Alan se réveilla difficilement malgré que la lumière matinale inondait sa chambre. Il se tourna avec peine en tendant le bras devant lui. Ayana n’était pas là… Il se frotta le visage en serrant des dents. C’était insupportable. Cette vie était devenue détestable ! Voilà quatre mois qu’il était enfermé dans cette maudite tour ! Trois mois qu’on le privait de sa femme… La seule explication qu’on dédaignait de lui fournir, c’était que sa santé se dégradait et qu’elle devait être surveillée dans un milieu adapté. Depuis, son droit de visite se révélait quasi inexistant. Connard de Mateus… Il n’avait pas pu trouver mieux pour qu’il courbe l’échine. Ces derniers temps, l’unique nouvelle qu’on lui avait donnée, c’était que son enfant à venir était une fille. Agatha…
Il se leva avec lassitude, la faiblesse de son bras gauche se fit sentir. En grimaçant, il s’efforça à l’étirer. Les médecins avaient été clairs, la fracture avait aussi abimé un muscle et il gardera des séquelles. Il s’empara de sa canne, même se tenir en appui dessus devenait parfois douloureux. Il l’observa avec amertume. C’était la seule chose qu’il possédait d’elle. Comme chaque jour, il espérait pouvoir la voir.
Alan se leva péniblement, en proie à ses vertiges matinaux, sans se presser après avoir regardé l’heure. Ce n’était pas comme si ce qui l’attendait encore aujourd’hui l’emballait. Malheureusement, le choix n’était plus une option pour les Passeurs. Ce silence qui régnait dans cet appartement plus luxueux que celui où il vivait avant le rendait fou. Encore quelques mois et Ayana se trouvera de nouveau à ses côtés avec leur petite princesse…
Il ne prit pas la peine de passer par la cuisine pour boire un café ou bien manger quelque chose. Il n’avait pas faim. Les immersions à la chaîne détraquaient son corps et l’épuisaient. Rien d’étonnant lorsqu’on dort plus de douze heures par jour en sommeil paradoxal. La lumière de la salle de bain s’alluma quand la porte s’ouvrit et il fit face à son reflet dans le miroir devant lui. Mais quelle sale gueule… Une barbe naissante qu’il n’avait pas le courage de raser, des yeux si cernés que même sa peau mate ne dissimulait plus. Cependant, ce qu’on lui remarquait le plus, c’était son poids. La dernière fois qu’on l’avait pesé, il avait déjà perdu quinze kilos et il ne serait pas étonné que ce soit en train de continuer. Il s’en foutait en vérité. Il faisait ce qu’il pouvait. L’espoir d’une famille, c’était tout ce qu’il avait.
Il ouvrit la pharmacie pour prendre son traitement et tout un tas de comprimés pour qu’il tienne debout. Il les avala sans réfléchir, mais l’utilisation excessive de l’Amplificateur les rendait presque inefficaces. Il attrapa le boitier de son appareil auditif et réajusta son réglage. Un grésillement désagréable régna d’un coup, mais nécessaire pour tenter de capter des bruits de couloir, des conversations qu’il pourrait peut-être manipuler… Jusqu’à maintenant, rien d’intéressant.
Il se prépara sommairement avant d’accéder au dressing. Son costume devenu gris et blanc l’attendait déjà sur un cintre, les nouvelles couleurs du Dreamer Polen… Ça ne changeait pas le fait que cet habit le révulsait. C’était un calvaire de le revêtir à présent, une honte ! Être un Passeur n’avait plus rien de glorieux… Cependant, il le prit et se dépêcha un tant soit peu. Alan ne voulait pas que l’autre gorille qui lui avait brisé un bras vienne encore le chercher de force. Surtout si c’était pour l’entendre émettre la supposition qu’il se soit foutue en l’air comme certains. Il serra sa ceinture en se redressant, le dernier trou devenait juste pour tenir son pantalon. Il put que constater qu’il continuait de maigrir… Il ne se plaindra pas, il en était hors de question.
