Alan entrouvrit difficilement les yeux. Il se sentait loin de tout, bien plus que d’habitude. Le retour de force devenait de plus en plus profond. Une vibration résonna à travers son crâne sans trouver la force de réagir. L’Amplificateur, décela-t-il alors qu’il retrouvait sa capacité de réflexion. Durant un instant, si long pour sa perception déformée, les images de l’immersion défilaient. Encore et encore, Mateus lui volait sa mémoire. Dès le départ, sans négociation possible, on l’avait mis ici sans que le refus d’effectuer des décharges soit une option. Les Passeurs étaient peut-être des pions sur un échiquier dont le jeu lui échappait. Lui, il était devenu la reine de celui-ci…
Il bascula la tête sur le côté, il la trouvait si lourde. Un de ces jours, il sentait qu’il n’allait plus réussir à sortir des brumes entre les immersions à la chaine. Ça lui faisait peur. Si c’était le cas, n’allait-il pas finir piégé dans cet étrange entredeux ? Il leva le regard avec lenteur. Évidemment. L’homme qu’il venait de visiter avait déjà disparu. Seul l’anneau restait sur l’assise du siège. Une grimace douloureuse emplie de remords déforma ses traits. Il l’avait fauché, lui et tous ceux présents au moment de son souvenir. Mateus n’allait pas tarder à le féliciter pour davantage enfoncer le clou.
Sa tête roula à nouveau et il réalisa une chose : son bourreau n’était plus là. Alan resta un instant dubitatif, sans comprendre ce changement dans la routine que Mateus avait instauré. Cependant, il l’entendait, ça, c’était sûr. Sa voix désagréable demeurait lointaine et plutôt sérieuse, mais il ne distinguait pas ses mots. Il se gratta l’oreille d’un geste qu’il voulut lent. Son appareil s’était peut-être déréglé. À force de trafiquer son niveau de sensibilité, ça arrivait. Pourtant, il se rendit compte que ce n’était pas le cas. Il l’augmenta en faisant naitre un affreux grésillement, mais la voix devint plus claire et audible.
Cette fois, il se tourna péniblement sur le côté, peu importe si son bras ne suivait pas à cause de son anneau aimanté. Il ne se sentait pas si bien réveillé et ses mouvements lourds n’allaient pas forcément attirer l’attention du Nightmare. Alan le trouva, le dos appuyé contre les hautes fenêtres, sa tablette en main et un écouteur à l’oreille. Ses yeux se baissèrent, il devait maintenir son air ailleurs, mais il put percevoir :
— Simon, y’a un problème. L’incident qui s’est produit à la tour de Xin il y a deux mois est arrivé en Europe. Oui, je viens d’en entendre parler durant la dernière immersion d’Alan, précisa-t-il après un temps de silence. Tu devrais transmettre l’information aux autres Dreamers pour savoir si de leur côté on pense que les tours ont des failles. C’est évident qu’on ne peut plus contrôler ce qui circule à l’extérieur, ajouta-t-il après une pause plus marquée. Je l’envisageais aussi. Alan est de loin celui qui obtient les meilleurs résultats, les transférer à notre tour pourra être utile. Nan, nan, nan Simon, je refuse de croire ça, s’agaça-t-il en attirant le regard d’Alan. Oui, je sais qu’on a des pistes qui laissent penser qu’on a trouvé un Éternel dans la nature et particulièrement actif ! Le moment est mal choisi… C’est une très mauvaise idée ça Simon, siffla Mateus après un nouveau temps d’arrêt. On ignore l’étendue de ses connaissances et le mettre dans la confidence pour faciliter les recherches nous attira des emmerdes ! C’est déjà arrivé et je pense qu’il recommencera sans hésiter !
Alan fit mine de remuer pour continuer de feindre sa difficulté à sortir de son retour de force. Il sentait tout le poids du regard de Mateus sur lui et il avait évité de peu que leurs yeux se croisent. Il se retint de déglutir face à la supposition qui lui venait à l’esprit. « Éternel », ce serait un mot plutôt adapté pour qualifier le spécimen zéro… Il en aurait un autre ? Merde… Le premier avait retourné le monde en créant les Dreamers et les Nightmares tout en étant coincé dans son rêve. Maintenant, un nouveau qui semble en pleine possession de ses moyens se montre ? Ce constat le glaça. Il n’osait pas y croire. Ce serait admettre qu’une catastrophe pourrait encore se produire. Sans faire exprès, ses yeux se relevèrent sur Mateus qui continuait son échange, mais celui-ci l’avait de toute évidence à l’œil depuis plusieurs minutes. Il entendit l’agent :
— Je dois te laisser. Mon Faucheur est en train d’émerger. Je te donnerai plus d’informations quand j’en aurai et passe-moi les tiennes dès que tu auras des retours.
