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Carmina-Xu
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57

Alan posa doucement les pieds à terre. Dès le matin, il trouvait de plus en plus ses jambes fragiles. Il commençait à croire qu’il allait vraiment finir en chaise roulante à cause de l’épuisement. Dire qu’il était fatigué était un bel euphémisme. Ça ne faisait qu’un mois de plus et pourtant, c’était comme s’il enchainait les immersions depuis des années. Peut-être qu’il en avait réalisé plus ces derniers temps qu’au cours de sa carrière. Ce n’était plus de l’exploitation à ce stade…

Il s’accouda sur ses genoux en prenant sa tête entre ses mains. Il souffla en se plaignant. Tout ce qu’il souhaitait, c’était retrouver Ayana. Il se tuait à la tâche à la plus grande satisfaction de Mateus. Même s’il fournissait des résultats, on ne lui cédait pas le moindre mot au sujet de sa femme, toujours aucune nouvelle d’elle…

De toute manière, tout ce qui préoccupait les Dreamers en ce moment, c’était la cause de l’incident de la tour chinoise. Visiblement, le problème s’avérait bien plus vaste et Simon s’efforçait à étouffer toute rumeur au sein de son édifice. Alan savait qu’il pouvait se montrer sévère, mais pas à ce point… Xin avait même décidé de drastiquement renforcer la sécurité du sien. Cette affaire était devenue si sensible que les personnes qui tombaient entre ses mains entraient dans la tour rien que pour ça. Ce n’était pas difficile à comprendre quand l’hôte ne suivait pas le code vestimentaire.

Alan se leva en prenant appui sur sa canne avec peine. Oh bon sang, il avait l’impression d’avoir pris trente ans en moins de cinq mois. Mollement, il se traina dans ce vaste appartement vide. Il avait du mal à rassembler les morceaux du puzzle, sa capacité de réflexion souffrait autant que son corps. Néanmoins, ça ne signifiait pas qu’il oubliait. Il se gratta les yeux en échappant un petit rire nerveux. Il aimerait pouvoir questionner les autres Passeurs, mais avec le connard en chef sur dos, c’était mission impossible. De plus, il ne tenait pas spécialement à revoir encore une fois cette femme. Sans l’ombre d’un doute, c’était elle que les Dreamers chassaient. Une véritable prédatrice qui ferait passer les Nightmares pour des enfants de chœur.   

Même un mois plus tard, il n’arrivait pas à prendre de la distance avec les souvenirs d’Ariane. Sa panique de voir ses compagnons tomber et cette motarde… Quatre fois. Il l’avait retrouvé seulement quatre fois à travers des immersions et les constats qu’il en tirait le terrifiaient. De plus en plus, vive, dangereuse, « réveillée »…

Alan se jeta de l’eau fraiche sur le visage pour tenter d’arrêter de penser. C’était terrible que dès le matin, cette furie occupait toute son attention. Il supposait qu’elle était le fameux « spécimen » dont il avait réussi à entendre parler avec Mateus. Cependant, elle se montrait si mobile qu’elle était insaisissable. Il connaissait à peu près sa route dans le désordre, mais il l’avait vue en Mongolie, en Arabie saoudite, en Allemagne puis en Finlande. Toujours en moto même si ce n’était pas toujours la même.

Tandis qu’il s’habillait sans vraiment chercher à soigner son apparence, ses mains s’arrêtèrent un instant. Une image, son visage transpirait la rage et ce regard vert terrifiant, son corps que l’on pourrait comparer à une arme… Alan secoua vivement la tête en fermant les yeux, peu importe les vertiges. Il n’arrivait pas à se défaire de ces réminiscences ! Ça le réveillait même parfois en pleine nuit ! Elle représentait l’incarnation de la violence et semait la mort sur son chemin… Est-ce que le spécimen zéro, s’il vivait toujours, serait pareil ? Cette pensée le glaça et il s’empressa de lacer ses chaussures. Il devait à tout prix concentrer son attention sur autre chose !

