Alan se réveilla difficilement malgré sa montre qui lui vibrait au poignet depuis quelques minutes. Il jeta un œil en espérant vainement que celle-ci se soit déréglée, mais non, il était bien sept heures et demie. Il devait se lever pour se rendre à la HDC aujourd’hui. Pour la première depuis ses trois derniers mois, il utilisait son alarme. Il n’avait jamais été autant inactif depuis son arrivée en Allemagne, mais il ne saurait pas dire ce qu’il attendait vraiment de cette journée. Par réflexe, il tendit un bras devant lui pour poser la main sur l’épaule de sa tendre et caresser sa peau. Elle devait assurer une immersion dans l’après-midi, mais elle pouvait continuer de dormir. En plus, elle était encore un peu décalée à cause de son dernier voyage. Il activa la lumière en faisant attention qu’elle ne gêne pas Ayana.
Il respira plusieurs fois pour se donner du courage. Se mettre debout était devenu un calvaire depuis son accident. Avec beaucoup de peine, il se redressa pour s’assoir sur le bord du lit. Même en gardant les yeux fermés, ses vertiges le malmenaient, ceux du matin étaient les pires. Ses médicaments de la veille ne faisaient plus du tout effet. Rien ne lui paraissait stable et tournait au point d’en avoir la nausée. Il attrapa sa canne avant de s’appuyer fermement sur sa table de chevet pour s’aider à se lever. Une fois sur pied, il resta immobile un moment en s’agrippant à sa poignée, son seul repère fixe dans les montagnes russes qu’offraient ses vertiges. Dès que ça devint supportable, il quitta la chambre d’un pas lent en désactivant l’éclairage pour laisser Ayana dormir tranquillement.
Il se rendit aussitôt à la salle de bain et ouvrit la pharmacie pour récupérer tout ce dont il avait besoin. Des anti-vertigineux pour atténuer un tant soit peu le mal qui le déstabilisait, ainsi que divers médicaments pour limiter les effets secondaires. Il pesta en avalant le tout. Son café n’était plus la première chose qu’il prenait en se levant parce que sa nouvelle réalité avait tout bouleversé. Il se frotta la nuque. Définitivement, il ne supportait plus de porter ce patch qui lui coupait sa phase paradoxale. C’était horrible comme sensation d’être privé de rêves. Il accrocha sa canne sur le bord du lavabo et il prit à nouveau quelques secondes pour se préparer à bouger. Il se déplaça doucement en s’appuyant sur tout ce qui se trouvait sur son passage jusqu’à atteindre la cabine. Il attrapa la barre de soutien et baissa le fauteuil pliant.
Il resta sous la douche jusqu’à ce que ses médicaments agissent enfin et qu’il puisse bouger plus facilement. Écouter les sons résonner le rendait amer, pourtant, il devait s’habituer à entendre qu’à moitié sans sa prothèse. Il se redressa en s’accrochant fermement à la barre et en laissant le siège se replier de lui-même quand il sentit les vertiges s’atténuèrent. Il n’enfila qu’un jogging avant d’équiper de son appareil auditif. Le système se révélait discret et puissant, mais ça lui faisait toujours bizarre lorsqu’il l’allumait, cette impression de tout entendre d’un coup. Il aurait préféré un implant définitif, plus efficace et surtout invisible, mais ce dispositif s’avérait incompatible avec l’Amplificateur. Cette foutue machine lui avait ruiné plus de quatre-vingts pour cent de son audition et maintenant, il remarquait à peine un klaxonne à sa gauche. Il quitta la salle de bain en reprenant sa canne pour enfin se servir un café.
Il posa rapidement sa tasse sur le socle de la machine avant d’aller chercher son étui et de revenir la récupérer. Il se rendit sur le balcon sans veste malgré la fraicheur du mois de janvier et alluma une cigarette après s’être assis dans son fauteuil. En soufflant un nuage, il l’observa quelques secondes et la porta à nouveau à ses lèvres. Il fumait beaucoup trop ces derniers temps. Sans doute l’inactivité en plus de rien n’avoir à faire. Il avait pourtant toutes les raisons au monde pour arrêter…
Alan se laissa glisser dans son fauteuil. Et dire que les dégâts causés par l’Amplificateur se révélaient être du jamais vu. Il n’arrêtait pas de passer des examens. Son oreille interne était presque morte en ruinant à jamais sa capacité à rester en équilibre en se déplaçant, sans compter les dommages sur son cerveau… Une zone de son cortex frontal avait subi des lésions et plus précisément, celle qui gérait l’inhibition de la personnalité. Ce qu’il avait mis des années à bâtir pour faire disparaitre le gamin désœuvré des cités nord avait volée en éclat. Comme disait Hugo, il se transformait en un sacré con à temps partiel. Il devait reconnaitre que c’était vrai, mais il arrivait à rester lui-même avec Ayana et lui. De la même manière que par le passé, il était redevenu insolent et acerbe devant ceux qu’il n’appréciait pas ou qui ne montrait pas un minimum de respect. La discrimination lui sortait encore plus par les yeux depuis qu’il avait sa canne. Il ne pouvait pas s’en séparer, mais il se déplaçait très bien !