Alan le regarda ranger sa tablette et dans la seconde qui suivit, appuyer sur son écouteur, peut-être pour couper la liaison avec l’appareil. Encore une fois, en mimant faussement son geste, il baissa la sensibilité de sa prothèse. Une chose était claire, avec ce qu’il venait d’entendre, il pourrait peut-être devancer les Dreamers et utiliser ces informations pour obtenir ce qu’il veut. Il ne les aura qu’à travers les rêves, la haute surveillance qu’on lui accordait ne lui laissait aucune marge de manœuvre. Il doit endurer avec patience. Mateus restait silencieux et grave, il le trouvait encore plus terrifiant ainsi que lorsqu’il endossait son rôle de Nightmare. Cependant, son air arrogant accompagner de son détestable sourire revint quand il s’approcha de lui et comme Alan s’y attendait, le commentaire fusa :
— Pas mal pour la première immersion de la journée, quarante-six… Non, cinquante-quatre personnes ! Nouveau record ! Je serais presque admiratif ! C’est d’ailleurs assez distrayant de te voir péter un plomb !
Alan se renfrogna un instant. Évidemment ! Ça ne lui avait pas échappé ! Sa grimace se déforma pour devenir mauvaise et dégoutée. Des enfants bordel ! Et en plus, il avait le culot de corriger son compte pour les inclure ! Ses pensées s’emballèrent tant le sang lui montait à la tête. Un rire sonore et changeant résonna sans qu’il prenne la peine de le retenir. Mateus tiqua, il savait très bien qu’il le détestait. D’un coup, toute sa rage franchit ses lèvres sans se soucier de la langue qu’il employait :
— Putain ! Des gamins ! Tu n’es qu’une sombre merde ! Elle est où ta pseudo humanité ? « Pas les enfants et les femmes enceintes » ? Dire que t’es un menteur est en dessous de la réalité ! Enflure un jour, enflure à vie !
— T’as vraiment un accent atroce, renvoya Mateus sans montrer un seul signe de compassion ou de colère. Ouais, c’est mon principe, mais cette règle n’est pas la mienne ! Honnêtement, je m’en cogne. Tu pensais que Simon allait garder des mioches dont les parents se rebellent ? Ce sont que des amateurs qui se plaignent de ce qu’ils ont alors qu’ils n’auront pas mieux.
— Mieux ? s’emporta davantage Alan. Je préférais être dehors plutôt que d’avoir le cul sur l’Amplificateur à me faire siphonner la mémoire !
— Voilà le Ribes qui se cache, à l’égal de son paternel ! Égoïste et arrogant ! C’est bien beau, mais tu crois vraiment qu’on va laisser Ayana te suivre ? Dans son état actuel ? Nan, nan, nan… Vous et votre fille êtes bien trop précieux pour nous !
— Putain de chien des quais…
— Tiens, je la connais pas celle-là !
Alan se renfrogna en devenant muet. Mateus avait touché la corde sensible : Ayana et surtout son enfant. Il savait qu’elle n’allait pas bien, que sa grossesse s’annonçait très difficile. Son seul souhait dans l’immédiat, c’était de la voir, de lui parler… De se tenir simplement à ses côtés dans cette période complexe pour elle tout comme pour lui. Il continua de le regarder avec haine, lui, s’il avait l’occasion de le descendre, il le ferait peut-être sans la moindre hésitation ! De toute ma manière, ceux qu’il fauchait, c’était comme s’il les menait à la mort…
Mateus reprit place sur son fauteuil en lui affichant un grand sourire victorieux, comme à chaque fois qu’il parvenait à le faire taire. Cependant, ses yeux l’intimaient à ne pas continuer. Le Nightmare perdait vite patience avec lui et n’hésitait pas à avoir recours à la violence pour mettre les points sur les i. Son bras n’avait pas été le seul exemple. Malgré lui, Alan soutint son regard, c’était hors de question qu’il baisse la tête. Même si intérieurement, une voix lui hurlait d’arrêter ses conneries. Mateus qui ne semblait pas apprécier cette confrontation le recadra sèchement en remarquant :
— Qu’est-ce t’as ? T’es pressé de visiter le prochain ? Ça peut s’arranger ! En plus, ça te ferait voir du pays !
— Va te faire foutre, siffla-t-il en tentant de reprendre une position correcte. Dis-moi plutôt combien d’immersion je dois encaisser aujourd’hui.
— Pour la peine, non, ricana le Nightmare. Te voir désespérer à chaque fois qu’une personne arrivera m’amusera… Troufion.
— Connard de boche…
— Il y a des limites à ne pas dépasser Alan, indiqua l’homme en perdant son sourire. Tu me donnes une excuse de plus pour t’en mettre une.
— Voyons, pas la tête, précisa-t-il avec ironie. C’est pas comme si vous arrêtiez pas de nous rabâcher qu’elle est précieuse !