Alan regarda sa montre en se rendant à l’entrée : sept heures cinquante-neuf. Mateus était sur le point d’ouvrir et bien qu’il avait sa cigarette en main, il n’avait pas l’esprit à ce jeu risqué. La porte coulissa et à son grand étonnement, il ne vit personne devant. Il demeura immobile sans comprendre. Mateus faisait preuve d’une régularité dérangeante, mais il se montrait aussi assez débile pour effectuer la même routine. Un bon militaire en somme… C’en était presque lassant de l’enfumer tous les matins. Ce dernier révéla enfin sa tête en se penchant pour regarder, un air perplexe. Le rire gras de Mateus finit par résonner comme une véritable agression sonore qui rappela à Alan de régler son appareil. Le commentaire fusa aussitôt :

— Si j’avais su que tu ferais ton agneau ce matin, j’aurais dû négocier avec Simon ! Plus les jours passent, plus t’as la tête d’un gars au bout du rouleau ! observa-t-il non sans marquer son ironie. Bref, suis-moi. Simon t’a accordé une faveur.

Alan demeura interloqué par ces propos en restant sur place alors que Mateus partait déjà dans la direction opposée. Ce n’était même pas son commentaire désagréable qui l’interpelait, il avait bien trop l’habitude maintenant. De quel privilège pouvait-il bien parler ? Il demandait juste une chose : retrouver Ayana. Il ne voulait rien d’autre… Et si ? osa-t-il espérer. Alan avança d’un pas hésitant et remarqua que Mateus ne portait pas à sa ceinture le gros anneau de métal de l’Amplificateur. Ce dernier se retourna vers lui en devinant qu’il ne le suivait pas et le prévint sèchement :

— Bouge-toi où je te traine sur l’Amplificateur.

— On peut pas dire que tu es réglo avec les demandes de Simon, siffla Alan malgré lui avec mépris.

— Oh mais j’ai qu’à dire que tu n’étais pas coopératif alors je t’ai mis au boulot.

— Mais c’est qu’il a de l’humour… Quelle faveur ? Depuis quand la HDC en offre-t-elle ? Vous me privez déjà de ma femme et de mon enfant à venir…

— Justement, coupa sèchement Mateus. Si tu continues de me faire chier, tu ne la verras pas alors que Simon t’a autorisé une journée entière.

Alan s’arrêta dans son mouvement alors qu’il allait aspirer une bouffée sur sa cigarette en levant réellement son regard sur Mateus. Vraiment ? Ce n’était pas une mauvaise blague de sa part comme il l’avait déjà fait avant ? Non, à chaque fois, il ne mentionnait pas que l’autorisation provenait de Simon. Une grimace lui échappa. Il mettrait volontiers un coup de canne à Polen qui prenait soin de rester planqué dans le penthouse de la tour depuis des mois ! En revanche, il ne pouvait que se montrer plus enclin à obéir avec une telle offre. Que ce soit un faux espoir ou un réel, il s’agissait d’Ayana. Cela n’échappa pas à Mateus qui rit à nouveau avec un air mauvais avant de lui rappeler :

— Tu vois, quand on te prend par les sentiments, tu deviens un mouton… Maintenant, bouge ton cul, ordonna-t-il.

Alan grimaça amèrement. Il était le pantin de Simon depuis le début en vérité. Aujourd’hui, c’était lui qui décidait s’il pouvait voir celle qui lui donnait la force d’avancer. Qu’il ait tenté de se retourner contre eux ou non, cela ne changeait pas les faits. Les Dreamers avaient tissé sa toile depuis bien trop longtemps. Sa seule famille était prise en otage et à chaque fois qu’il pensait à Hugo ou Pablo, l’angoisse le comprimait. Étaient-ils vivants ? Où se trouvaient-ils ? Est-ce qu’ils s’en sortaient ? Est-ce qu’ils n’allaient pas croiser cette folle ? Il se mordit la joue pour cette dernière supposition. Tant de questions sans réponses l’envahissaient. Il emboita le pas de Mateus en tentant de les étouffer.

Ils rentrèrent dans un de ces nombreux ascenseurs qu’il détestait tant à cause de ses vertiges et alla se plaquer contre une paroi. Par réflexe, il resserra fermement sa poigne sur sa canne avant même qu’il ne referme ses portes. Mateus choisit un étage inférieur au leur et sortit sa tablette. La cage se mit en mouvement seulement après quelques manipulations de sa part. Alan s’assombrit. Il connaissait peut-être le niveau où se trouvait Ayana maintenant, mais la sécurité se révélait si drastique qu’il ne pourrait pas l’atteindre s’il le souhaitait. Déjà qu’il ne pouvait pas sortir de chez lui… Alan fit un effort colossal pour ne pas laisser un rire s’échapper ainsi qu’un commentaire que Mateus pourrait gratifier d’un poing dans le ventre.

