en rapproche, mais c’est chaotique à écouter. J’ai découvert que les griffons qui ne vivent en terres démones étaient bien plus futés.
Héal souffla bruyamment sur ce dernier mot. Zack retrouva un semblant de sourire en réalisant qu’il comprenait bien plus de choses qu’il ne le montrait ! Et dire qu’il avait longuement monologué avec lui ! Juste parce que déballer ce qu’il avait sur le cœur lui faisait du bien. Il regarda l’animal sous un nouvel œil. Il leva une main au-dessus de sa tête en restant en suspens, à attendre de voir s’il acceptait qu’il passe ses doigts dans ses plumes. Le griffon plia le cou sur le côté, signe qu’il l’autorisait à le toucher. Doucement, il le gratta. Tina le regarda faire avec un étonnement marqué. Il venait d’attirer sa curiosité ? C’était intéressant ça, mais il n’eut pas le loisir de le savoir quand elle précisa :
— Ils arrivent à formuler un mot unique, souvent clair et significatif. Héal est de loin celui qui a le plus de jugeote dans ce nid. Comme…
Sa voix s’éteignit. Zack comprit aussitôt, elle ne pouvait pas terminer. Son père ne l’avait pas que mis en garde vis-à-vis d’elle. Son passé devait rester oublié pour une raison qu’il lui avait refusé d’expliquer, pour son bien soi-disant. Moins il en savait, mieux c’était, et ce, pour tout le monde. À son tour, elle commença à lisser les plumes de la tête d’Héal sans même s’assurer qu’il allait l’accepter.
Une évidence le frappa, elle connaissait bien plus cette bête que lui. Alors qu’elle gardait les yeux rivés sur ce qu’elle faisait, il se noya dans son regard d’argent à l’aspect abyssal. Cette expression lasse, ce regard vide d’éclat, c’était les mêmes que les siennes quand il se relâchait. Son cœur se serra sans comprendre. Elle aussi vivait dans une extrême solitude…
« ARRÊTE ! »
C’était impossible qu’ils puissent se ressembler de près ou de loin ! Elle était une Ange déchu et lui un Démon hybride ! Issus de deux peuples qui se livraient une guerre interminable de territoire autrefois ! Ils étaient deux personnes que tout opposait… Malgré son agitation, il trouva les mots pour rebondir et lui demanda avec curiosité :
— Mais du coup, pourquoi Héal m’apprécie ?
Ses doigts fins s’arrêtèrent en se crispant légèrement, comme si sa question la surprenait autant qu’elle la gênait. Pourtant, il ne faisait que reprendre sa remarque. Son regard se leva dans le sien et un terrible sourire arrogant lui fendit les lèvres. Sans briser ce contact, elle lui indiqua avec ironie :
— Je pense que « viande » est plutôt évocateur.
— Quoi ? râla-t-il en baissant les yeux sur Héal. J’suis qu’un bout de viande pour toi ? s’exclama-t-il en exagérant. Je croyais que depuis tout ce temps je serais devenu bien plus que ça !
La bête émit un son de gorge qui pourrait s’apparenter à un rire. Quand il releva le regard, pétillant d’amusement, il retrouva celui de Tina qui se détourna aussitôt en pinçant des lèvres. C’était un « presque sourire » qu’il avait aperçu avant qu’elle s’en cache ? Il avait envie de lui en arracher un vrai…
« SORS DE MA TÊTE ! »