Il s’empara seulement de sa cigarette électronique en traversant l’appartement. Même ça, on lui en avait privé. En revanche, il s’était montré si hargneux face à ce sevrage forcé et son refus total de prendre le moindre traitement qu’ils avaient fini par lui céder ça. Comme tous les Passeurs, on l’avait privé de sa tablette. Les téléphones aussi, mais en soi, ils ne servaient plus à rien. Les réseaux de télécommunication s’étaient coupés environ deux semaines après le coup d’État mondial des Dreamers. Seul le leur existait. Il se faisait du mauvais sang pour Hugo et Pablo qui restaient coincé dehors. Il ignorait même s’ils étaient vivants… L’unique certitude qu’il avait quant à la situation à l’extérieur, c’était que le chaos régnait. À l’intérieur, on craignait que les systèmes de protection ne fonctionnent plus. Une terre neutre, mais militarisée, c’était probablement ce qui s’avérait le plus ironique à ses yeux. Que de belles paroles cette paix alors que les Dreamers menaient aussi une guerre défensive !
Les tours ne semblaient plus être prises pour cible depuis quelques semaines, mais voir et sentir des missiles exploser en plein air restera gravé en lui. Même si le bouclier anti aérien était impénétrable, ça n’effaçait pas la peur. Cependant, ça n’avait rien de comparable face à l’enfer qu’il découvrait durant ses immersions. Les guerres éclataient à travers le monde et poussaient des millions de réfugiés à affluer vers le domaine du Dreamer. Cette fameuse terre promise qu’ils ont tant fait miroiter…
Alan s’arrêta devant sa porte en regardant sa montre : sept heures cinquante-neuf. De toute manière, il ne pouvait pas l’ouvrir lui-même. C’était sa prison. Il ricana un instant. Mateus faisait preuve d’une ponctualité emmerdante, il allait l’accueillir comme il le mérite ! Il alluma sa cigarette et aspira une bouffée jusqu’à saturer ses poumons et resta en apnée pour retenir la fumée. Ce n’était qu’une question de secondes. Huit heures, la porte s’ouvrit et il souffla tout ce qu’il contenait au visage de celui qui se trouvait sur le seuil.
— Tu fais chier Ribes ! grogna Mateus en balayant du bras le nuage. Je vais vraiment défoncer ce truc.
Alan ne se priva pas de rire au nez du Nightmare. Qu’il essaie donc ! Ça lui donnera un motif supplémentaire pour devenir encore plus désagréable avec ceux qu’il côtoyait ! Mateus lui accorda qu’un signe sec de tête pour lui signifier qu’il était temps de partir. À contrecœur, Alan prit la direction qu’il indiquait en tirant sur sa cigarette pour enfumer une nouvelle fois Mateus en passant. Il en avait sa claque de voir sa tête en permanence et de le supporter. L’agent de Simon était devenu le sien… Quel cadeau empoisonné ! Enfin… Sa sécurité était loin d’être sa préoccupation. Il le suivait absolument partout et surtout, il s’assurait qu’il mène à bien son « devoir ».
Comme tous les jours, il lui tendit un gros anneau de métal. Comme tous les jours, il s’en équipa avec résignation. Il posa sa canne dans le creux de son coude en usant des quelques pas qu’il pouvait parcourir sans. Il passa sa main à l’intérieur avant qu’il ne se resserre de lui-même sur son poignet, puis reprit son appui comme si de rien n’était. Mateus avait déjà activé l’anneau qui le connectait de force à l’Amplificateur. Quel privilège d’avoir sa machine attitrée, ironisa-t-il en retenant sa grimace de douleur. Le poids qu’il exerçait sur sa canne rendait son bras sensible. Il enviait presque les Passeurs qui se relayaient sur un autre.
Le lourd claquement de sa canne résonnait de plus en plus au fur et à mesure qu’il s’approchait de l’espace commun des « Passeurs ». Ce mot n’avait plus de sens à ses oreilles… Également pour tous ceux qui s’étaient attroupés devant la colonne d’ascenseur. Le silence qui régnait était pesant, ils n’attendaient plus que lui et le Nightmare qui le suivait comme son ombre. Encore aujourd’hui, Alan fit le même constat : l’épuisement se révélait général. Sur chaque visage, la fatigue et la résignation s’ancraient. Du désespoir pour quelques-uns. Eux, ce n’était plus qu’une question de temps, regretta-t-il en détournant le regard. Il pensait aussi par moment à se laisser échouer vers les Méandres, mais son espoir le portait toujours.