En arrivant à l’étage blanc immaculé, sa première vision fut le logo de la HDC. Ce foutu emblème lui donnait envie de vomir quand il souvenait ce qu’il avait signifié à ses yeux et ce qu’il était devenu maintenant. Cependant, il continua de suivre Mateus dans un mutisme austère. Ce lieu se révélait si silencieux qu’il le trouvait glaçant. Une comparaison lui vint, mais en sachant qu’Ayana était ici, il se refusa de lui donner forme. L’homme s’arrêta devant une porte après une bonne vingtaine de minutes à parcourir les couloirs lumineux. Il remarqua que celle-ci disposait d’un boitier d’identification digitale… Cette pièce possédait donc le même niveau de sécurité que son appartement. En vérité, Alan ne serait pas étonné qu’Ayana ait tenté de sortir d’une quelconque manière. Un léger sourire finit par percer son visage désespéré. 

Lorsque l’accès coulissa après que Mateus l’eut débloqué, il lui accorda son habituel sec mouvement de tête pour lui indiquer qu’il devait rentrer. En s’exécutant, il ne put pas s’empêcher de le remercier avec ironie quand la porte se referma :

— Merci bien colonel connard en chef… je suis ravi de savoir que je ne vais pas supporter ta sale gueule toute la journée.

Il lui sembla entendre tout un flot d’insultes en allemand sans en être certain. Au moins, ça paraissait bien isolé pour le son. Il resta immobile en découvrant ce lieu dont on lui avait privé l’accès, au point même de lui dissimuler l’étage.

Alan balaya du regard un instant la grande pièce. Peu de meuble avec le strict nécessaire. En somme une chambre d’hôpital comme une autre si on lui retirait le matériel de pointe. C’était fade, mais la couleur blanche la rendait davantage lumineuse avec les larges baies vitrées. Celles-ci offraient aussi une vue impressionnante. Son cœur s’arrêta un instant quand ses yeux se posèrent sur la silhouette légèrement recroquevillée sur le côté sur son lit au centre. Ses tresses étaient relâchées et ses épaules dénudées révélaient sa peau noire, bien plus ternie que dans son dernier souvenir. Sa poitrine se serra davantage. Ayana. Elle trouvait bien là, devant lui. L’espoir lui donna un nouveau souffle et il s’empressa de la rejoindre. Elle ne sembla pas reconnaitre le claquement de sa canne et il l’entendit lancer d’un ton fatigué et froid, sans même bouger :

— Allez-vous-en. Vous avez déjà fait vos examens aujourd’hui.

Alan s’assombrit en s’arrêtant au pied du lit. On lui avait donné que très peu d’informations à son sujet. Il savait que sa santé se dégradait, mais il ignorait pourquoi et à quel point. L’entendre dire qu’elle en avait assez n’était pas dans ses habitudes. Elle devina qu’il se tenait dans son dos en silence et toujours sans se retourner, son éclat de voix lui fendit le cœur :

— Allez-vous-en ! répéta-t-elle avec plus de force. Je ne veux voir qu’une seule personne !

Il n’en revenait pas. Sa femme se montrait bien plus sociale que lui, c’était la première fois qu’il le regardait se refermer sur elle-même. Ça ne faisait que lui confirmer qu’elle souffrait tout autant que lui de son absence. Il prit doucement place sur le matelas en posant une main sur son épaule. Elle tressaillit en même temps qu’il murmura :

— Moi aussi je ne veux voir qu’une seule personne, deux à l’avenir…

— Mon beau français, souffla-t-elle en s’empressant de se tourner vers lui.

