Alan parvint enfin à reprendre pied avec la réalité bien que son esprit se trouvait encore ailleurs. Ses retours de forces devenaient de plus en plus longs et il ne sentait plus les décharges. Des fois, il se demandait même s’il retrouvait un semblant de conscience entre deux immersions. À vrai dire, à chacune d’entre elles, il avait l’impression de perdre une part de lui.
Comme toujours, l’homme qui se trouvait devant lui avait déjà disparu. Il grimaça en se frottant le visage de sa main libre, encore un gars qui était rentré rien que pour lui, encore cette satanée furie… Clairement depuis plusieurs semaines, son rôle ne consistait plus à faucher ceux qui vivaient dans la tour, mais la traquer elle. Le pire, c’était qu’à chaque immersion, son apparence, ses capacités et sa localisation devenaient de plus en plus précises. Il préférait faire l’ignorant dans l’immédiat et ne pas ressasser ses actes barbares au risque que son estomac défaille.
Il laissa rouler sa tête vers Mateus, le regard encore vide. Le Nightmare gardait son attention rivée sur sa tablette. Il ne serait pas étonné que son hypothèse par rapport à son absence de réveil soit vraie. Maintenant qu’il y pensait, il l’ouvrait moins en ce moment. En tout cas, d’après la grimace tendue qu’il tirait, Alan devinait aisément que ce qu’il visionnait le dérangeait d’une manière ou d’une autre. Alan jugea qu’il était peut-être temps qu’il commence à forcer pour sa liberté. Il possédait maintenant assez de matière pour créer un dilemme à Simon. Les « spécimens zéro et un ». Bien que certains liens restaient énigmatiques à ses yeux, les faits qu’il observait et les paroles qu’il parvenait à capter s’avéraient suffisants. Il ricana légèrement avec arrogance pour attirer l’attention de Mateus. Quand ce dernier releva le regard sur lui, Alan lança son commentaire avec ironie :
— Numéro une est un danger ambulant… La femme parfaite pour te rendre doux comme un agneau !
Mateus demeura étonnamment silencieux alors que ses yeux restèrent braqués sur lui. Alan sentit sa gorge se serrer. Son agent gardait une mine grave qui ne faisait pas partie de ses habitudes. Il devina sans peine son irritation à cause de sa légère variation d’énergie. À force de le supporter, il avait fini par comprendre ce genre de détail. Cependant, il ne semblait pas enclin à répondre avec ses remarques cinglantes. En soi, ça ne faisait que confirmer qu’il venait de mettre le doigt là où il ne fallait pas. Il ajouta en ricanant tandis qu’il essayait de retrouver une position plus confortable :
— Il va falloir dire à Simon qu’on doit sérieusement discuter. C’est bien beau de me prendre pour un con, mais ça risque de se retourner contre vous.
— Tes menaces valent rien Ribes, renvoya Mateus en reportant son attention sur sa tablette. C’est lui qui décide s’il veut voir ta gueule et pas l’inverse. Ça serait dommage de te priver d’Ayana parce que tu l’ouvres trop.
— Mateus, dis-moi, comment tu fais ? À chaque fois que je pense que tu es un connard et que tu ne peux pas faire pire, tu réussis à te surpasser ! Un talent ! Vraiment, ricana-t-il.
Mateus révéla furieusement le regard sur lui. Cette fois, même s’il trouvait ça glaçant, il pouvait affirmer qu’il avait parfaitement capté son attention. Maintenant, il avait tout intérêt à bien choisir ses mots pour que ça ne se termine pas encore avec un doigt cassé. Alan reprit avec bien plus de sérieux bien que l’ironie restait aussi de mise :
— Pas que je n’aime pas suivre les folles aventures de notre numéro une, mais je voudrais bien que Simon me dise pourquoi vous vous emmerdez à la traquer.
— Ben voyons ! se moqua-t-il ouvertement. Je ne dérangerai pas Simon juste parce que son petit faucheur fait un caprice !
— En fait… Je te donne pas le choix, indiqua Alan avec assurance.
— Ah ouais ? défia avec arrogance Mateus en se redressant après avoir déposé sa tablette. Raconte-moi Ribes, pour quel motif je serrais obligé de t’écouter ?
— Vous avez paumé le SP0 pour vous faire chier à mettre la main sur un autre ? tacla-t-il avec amertume. À quoi ça rime ? Vous avez déjà assez foutu le bordel.
— Tu… Te fous de moi là ? grogna le Nightmare après avoir immédiatement perdu son sourire.
— Ai-je l’air ? La HDC à un don pour manipuler les informations. J’ai trouvé ça fabuleux que le rêve du spécimen zéro se transforme en songe artificiel durant le petit discours de Simon… Ma question est légitime et je me demande aussi qu’est-ce qui fait d’elle le prochain. Est-ce assez pour sa majesté le connard comme argument ?