Alan retint difficilement un petit rire. Lui, il en possédait encore un. En revanche, pour les rares qui avait de la famille dans cette tour, celle-ci leur avait tourné le dos. Les fiers Passeurs de la HDC étaient devenus des « Trieurs » aux yeux de la population ! Ceux qui permettaient de déterminer qui pouvait rester dans l’édifice ou non en fonction de la morale et de la loyauté ! Le plus horrible, c’était que lui, on l’avait identifié comme le « Faucheur »… L’homme qui les représentait et qui fauchait les espoirs de tous ceux qui passaient entre ses mains avec de trop nombreux dommages collatéraux. La seule qui échappait à cette obligation ingrate était Ayana et il en était heureux. Il n’osait pas imaginer comment sa variance pourrait être exploitée.
S’il avait pu savoir que son futur deviendrait ainsi, il n’aurait jamais pris la peine à apprendre à maitriser ce pouvoir que la HDC lui avait caché. Sa variance représentait un fléau à chaque immersion et il n’avait pas d’autre choix que de l’utiliser. Alan ignorait comment Mateus pouvait le déceler, mais il le forçait à recommencer quand il jugeait qu’il ne fournissait pas les efforts nécessaires. À force, il le faisait sans même s’en rendre compte… Pas étonnant qu’on l’ait surnommé le Faucheur.
Alan marqua un arrêt et balaya le groupe du regard. Peut-être qu’il pourrait tous les pousser à se révolter, il n’avait aucun doute là-dessus. La simple raison de ne pas vouloir prendre sa place constituait un motif suffisant, mais il ne fera rien tant que sa femme enceinte sera un otage. Ça, ils le savaient tous. Il s’avança pour se frayer un chemin à travers le groupe et se rendre aux ascenseurs gardés par quatre hommes. Les Passeurs s’écartaient sur son passage. Qu’est-ce qu’il détestait ça ! C’était comme s’il était devenu l’incarnation de la peste. Les gardes libérèrent l’accès tandis que les portes s’ouvrirent sur l’espace qui pouvait tous amplement accueillir un tiers d’entre eux. Alors qu’il rentra à l’intérieur, il marmonna d’un ton acerbe et résigné :
— J’imagine qu’on va encore trier du monde aujourd’hui…
Il ne parlait plus et chacun des rares mots qu’il prononçait lui arrachait la langue. Il se détestait tant. Ses commentaires aussi mauvais qu’ironiques témoignaient plutôt bien de l’estime qu’il se portait. Mateus était bien celui qui en faisait le plus les frais, mais avec lui, il s’en donnait à cœur joie ! Ils descendirent de quelques étages avant que tout le monde se dispatche à droite et à gauche dans le niveau pour prendre place. Lui aussi savait où il devait se rendre, mais il ne pouvait pas s’empêcher de traîner les pieds. À un point que Mateus s’irrita et lui donna un coup dans l’épaule pour le faire avancer plus vite.
Il rentra dans la vaste salle qui lui était destinée et son regard se posa avec dégout sur le vieil Amplificateur qui trônait au centre de la pièce. C’était un ancien modèle, les mêmes que ceux du projet Dreams. Plus puissant, et surtout, il permettait à Mateus d’avoir un suivi en temps réel. Cependant, Alan restait surpris que Simon ait réussi à pallier au problème structurel de la machine. À moins que ce point ne fût qu’une vaste blague aussi… Toutefois, cela ne changeait en rien la décharge immédiate de sa mémoire dès la seconde où il quittait un rêve.
Devant la machine, un homme bâillonné était déjà attaché à un fauteuil et encadré par deux autres, un anneau comme le sien au poignet et aimanté à l’accoudoir. C’était ça le fameux réseau qui les connectait… Voir cette personne s’agiter sur son siège en étant réduite au silence le brisait. Il se sentait responsable de ça et il espérait sincèrement qu’il n’allait pas faucher tout un groupe à cause des suspicions que l’administration lui portait. Il allait juste se faire sédater sous peu… Alan s’installa sur cette machine de mort en restant terriblement calme.