L’un comme l’autre, ils devinrent muets en se redécouvrant. Lui, il avait conscience qu’il était en train de dépérir à cause de l’épuisement à tous les niveaux. L’angoisse monta à sa gorge en réalisant qu’elle le semblait tout autant. Des capteurs étaient collés sur son buste et une perfusion multiple était piquée dans son bras. En revanche, son ventre était devenu bien plus rond maintenant. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait, qu’est-ce qui aspirait ainsi toute sa force ? Pas leur enfant, c’était impossible ! Cependant, ces quelques mots le réchauffèrent, il sentait si heureux de les entendre après de longs mois sans elle. Ses traits se relâchèrent et de la main, il lui caressa le visage. Même s’il était déjà crevé alors qu’il était à peine dix heures, il lui offrit un sourire soulagé en ajoutant :

— Ma belle fleur… Je suis si content de te retrouver.

Il déposa sa canne en équilibre sur la table de chevet et il se pencha doucement pour l’embrasser et l’enlacer avec précaution dans ses bras. Ses lèvres, sa chaleur, son odeur… Elle. La sensation de revivre le secouait corps et âme. Elle lui rendit tout aussi tendrement son étreinte, mais il remarqua qu’elle manquait de force en plus de n’avoir plus que la peau sur les os.

Ayana prit de longues secondes avant de s’installer sur le dos. Le regard d’Alan pétilla davantage devant son ventre rond que son large vêtement blanc ne pouvait pas cacher. Cinq mois de grossesse, c’était impossible qu’il puisse perdre le compte après avoir espéré chaque jour de pouvoir la rejoindre. Le poids d’incertitude qui l’écrasait s’envola, une seule pensée s’imposa : il était le père de cette enfant, de cette princesse. Elle posa le bout des doigts sur son visage en lui offrant un sourire et un regard soulagé. Cependant, ce qu’il avait besoin de connaitre franchit ses lèvres avec une douleur qu’il ne parvint pas à contenir :

— Aya’, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ta petite princesse est déjà capricieuse, ironisa-t-elle avec un ton léger qui lui paraissait faux.

— Elle va bien n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui se passe Aya’ ? On me dit presque rien… Pourquoi es-tu si fatiguée ? Je vois bien que ce n’est pas normal…

— Effectivement, admit-elle en baissant des yeux. Je savais que ma grossesse s’annonçait difficile… Ils ont voulu me la faire stopper à cause de la maladie, mais je compte bien aller jusqu’à terme ! Peu importe ce que ça me coutera.

Alan serra des dents. Comment avaient-ils osé essayer de la pousser à se séparer de cette enfant ? Ils s’étaient battus pour y parvenir ! Cependant, ses mots restèrent coincés dans sa gorge. Quelle maladie ? Elle ne l’avait jamais été pourtant ! C’était une évidence, Simon et Mateus ne lui disaient rien car ils savaient qu’Ayana représentait son moteur pour le forcer à mener des immersions punitives. Toutefois, dans l’immédiat, c’était elle qui l’inquiétait. Bien plus que lui-même, et ce, depuis le début. L’avenir devenait incertain, mais en plus, il se grisait de plus en plus. Elle ajouta après avoir pincé des lèvres :

— D’après les médecins, Agatha va sûrement naitre prématurée et sous césarienne pour limite la casse pour moi. Ils ont tout ce qu’il faut pour un cas comme celui-ci…

— Tu ne me dis pas tout, souffla Alan en entendant sa voix s’éteindre.

— Il n’a pas d’antécédents dans ma famille, mais je porte les gènes de l’albinisme, murmura-t-elle après un silence. Il y a des chances que notre fille en soit atteinte.

Il se brisa un peu plus. Tout lui indiquait que prématuré ou malade, leur fille pourrait bien vivre même si c’était au sein de cette tour. Ce qu’il voyait, c’était qu’Ayana cherchait à éviter le principal : son état de santé. Il déposa doucement son front contre le sien. Il avait peur, peur pour elle et son accouchement. Le fait qu’Agatha puisse être atteinte d’albinisme ne l’inquiétait pas, il lui portera sans l’ombre d’un doute plus d’attention. Dans l’immédiat, il craignait pour elle. Il redoutait ce mal qui la rongeait et qu’elle ne voulait pas lui avouer. Comme si elle s’attendait qu’il lui pose clairement la question, elle ajouta pour détourner le sujet :

— Al’, tu es si fatigué, qu’est-ce qu’ils te font ? Je t’ai jamais vu aussi maigre ! Dis-moi ce qu’il se passe, je ne sais rien, personne ne me répond…