— Tes genoux, beaucoup moins ! En plus, un seul suffira pour toi.
Alan déglutit. Il terminerait en fauteuil à cause de ses problèmes de vertiges et d’équilibre. Ô qu’il le détestait ! Mateus avait toujours le mot final avec ses promesses ! Cependant, son attention se détourna quand il entendit la porte s’ouvrir. Une femme arriva, à moitié trainée et en se débattant comme elle le pouvait, amenée par les mêmes hommes qui avaient sorti le précédent. Alan s’assombrit, elle était assez jeune, peut-être une quinzaine d’années de moins que lui. Pourvu qu’elle ne condamne pas tout un groupe elle aussi… Il détourna les yeux, son regard presque noir lui faisait penser à celui d’Ayana.
Il se réinstalla enfin correctement sur l’Amplificateur, il devait mettre un semblant de cœur à la tâche s’il voulait grappiller des informations qui pourraient lui être utiles. Non qu’il souhaitait vraiment faire cette immersion, mais des sacrifices s’avérait nécessaire. Abandonner une part de lui pour mieux réagir. De toute façon, il ne pouvait pas dire qu’il possédait de meilleurs choix. La jeune femme coupa son fil de pensée en commençant à l’insulter, et à sa grande surprise, dans sa langue maternelle. C’était donc ça qu’insinuait Mateus plus tôt… Cependant, Alan resta silencieux en la regardant, étonné :
— Tu ne m’auras pas putain de Faucheur ! Je suis une Visiteuse ! Tu feras pas le poids avec tes règles à la con !
— T’es une sacrée bouffonne pour t’afficher comme telle, tu sais ? répliqua Alan après un léger temps pour se reprendre. Tu finiras dehors quoi qu’il arrive. C’est d’ailleurs étonnant que tu sois ici… Tu sors d’où ?
— Merde, t’es français, pâlit-elle soudainement.
— Et ouais, ça t’apprendra à l’ouvrir… T’es pas du Sud en tout cas avec cet accent-là. De quel coin tu viens ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? De toute manière, que je sois une Visiteuse ou non, c’est ta parole contre la mienne !
— Ma seule famille se trouve à Brest et comptait passer en Angleterre avant que tout se casse la gueule, siffla-t-il d’agacement. Je veux connaitre la situation car ici, rien ne filtre ! Je suis peut-être le « Faucheur », mais ça ne signifie pas que je suis libre ! Ah ! Et pour info, tous les Visiteurs ont été fichés ! Ce connard sait déjà que tu en es une, précisa-t-il en lançant un signe de tête vers Mateus qui gardait son attention sur sa tablette sans réagir.
— Je.. Je viens d’Orléans, céda-t-elle après avoir regardé plusieurs fois le Nightmare. Paris a été bombardée… J’ai… Je ne sais rien de Brest, mais l’Angleterre s’est complètement fermé. Et toi ? hasarda-t-elle.
— Je suis plus français depuis vingt ans, mais je suis originaire de Marseille, concéda-t-il. Bon, pas que ça me plait, mais j’ai de toute évidence des secrets à te voler.
— Tu ne peux rien faire contre ma variance !
— M’ouais, c’est ce qu’ils disent tous… C’est fou comment on peut oublier comment s’appelle quelqu’un quand on leur colle une putain d’étiquette sur la tête. T’en connais beaucoup des Passeurs français toi ?
— Oh merde… T’es Alan Ribes.
— Enfin une personne qui me nomme correctement ! s’exclama-t-il surtout à l’attention de Mateus. Cependant, tu ne sais rien de moi. Ce n’est pas ton rêve que je vais visiter, mais ton esprit… Et, ô crois-moi que dans ce domaine, les variances et les défenses n’existent plus ! Hey le colonel des quais, on se bouge ? J’veux boucler toutes tes immersions et voir Ayana.
— Tu me casses les couilles ce matin… Si tu veux la retrouver, alors applique à la tâche ! Peut-être que tu obtiendras ton droit de visite.
La jeune femme en face de lui se décomposa. Elle ne devait pas se douter un seul instant qu’il maîtrisait assez le français pour suivre. Sa grande gueule avait confirmé ce qu’elle était, mais il ne comprenait pas. La HDC avait fiché tous les Visiteurs avant le coup d’État et ils étaient tout simplement bannis d’office des tours. Pourtant, elle se trouvait là, devant lui. C’était clair qu’il devait fouiller parce qu’elle devait posséder des informations que Simon cherchaient. Alan glissa sur l’Amplificateur alors que son hôte était sur le point d’être sédaté. Ouais, il allait s’appliquer, surtout avec l’espoir de vraiment retrouver Ayana sous peu. Il ferma les yeux et fit le vide pour se laisser emporter.