Mateus lui donna sa tablette et lui sa canne en échange. Il l’activa et prit connaissance des informations au sujet de cet homme qui le regardait avec une haine non dissimuler. C’était triste, mais il avait l’habitude maintenant.
Alan s’accouda en lisant. Il découvrit qu’il avait déjà été visité par quatre Passeurs avant d’arriver à lui. La cause des échecs était due à une défense de type entité qui se muait en une sorte de cauchemar visiblement très efficace. En revanche, l’un d’entre eux soupçonnait l’incitation à une révolte interne… Il soupira sans se cacher, ce n’était pas étonnant que ce pauvre fou soit là.
Un rire silencieux se coinça dans sa gorge. Ceux qui prenaient ce genre d’initiative étaient rarement individuels. Il allait encore faire de la casse, beaucoup de casse… Il tendit la tablette à Mateus, il n’avait pas besoin d’en apprendre plus. Il aspira sur sa cigarette électronique, si seulement il pouvait fermer les yeux sur ce qu’il découvrait, mais la machine sur laquelle il se tenait l’en empêchait. À force d’agitation, l’homme en face de lui parvint à se défaire de son bâillon et lui cracha :
— Tu ne trouveras rien le Faucheur ! Ma défense te fera cauchemarder comme les autres !
Alan leva les yeux et le regarda avec pitié non masquée. Au cours de ces derniers mois, il s’était rendu compte que personne ne savait que c’était lui, le Ribes qui se cachait derrière ce nom. C’était encore plus flagrant quand il tombait sur des variances jugées problématiques. De plus, ces paroles sous-entendaient qu’il dissimulait beaucoup de choses. Il ne parlait que peu, mais il n’allait pas se laisser insulter de la sorte. Il gardait malgré tout cette fierté et sa confiance envers sa variance première. Il voyait déjà du coin de l’œil le grand sourire de Mateus naitre. Ce connard avait compris qu’il allait l’ouvrir et il s’en délectait à chaque fois ! La réponse sèche et méprisante d’Alan fut directe :
— Je m’en cogne de ta défense, c’est juste une entité. Un cauchemar ? Parce que tu crois pouvoir rivaliser avec lui ? renvoya-t-il en pointant Mateus du pouce. Laisse-moi t’apprendre un truc… Si ton rêve ne mène à rien, c’est ta tête que je vais être obligé de visiter. Et crois-moi, ta putain de défense ne te protègera pas dans ce cas ni ceux qui ont eu l’intelligence de suivre tes conneries !
L’homme écartilla les yeux au fur et à mesure qu’il réalisa tout le sens de ce qu’il venait de lui jeter au visage. Alan se contentait de soutenir son regard tout en soufflant de temps à autre sa fumée. Il ne tirait aucune satisfaction de voir cette personne se décomposer en comprenant qu’il était fini. Il imaginait même qu’avec un comportement pareil et la peur qu’il arrivait à générer, il ferait un fabuleux Visiteur. Il entendit l’autre gorille ricaner à son tour :
— Bah merde, un compliment… Il va falloir que je traîne ton cul au contrôle médical, y’a un truc qui déconne.
— Ta gueule colonel.
— Ah je me disais aussi…
Alan rangea sa cigarette sans faire attention à l’insulte que Mateus lui renvoya. En vérité, il se demandait ce qui clochait vraiment chez lui. Depuis quand était-il devenu mauvais comme ça ? Tout le rendait furieux et le dégoutait… Il voulait juste voir sa femme.
Il posa l’anneau qu’il portait sur l’accoudoir de l’Amplificateur et celui-ci s’aimanta aussitôt. Il s’installa sur ce siège inconfortable tandis que l’homme venait de se faire anesthésier pour forcer son sommeil paradoxal. Alan ferma les yeux lorsque les éclats de voix s’éteignirent. C’était quoi le pire ? D’avoir l’habitude ou d’y être devenu insensible peu de temps ? Il entendit le petit bip qui marquait qu’ils étaient accordés l’un à l’autre. Il se laissa glisser à son tour vers cet enfer que constituait « son devoir ».