Alan grimaça. L’ignorance ou la vérité ? Il était les extrêmes sur ce point et le choix s’avérait compliqué. Simon, et surtout Mateus, se plaisait à jouer avec eux. Il savait presque tout de la situation interne et externe, mais rien au sujet de sa femme. Elle, elle était coupée du monde. Cependant, il déballa sans la moindre hésitation ce qu’il avait sur le cœur :

— Le mot est faible… Je suis à bout. Si épuisé que si tu n’étais pas là pour me donner du courage, je crois que comme plusieurs Passeurs, je n’aurais plus la force de continuer… Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagé que tu ne puisses pas participer à cette horreur. Ta variance serait surexploitée…

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en posant une main sur son visage alors que la crainte se lisait dans son regard.

Il ferma les siens en pinçant des lèvres, l’avait-il déjà vu aussi sensible que ça ? Non. Elle se montrait toujours rayonnante, même dans les moments les plus difficiles. Il murmura la triste réalité :

— On est plus des Passeurs… Mais des Trieurs. On est ceux qui déterminent si les personnes qui passent dans nos mains ont leur place au sein de la tour. Moi, je suis devenu le Faucheur… Ceux qui arrivent à moi sont déjà condamnés d’avance et font des dommages collatéraux en empotant leur entourage avec eux… Ma variance… Non, mes variances me torturent l’esprit, se corrigea-t-il après une hésitation. Je n’en peux plus, souffla-t-il après un silence. Depuis le début, j’enchaine les immersions forcées, parfois sédaté si je refuse… Tu m’aides à ne pas me noyer même si l’on me prive de toi…

Alan enfouit son nez dans le cou d’Ayana, il ne voulait pas affronter son regard à cause de ces vérités. On l’avait réduit au stade de monstre et il lui avait caché ce secret durant des années… Il ne se leurrait pas, « cette » question allait franchir ses lèvres. Il avait plus que tout besoin d’elle pour tenir le rythme qu’on lui imposait. Plusieurs Passeurs avaient déjà craqué… Elle répéta avec un étonnement flagrant :

— Comment ça, « tes variances » ?

— À ton avis, pourquoi Simon s’est donné autant de mal pour avoir et garder un Passeur dont les parents sont des criminels ? Parce que je suis le seul à avoir développé une anomalie du gène, une double variance. Celle connue de tous… et l’autre, commenta-t-il avec une amertume qui se rapprochait du dégout. C’est elle qui me tue à petit feu…

— Mais c’est impossible, souffla-t-elle d’une manière qu’il ne sut interpréter.

— Moi aussi je le pensais et pourtant, je ne l’ai même pas remarqué durant des années. Je me disais juste que des fois, le rêve de mes hôtes prenait une dimension étrange… Tu te souviens quand tu m’as tiré d’un cauchemar, tu avais eu l’impression d’être rentré dans ma tête ?

— Oui, je m’en rappelle, confirma-t-elle après un temps de réflexion. Mais je ne comprends pas…

— Ma deuxième variance va au-delà des songes… Que ce soit le mien ou celui de mes hôtes. L’esprit ne ment jamais. À cause de ça, je passe mes journées piégées sur un Amplificateur, à décharger pendant mon retour de force à chaque immersion…

Il osa enfin relever la tête pour se confronter à son regard après quelques secondes. Elle était devenue muette après son aveu. Alan jugea que c’était mieux qu’elle ne sache pas depuis quand il l’avait découvert. Il ne voulait pas qu’elle se dise qu’il lui avait menti pendant des années alors que leurs situations ne pouvaient pas laisser place à l’amertume. Une question franchit ses lèvres sans vraiment le surprendre, il se la posait également :

— Ma famille… Est-ce que tu sais où elle est ?

— Non, avoua-t-il. Je ne sais pas où se trouvent Pablo et Hugo non plus. Peut-être que la tienne est en sécurité à la tour en Afrique étant donné que tu es une Passeuse. Tout ce que je sais de l’extérieur, c’est ce que je vois à travers les souvenirs des autres. C’est la guerre… Dans le monde entier.

