Alan passait le temps en défilant les informations sur son téléphone. En à peine deux mois, il ne voyait plus aucune trace de la tempête médiatique dans laquelle Amar l’avait mis. Monsieur Polen lui avait imposé de prononcer des aveux publics et il avait craint que ça ne fasse qu’empirer la situation. Pourtant, en suivant ses directives, l’affaire avait pris une autre tournure puis s’était étouffée. La HDC n’avait pourtant pas joué avec la censure, il suffisait d’une recherche pour tout trouver, mais l’attention s’était focalisée ailleurs.
Hugo n’avait pas tort, un scandale maitrisé s’effaçait au profit de sujet plus marquant. Notamment avec une nouvelle série d’attentats revendiqué par le Méridien… Le fait que le meilleur Passeur européen ait des origines obscures et les preuves de son parcours de vie loin de sa famille chaotique avait convaincu. En revanche, Alan restait amer d’avoir été tourné en pitié puis en modèle auquel Simon avait toujours su estimer. Que de vérités déformées…
Il déposa son téléphone à côté de lui en soupirant. Ça faisait peut-être bien une dizaine de minutes qu’il trainait ainsi en caleçon dans le dressing, assis sur son banc. Comme tous les jours, revêtir son costume le rebutait. Cela devenait même de plus en plus pénible. Pour repousser l’inévitable, il attendait Ayana. Cependant, il continuait de faire bonne figure afin qu’elle ne remarque pas que son rôle de Passeur l’excrétait au fil du temps. En revanche, elle ne devait pas trop s’attarder aujourd’hui, ils étaient convoqués par la HDC, mais ils ignoraient pourquoi.
Alan commença à enfiler son pantalon lorsqu’il entendit la porte des toilettes claquer. Il la trouvait trop souvent nauséeuse ces derniers temps même si elle allait mieux dans la journée. Ça n’avait pas l’air de l’inquiéter, mais lui, si. Il la regarda arriver avec une petite mine avant qu’elle ne vienne s’assoir à côté de lui en appuyant sa tête sur son épaule. Il passa le bras autour de sa taille pour la ramener davantage contre lui et lui suggéra :
— Tu devrais peut-être changer de médecin, tes nausées ne s’arrangent pas. Je me fais du souci, avoua-t-il en déposant un baiser sur son crâne.
— Ça va aller, ne t’en fait pas, soupira-t-elle. On devrait plutôt penser de revoir ce bureau dont tu te sers jamais.
— Tu sais que c’est plus le tien que le mien ? Tu te prives pas de l’occuper durant des heures quand tu te trouves en visio avec tes sœurs, s’amusa Alan.
— Tu es doué pour observer et envisager, mais qu’est-ce que tu es naïf quand tu t’y mets, soupira-t-elle après un petit temps de réflexion.
— Quoi ? échappa-t-il avec un air perplexe et sincère.
Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Il devait reconnaitre qu’elle venait de le prendre au dépourvu sur ce coup. Qu’avait-il manqué de si évident ? Son incompréhension parut l’amuser et elle lui demanda simplement :
— À ton avis, qui d’Agatha ou d’Isaac arrivera ?
Alan se tourna vers elle avec un air dubitatif, toujours sans vraiment comprendre ce qu’elle sous-entendait. C’était les prénoms qu’ils avaient choisis pour leurs enfants, mais elle avait trente-neuf ans et ses chances d’en avoir devenaient de plus en plus minces… Sa réflexion s’arrêta plusieurs secondes avant qu’il ne réalise subitement :
— Aya’ tu es enceinte ?
— Oui, confirma-t-elle en riant à nouveau. Depuis deux bons mois, même. Tu as été long à la détente !
Alan lui prit le visage pour l’embrasser avec autant de passion que cette nouvelle réveillait sa joie. Ses bras se resserrèrent autour d’elle pour l’enlacer avec tendresse. Heureux ! Il se sentait sincèrement heureux d’apprendre qu’il allait devenir père. Tout ce qui lui pesait sur le cœur depuis des mois s’envola à cet instant. Ce rêve qu’il avait depuis tant d’années prenait enfin forme ! Il se redressa doucement pour l’admirer et repoussa quelques-unes de ses tresses folles en lui demandant :
— Mais pourquoi n’as-tu rien dit plus tôt ?
— Je n’ai pas trouvé le bon moment et je voulais pas te l’annoncer à distance… Je l’ai vraiment su que le jour où Amar a été arrêté. Tu étais bien trop préoccupé pour pouvoir apprécier la nouvelle. Puis, je suis retournée aux États-Unis. Et toi, à droite et à gauche en Europe.