— Déballe tout, ordonna-t-il après un léger temps pour réaliser la portée de ses paroles.
Alan détourna la tête avec un sourire satisfait. Il osa le provoquer davantage en lui mimant ce qu’on lui avait toujours imposé : le silence. Mateus se leva rageusement en serrant des poings. Il s’étonna lui-même de ne pas avoir reculé par réflexe et de rester serein dans cette situation. La patience de Mateus se révélait souvent limitée avec lui. L’homme insista plusieurs fois, mais il se terra dans un mutisme grisant. À chaque nouvelle injonction à répondre, son sourire s’agrandissait. Il pouvait bien le menacer, lui briser des os ou pire, il avait lâché une bombe que Mateus et surtout Simon ne pouvaient pas ignorer. Ils allaient sûrement tenter de faire pression avec Ayana, mais à part lui interdire ses visites, quel argument pouvaient-ils avoir ? Alan ouvrit à nouveau la bouche, mais uniquement pour s’amuser à jeter davantage d’huile sur le feu :
— Elle arrive cette prochaine immersion ? Tu m’as pourtant dit que j’avais du monde aujourd’hui. Qui sait, j’apprendrai peut-être comment s’appelle notre blonde numéro un !
Mateus serra tellement des poings qu’Alan put entendre ses articulations craquer. Là, penser qu’il était furieux s’avérait faible comme mot. C’était peut-être bien la première fois qu’il arrivait à le mettre dans cet état. C’était obligé, il allait s’en prendre une, et une belle tant qu’à faire ! Il ne bougea pas pour autant. Quitte à encaisser la trempe de sa vie, Mateus commettait une grave erreur. Les secondes passèrent, et pourtant, rien. Le Nightmare finit par lui lancer toute série d’insultes en allemand, de la plus classique aux plus virulentes.
Alan le regardait d’un coin de l’œil, plutôt surpris en vérité. Mateus venait vraiment de sortir de ses gonds. Il s’étonna de le voir tirer un téléphone de sa poche, il pensait pourtant que le réseau dédié était hors service depuis un moment ! Mateus pianota dessus un instant avant de le porter à son oreille. L’armoire à glace resta debout devant lui qui demeurait coincé sur son Amplificateur et lui siffla d’une voix mauvaise :
— Je l’avais dit que tu nous apporterais que des emmerdes Ribes… Simon, Alan demande à te voir. Oui je sais ! s’agaça-t-il. Ça la concerne aussi, nous tous même ! Il en savait bien plus qu’on le pensait, reprit-il plus calmement. Non, c’est pas du bluff…
— Et bien ? Simon, tu veux rien me dire à propos de Zackary ? Comme c’est surprenant, ricana Alan en parlant assez fort.
— Oui tu as bien entendu, affirma Mateus quelques secondes plus tard après avoir blêmi avec ce qu’il venait de prononcer. Désolé Simon, mais c’est une idée à chier ça… Je… D’accord, marmonna-t-il en serrant des dents. Toi, tu mérites qu’on te coupe la langue, siffla-t-il d’un ton mauvais en rangeant son téléphone.
— Tant de violence, ironisa Alan. Cela dit, c’est un profil qui te va à merveille. Dois-je comprendre que j’ai obtenu un entretien avec un Dreamer depuis que vous avez foutu le bordel ?
— Tu crois pas si bien dire…
Mateus reprit sa tablette et continua ce qu’il faisait comme si de rien n’était. Alan tenta par réflexe de soulever son poignet aimanté. C’était un espoir vain de penser qu’il était libéré de cette entrave. Quelque chose le tracassait soudainement. Mateus avait prononcé sa dernière remarque d’une manière qu’il ne saurait interprétée avec des contradictions qu’il ne parvenait pas à définir. L’ironie ne s’accordait pas avec ses yeux qui demeuraient froids et surtout cette maitrise corporelle qui était revenue en un clin d’œil.
Non sans mal, il chercha à plusieurs reprises une position correcte sur l’Amplificateur. Le temps s’allongeait affreusement dans ce silence pesant. Plus personne n’arrivait pour une de ses trop nombreuses immersions ingrates et Mateus continuait son activité avec sa nonchalance. En revanche, son pied qui s’agitait nerveusement et la sensation qu’il dégageait restaient effroyables. Alan n’en déduisait qu’une chose : il n’était plus maitre de la situation et ça le dérangeait. De son côté, cette tension ne lui permettait pas de fermer les yeux pour trouver un semblant de repos ni de masquer le stress qui s’installait en lui. La porte s’ouvrit enfin devant lui et il lança à l’attention de Mateus en relevant la tête :
— Bah putain, t’en as mis du temps pour…
Sa voix mourut en ressentant l’écrasante sensation que Mateus possédait se décupler. Un homme était arrivé et Alan resta figé en le reconnaissant. Reynold Fischer ? Mais qu’est-ce qu’il foutait là lui ? Son costume différait de celui de Mateus, mais uniquement en couleur. Celui-ci était bleu pâle. Pourquoi le Nightmare sibérien se trouvait en Europe ?