Ils restèrent silencieux, mais Alan put entendre la respiration de sa femme accélérer. Elle avait toujours été très proche de ses parents et de ses sœurs malgré la distance… Maintenant qu’il l’avait laissée poser ses questions, c’était à son tour. Il avait besoin de connaitre la vérité. Sa voix se brisa contre sa volonté :

— Aya’… Dis-moi ce qu’il t’arrive. Je t’en supplie…

— Je ne sais pas vraiment… Et les médecins aussi, avoua-t-elle avec difficulté. J’imagine qu’ils t’ont autorisé à venir parce que je suis dans un bon jour. Ils ne parviennent pas à déterminer si c’est ma grossesse qui en est la cause, mais une dégénérescence s’est déclenchée, expliqua-t-elle à contrecœur devant son silence. Je suis en train de perdre ma motricité et j’ai une anémie sévère. Les perfusions compensent, mais ne l’éliminent pas, murmura-t-elle en tirant le tube pour être plus à l’aise.

 Alan demeura interdit. C’était bien plus grave qu’elle ne voulait le faire croire ! Il se leva pour s’allonger contre elle et lui offrit une place sans attendre. Il déposa une main sur son ventre rond. Il ne savait plus quoi penser. D’après ses mots, Agatha ne devrait pas avoir de risque pour naitre, mais elle… Il ferma les yeux en appuyant son front contre le sien. Il pourrait rester ainsi toute la journée… En vérité, il aimerait qu’elles ressemblent toutes à celle-ci. Une évidence lui vint : il devait gagner leur indépendance. Même si celle-ci demeurait au sein de la tour pour le bien d’Ayana. Il sacrifierait sa morale pour y parvenir, à commettre le pire et faire l’impossible… Il lui murmura avec une conviction nouvelle :

— Aya’, je ferais tout pour notre liberté.

— Je refuse que tu te mettes en danger, j’ai besoin de toi, souffla-t-elle. J’ai peur que…

Elle ne termina pas sa phrase et il caressa doucement son ventre. Lui aussi était terrifié par l’avenir. Cependant, il ne pouvait pas lui promettre qu’il n’allait prendre aucun risque. Amèrement, il l’admit : il était un Ribes et il ne reculera pas devant ce qu’il devrait accomplir. Pourvu que leur fille n’hérite pas de ce trait infâme… Quel monde affreux que les Dreamers dessinaient. Après l’effondrement, qu’allait-il se passer ? En tout cas, il venait de retrouver un nouveau souffle, il lui affirma :

— Je te promets que je ferais ce qu’il faut. Je connais un secret que les Dreamers ont pris soin de cacher lors du coup d’État. Moi non plus je ne veux pas te perdre.

— Lequel ? demanda-t-elle désespérément.

— Je ne peux pas te le dire, je te mettrais en danger, regretta-t-il en lui caressant l’épaule. Disons qu’ils n’ont pas eu la meilleure idée en me faisant traquer quelqu’un à travers les immersions… Il est tant que ça se retourne contre eux.

Ayana resta silencieuse en se raidissant contre lui. Elle n’était pas dupe. Après tout ce temps ensemble, elle savait que quand quelque chose lui rentrait en tête, il allait jusqu’au bout. Cette fois-ci, ça s’annonçait risqué. Il connaissait l’existence de leurs fameux « spécimens » et les secrets qui entouraient le premier. Il avait conscience que ça allait sérieusement déranger Simon, surtout qu’il ne pouvait pas se débarrasser de lui sans réfléchir. Qui irait chercher la vérité derrière des mots qui se répandent, des murmures qui insinuraient que les Dreamers n’ont pas tout dit ce jour-là… 

Il se blottit davantage contre Ayana sans presser son ventre et lui prit la main. Alan cessa de se torturer l’esprit et trouva enfin une sorte de paix en lui. Il ne se souvenait pas d’être devenu aussi serein par le passé. Simon lui avait accordé une faveur en l’autorisant à retrouver Ayana ? Il allait en abuser jusqu’à ce que Mateus vienne le chercher par le col ! Maintenant, il voulait juste profiter de chaque minute à ses côtés. Récupérer des forces et l’espoir qu’elle portait.

— Ayana, je t’aime, souffla-t-il en l’embrassant. Repose-toi, je resterai aussi longtemps que l’on me le permettra…

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