Il souffla avec agacement sa dernière bouffée. Le premier qui le prenait en pitié à la HDC allait s’en mordre les doigts ! Si c’était Mateus, il ne se gênera encore moins ! Ayana avait eu une bonne intention en lui offrant une canne sur mesure et personnalisée. En revanche, elle n’avait peut-être pas eu la meilleure des idées en choisissant une poignée Derby et un pied en titane… Il écrasa sa cigarette et rentra, l’air frais commençait à lui mordre la peau. En refermant la baie vitrée derrière lui, il commanda par habitude :
— Système, lance Deutsche Welle sur l’écran principal.
Le bulletin d’information avait débuté, mais il ne l’écoutait plus vraiment. C’était toujours les mêmes actualités qui se répétaient encore et encore. Des scandales, des conflits, la France et l’Allemagne qui militarisait leurs frontières… Et les « Dreamers ». Les PDG de la HDC avaient tous lancé simultanément un parti politique commun bien qu’ils soient implantés dans différents pays. La nouvelle avait surpris tout monde le mois qui avait suivi son accident. Depuis, ces derniers n’hésitaient pas à taper dans la ruche et gêner leurs opposants. Il écouta un instant. Encore une sale affaire mit au grand jour avec des preuves aussi accablantes que vraies. Le président russe avait ordonné qu’on le « débarrasse » d’Emma Edren… Dans les faits, elle venait de lancer une véritable bombe dans son pays. Ce genre d’histoire se multipliait depuis quelque temps, même en Allemagne avec Monsieur Polen.
Il partageait l’avis d’Hugo, les Dreamers se révélaient terribles par leurs cohésions irréprochables. De plus, son ami lui avait avoué qu’il trouvait ça anormal que tout le milieu politique tremblait devant eux. Pour lui, c’était étrange qu’ils soient redoutés au point que leurs opposants commettaient des erreurs que les Dreamers exploitaient sans avoir recours à des chemins détournés. Le pire, c’était leurs idéaux. C’était à la fois utopique, mais affreusement réaliste. Le journalisme politique était pourtant le métier d’Hugo, mais il n’arrivait pas à les approcher. Le groupe de médias auquel il appartenait se voyait refuser toute demande d’accréditation. Il disait même que quelque chose clochait dans cette histoire et il partageait son avis. Pourquoi les Dreamers avaient pris ainsi position alors que leur aversion pour ce domaine était connue de tous ? Sa première pensée fut de se dire que les dirigeants de la HDC devaient cacher quelque chose. Un point de pression douloureux naquit sur son front. Encore un souvenir qui ne revenait pas, mais que son raisonnement tentait de raviver. Encore cette impression d’avoir oublié quelque chose d’important.
Il termina d’une traite son café en pensant à Monsieur Polen qui devait lui faire passer des tests. Il ne savait pas trop pourquoi, mais l’idée de le revoir lui déplaisait. C’était étrange, il sentait qu’il ne lui accordait plus la même confiance qu’avant… Dans tous les cas, il espérait ne pas tomber sur Mateus, mais il n’y croyait pas trop. Si Simon se trouvait à la HDC alors lui aussi. Il n’était pas prêt d’oublier comment l’agent l’avait bombardé de questions à lui donner mal au crâne la dernière fois à l’hôpital. Ni l’angoisse qui l’avait torturé durant tout son interrogatoire. Il n’aimait pas spécialement ce gars, mais pourquoi c’était devenu pire ? Son point de douleur s’accentua. Putain… Lorsqu’il entendit parler d’un projet de loi à venir, il lança rageusement la commande vocale :
— Système, arrêt !
Il se frotta vivement les yeux. Ça aussi ça le mettait à cran. À chaque fois qu’il entendait ou lisait le mot « projet », la colère montait. Pourquoi ce mot l’obsédait sans pouvoir dire de quoi il en retournait ? Vraiment, il avait oublié quelque chose d’important. Seules des impressions et des sensations restaient de ces souvenirs perdus… Enfin, presque. Ce visage au regard blanc et au sourire démoniaque le hantait. Il mettrait sa main à couper qu’il en fera des cauchemars quand il portera plus son dispositif. C’était comme s’il était… Traumatisé ? Il en avait vu d’autres en France qui l’avait marqué à vie.