Alan réalisa ce que cela signifiait : Emma Edren, sa Dreamer était présente ici. Pour quelle raison prendrait-elle le risque de se déplacer ici alors que le chaos règne toujours à l’extérieur ? Ses questions se stoppèrent en même temps qu’il se tétanisa quand le regard acéré de Reynold se posa sur lui. Ce dernier commenta d’un ton nonchalant et froid à l’attention de son homologue :
— C’est naze, j’étais prêt à parier avec Louise que tu lui avais refait la dentition.
— C’est pas l’envie qui me manque… Rey, qui a eu cette idée pourrie ?
— Emma, soupira-t-il en haussant les épaules. On le descend. On verra bien s’il continue de jouer au con quand il aura le nez devant lui.
Alan sentit son poignet se libérer de l’attraction qui le maintenait à la machine et l’anneau se desserrer. Il n’attendit pas plus longtemps et s’empressa de le retirer en frottant sa peau abîmée. En temps normal, il ne serait pas gêné de le jeter à la tête de Mateus, mais devant Reynold, il s’abstint de mettre sa pensée à exécution. D’ailleurs, s’il ne se trouvait pas dans une tour de plus de cent-cinquante étages, sa directive l’aurait réellement horrifié. Il ne connaissait pas Reynold au point de pouvoir appréhender ses réactions comme Mateus. Il savait juste que c’était le Nightmare qui accompagnait toujours Emma. Alan rattrapa de justesse sa canne que Mateus lui avait envoyée. Il siffla entre ses dents en même temps qu’il s’assura que ses jambes allaient tenir le coup :
— J’aurais dû te le jeter à la gueule dès que je l’ai enlevé.
— Qu’est-ce qu’il raconte encore ? grommela Reynold.
— Des conneries comme d’habitude, se contenta de répondre Mateus en rangeant sa tablette. Tu maitrises pas le français à force avec Louise ?
— Nan, la flemme. Je comprends déjà quand elle m’insulte, c’est suffisant.
— On y va.
Reynold ouvrit la marche en sortant et Alan le succéda en silence. Il peinait à suivre son pas rapide après plusieurs heures d’inactivité sur l’Amplificateur sans compter ses forces qui s’épuisaient. Cependant, il avait conscience que ce n’était plus le moment de l’ouvrir, même pour demander à ralentir. Il n’allait déjà pas assez vite au gout de Mateus qui le poussait de temps à autre. Le Nightmare s’amusait sûrement à déstabiliser son équilibre au passage. Ceux qu’ils croisèrent dans les longs et larges couloirs devenaient graves et silencieux à leur passage. Le Faucheur encadré par deux gardes personnelles de Dreamers, même à lui ça lui ferait bizarre, ironisa Alan malgré tout.
Ils prirent l’ascenseur principal qui pouvait atteindre le rez-de-chaussée, mais qui était étroitement surveillé et contrôlé. En rentrant à l’intérieur, comme toujours, il se plaça contre la paroi pour se stabiliser. Mateus sortit sa tablette et il s’attendit qu’il suive une démarche semblable à celle de quand il l’avait amené voir Ayana. Cependant, à son plus grand étonnement, la cage se referma et leur descente commença aussitôt sans que l’un des deux hommes touche au panneau d’affichage. D’un côté, c’était logique pour quelque chose qui n’était pas censé exister. La nervosité le gagna davantage, il sentait qu’un rire pouvait lui échapper n’importe quand. À vrai dire, être coincé dans un espace aussi restreint avec deux Nightmares… Il se frotta longuement les yeux pour trouver un semblant de contenance.
Encore une fois, il avait l’impression que le temps se figeait, seule la désagréable sensation de descente de l’ascenseur lui indiquait que ce n’était pas le cas. Jusqu’où allaient-ils ? se garda-t-il de demander en sachant pertinemment qu’aucun d’entre eux ne lui répondra. Après ce qui lui parut une éternité, les portes s’ouvrirent enfin. Dès le premier pas en dehors de la cage, une violente décharge lui perça la tête. Il prit un appui bien plus ferme sur sa canne pour se tenir. Cet environnement sombre, froid et métallique, la douleur de ses souvenirs effacés… Le même espace que celui qu’il avait vu durant le coup d’état des Dreamers. Ils trouvaient toujours dans la tour ? Ce complexe… était en réalité ses fondations ? Il murmura dubitatif :
— On se trouve… sous la tour ?
— Ils sont où ? questionna Mateus à l’attention de Reynold sans lui prêter attention.
— Déjà là-bas, souffla le concerné.
Alan resta muet. Venait-il d’entendre une pointe de crainte dans la voix de cet homme qui transpirait la confiance comme son homologue ?