Il quitta son tabouret pour rejoindre le dressing. En restant assis sur son banc, il s’habilla sans presser. Quand il se redressa, son regard s’arrêta sur son reflet dans le miroir mural. Il devait reconnaitre que la qualité et l’aspect de sa canne s’accordaient bien à sa tenue. Cependant, son apparence le laissa amer. Il devrait pourtant s’estimer heureux de revêtir ce costume, non ? Est-ce qu’il allait pouvoir continuer de le porter ? Les tests que Monsieur Polen comptait lui faire passer ce matin allaient le déterminer. Les médecins avaient donné leurs accords pour qu’il les effectue, la majorité de ses lésions cérébrales s’était résorbée. Une nouvelle opération était même envisagée pour son oreille interne. Il soupira en revenant à son visage et grimaça. Qu’est-ce qui « lui » ressemblait… Un Ribes devenu Passeur de rêve, c’était la meilleure revanche qu’il avait prise sur son passé. Cependant, il se demandait maintenant s’il voulait vraiment continuer de l’être. Encore une réflexion dont il ne comprenait pas l’origine et qui commençait à transformer son mal de tête en migraine. Ça l’irritait, et il était seulement huit heures et demie. La journée s’annonçait charmante...
Il récupéra ses papiers et son badge qu’il rangea dans la poche intérieure de sa veste. Sans sa tablette qu’on lui avait repris par mesure de sécurité, il trouvait sa veste légère. Tant qu’il n’était plus en activité, il n’avait pas le droit d’accéder aux bases de données de la HDC. Il consulta rapidement l’email de convocation sur son téléphone pour vérifier à quelle heure son chauffeur arrivait. Il soupirant en constatant qu’il avait un peu trop traîné ce matin. Il n’allait pas avoir le temps de fumer une autre cigarette.
Au moment où il passa les portes de l’immeuble, il remarqua une berline noire se garer devant le trottoir. Il marcha avec assurance jusqu’au véhicule. Et dire qu’il n’arrivait pas à faire trois mètres sans perdre son équilibre sans sa canne… Le judo, c’était terminé. Il avait encore du mal à l’admettre et il se rendait toujours aux entrainements même si c’était en tant que spectateur. Alors qu’il s’installa sur la banquette, il apprécia au moins que le chauffeur ne soit pas sorti pour lui ouvrir la porte et lui proposer son aide. Il ne supportait pas ça. Lorsqu’il jeta un œil dans le rétroviseur intérieur pour savoir qui c’était, il reconnut Warren qui le salua aussitôt :
— Bonjour Monsieur Ribes ! Je suis ravi de vous revoir prendre du service !
Il le salua en retour en se détendant un peu. Il n’avait pas vu cet homme depuis un moment. Sa simplicité et sa discrétion le rendaient particulièrement appréciable. Il avait déjà entendu au sein de la HDC qu’il n’était pas le seul à le penser. Cependant, il ne put s’empêcher de rebondir sur sa remarque avec ironie :
— Bonjour Warren. Enfin, c’est peut-être la dernière fois que l’on se croise. Je ne reprends pas les activités, mais vérifier si je peux toujours travailler.
— Je m’en doutais un peu, souffla-t-il en commençant sa course. Comme beaucoup, j’ai suivi le procès de la HDC au sujet du sabotage de l’Amplificateur. Même si vous êtes resté anonyme, votre disparition sur les plannings ne nous a pas échappé.
Alan grimaça amèrement en se cachant la bouche d’une main et détourna le regard vers l’extérieur. Le terrible sabotage de l’Amplificateur, pensa-t-il avec ironie. Un jugement punitif et expéditif digne de la HDC quand l’affaire avait été rendue publique. Il n’avait même pas eu son mot à dire étant donné sa perte de mémoire. Le pire, c’était qu’il avait reçu un dédommagement indécent de la part de la société. Bien sûr, comme il était un Passeur, son identité était restée secrète. Il lui confirma :
— J’ai été considéré inapte à témoigner. Ça leur a permis de se passer de mon accord alors que je n’avais aucune intention de porter plainte contre qui que ce soit. Maintenant que je m’en suis à peu près rétabli, je dois effectuer quelques tests sur ma capacité à rêver.
— On rêve tous naturellement pourtant, même si c’est inconscient, s’étonna Warren.
— C’est vrai, mais je porte un dispositif pour m’en empêcher. En gros, mes fonctions cérébrales sont mises en pause forcée quand je dors. Entre l’appareil auditif, la canne et ça, c’est bien le truc qui m’énerve le plus.
— Je ne savais pas qu’une telle technologie existait !
— Moi non plus, mais je ne suis pas vraiment surpris. Tout ce qui touche de près ou de loin aux rêves, la HDC se révèle particulièrement créative. En revanche, un Passeur sans sa phase paradoxale n’en est plus un, murmura-t-il avec amertume.
— C’est un tout autre monde pour moi, j’ai toujours été curieux. Cependant, je ne vais pas vous déranger plus longtemps avec mes questions.
— Ne vous en faites pas. C’est vrai que je suis devenu un peu détestable depuis l’accident, mais vous n’avez rien à vous reprocher. Et puis, j’apprécie nos voyages.
— Je vous remercie Monsieur Ribes, il n’y a rien de plus gratifiant que d’entendre ceci pour mon métier, inclina-t-il humblement la tête. Je ne vais pas vous cacher que j’appréhendais notre course quand j’ai appris par certains de mes collègues… Que vous vous montriez désagréable, avoua-t-il après avoir cherché ses mots. On nous a vite dit d’éviter de vouloir vous soutenir.
— Ils avaient qu’à demander si j’en avais besoin d’aide au lieu d’accourir comme si j’étais un prince en détresse, ironisa-t-il en ricanant.
Alan devina que son tic venait de mettre mal à l’aise Warren même si sa remarque l’avait légèrement fait rire. L’homme se concentra sur sa conduite lorsqu’il s’engagea sur le périphérique. Lui, il se perdit dans ses pensées. Son avenir le préoccupait. Qu’allait-il faire de sa vie s’il ne pouvait plus exercer la fonction de Passeur de rêves ? Probablement un consultant à la HDC. Il doutait sincèrement que la société ne s’arrange pas tout pour qu’il reste dans la structure. Émettre ce genre de questionnement lui faisait bizarre. Entre le temps où il pensait qu’il n’avait aucun avenir et celui où Monsieur Polen lui en a offert un à sa majorité, un gouffre existait. En tout cas, tant qu’il ne retournait pas en France, ça lui convenait… Surtout avec sa politique intérieure actuelle.
Le quartier des affaires apparut, semblable à la Défense à Paris. Le bâtiment en verre avec un sommet comparable à une pointe de crayon se démarquait des autres immeubles, le lieu où il se rendait, le siège de la branche européenne. Lorsque les initiales devinrent visibles sur la façade, il les lit avec lassitude : Heavy Dreams Cor… « Dreams » ? Un déclic se réalisa suivi d’une affreuse douleur qui perça le crâne. Il se redressa de son assise en gardant son regard sur les lettres. « Projet Dreams ». Il n’y avait aucune logique dans le lien qu’il venait de créer, mais c’était sûr, c’était ça ! Le mal de tête lui donnait une sorte de confirmation, il l’avait entendu quelque part. C’était important et cette conviction se renforçait. Cependant, un nom pareil, il devait forcément exister un rapport avec la HDC, mais il n’en avait jamais entendu parler. Il devrait peut-être se replonger dans l’historique de la société pour s’en assurer. C’était possible que sa mémoire déconne aussi sur ses connaissances… Warren le tira de ses réflexions quand il se gara sur l’arrêt minute devant le bâtiment :
— Nous sommes arrivées Monsieur Ribes. Je vous souhaite bon courage pour vos tests ! Pensez à me notifier quand je peux vous récupérer. Ma matinée est bloquée pour vous, précisa-t-il.
— Je n’y manquerai pas, indiqua-t-il en descendant de voiture.
Il sortit une cigarette après avoir vérifié qu’il avait assez de temps tandis que son chauffeur repartait. Il ne se sentait pas pressé de s’y rendre, mais c’était déjà exceptionnel que Monsieur Polen accorde autant de temps à quelqu’un. Maintenant qu’il y pensait, pourquoi ce dernier s’occupait toujours de ses tests personnellement ? Comme douze ans plus tôt quand la HDC l’avait repéré. Pourtant, il savait que c’était la fonction principale de certains employés. Il ne s’était jamais senti privilégié, mais il trouvait ça suspect. De nombreux regards se posèrent sur lui en allant de l’étonnement à la suspicion. Il se montra plus grave au point de faire détourner les yeux de certains. Il ne supportait vraiment pas cette attention. Ce qui attirait l’œil, c’était sa veste de Passeur et que, malgré sa trentaine d’années, il se servait d’une canne. Il se trouvait devant le siège de la société et il n’était pas le seul Passeur à entrer ici ! Il jeta au loin rageusement sa cigarette et se rendit dans le hall du bâtiment d’un pas assuré même si ses vertiges reprenaient.