— Tu dois ralentir le rythme maintenant, murmura-t-il.
— Je compte informer la HDC sous peu, mais avant, le principal concerné devait l’apprendre, non ? se moqua-t-elle doucement.
— Aya’… Désolé d’avoir été aussi aveugle.
— Le médecin estime que je fais une grossesse tardive à cause de mon âge. Je dois être suivie plus que nécessaire et je vais devoir cesser mes activités assez tôt.
Alan resserra à nouveau son étreinte. Il se sentait anxieux, non parce qu’elle pourrait rencontrer des difficultés, mais à cause de la HDC. Il avait peur que la société s’immisce davantage entre eux par le fait qu’ils attendaient un enfant. Il n’avait pas oublié qu’elle voulait savoir ce que créerait l’hérédité de ses variances avec Ayana. Elle se redressa dans ses bras comme si elle percevait son trouble, mais il la devança en lui soufflant sa profonde émotion :
— Aya’, je suis heureux… Tu m’as tellement changé.
— Pour moi, tu es toujours le même… Bien que tu sois devenu plus grincheux ces dernières années, lança-t-elle en s’amusant à lui tirer la joue.
— Non vraiment, insista-t-il en attrapant une de ses tresses pour lui chatouiller le nez. Avant que l’on se connaisse, je refusais purement et simplement l’idée d’avoir des enfants. La raison est plutôt évidente étant donné les événements récents. Je ne voulais pas qu’ils portent le fardeau de mon identité… Puis à tes côtés, j’ai commencé à envisager que je pourrais offrir ce que je n’ai jamais eu. Tu as réussi à me faire capituler pour composer nos noms ! Et maintenant, regarde où nous en sommes, souffla-t-il en posant son front sur le sien. Je remuerais ciel et terre pour la famille que nous formons.
— Mon beau français se plait de montrer son sale caractère à la HDC, mais je sais à quel point il a du cœur…
Elle se redressa pour chercher ses lèvres. Qu’est-ce qu’il aimerait que ce doux moment dure une éternité. L’espoir que plus rien n’existe autour d’eux. D’oublier tout ce qui pourrait noircir leur avenir… Elle quitta son étreinte à son plus grand regret en déposant un baiser sur sa joue et se leva vers le panneau d’affichage du dressing. Il soupira doucement, il devait lui aussi finir de se préparer. Il attrapa sa chemise qu’il ajusta avant de s’attaquer aux boutons. Alors qu’il les fermait, son regard s’attarda sur Ayana et malgré lui, un tendre sourire s’étendit sur ses lèvres. D’ici quelques mois, son profil deviendra arrondi et cette pensée l’égayait. Elle le vit du coin de l’œil et elle lui remarqua :
— Ne fais pas les yeux doux ! Tu ne mettras pas en retard aujourd’hui ! Active-toi, notre voiture va bientôt arriver.
Elle rit de bon cœur devant son grand souffle de lamentation. Il attacha le dernier bouton avant de se lever avec précaution, puis il termina de s’habiller en enfilant sa veste alors qu’Ayana faisait de même avec la sienne. Ses yeux se posèrent sur le blason de la HDC. Pourquoi la société les convoquait ainsi sans donner de motif ? De plus, l’idée que sa femme leur annonce sa grossesse ne lui plaisait guère même si c’était nécessaire. Elle lui tendit sa canne en triomphant :
— Tu as vu ? Je suis prête en même temps que toi pour une fois !
— Un miracle ! Je devrais l’immortaliser, se moqua-t-il en attrapant son appui.
— Avoue que c’est toi qui as pris ton temps.
— Serais-tu en train d’admettre que tu en prends trop ? renvoya-t-il.
— Je n’admets pas, j’assume ! Nuance ! Allez, viens, je vais récupérer les tablettes et on part.
Il lui offrit un doux rire. Décidément, il se sentait heureux, rien ne pourra abattre sa bonne humeur aujourd’hui ! Il la suivit pour quitter leur appartement, ils avaient un peu d’avance, jugea-t-il en regardant sa montre. Juste assez pour se permettre une cigarette devant l’immeuble. Dans l’ascenseur, il estima ce qu’il restait dans son étui. Cette fois, il allait vraiment devoir songer à s’arrêter maintenant qu’il allait être père. Il se donnait jusqu’à la fin de la grossesse d’Ayana pour atteindre son objectif.
Comme il s’y était attendu, sa femme lui déclara la guerre pour cette cigarette qui était loin d’être la première de la matinée. Cependant, lorsqu’il lui fit la promesse, elle décida d’abandonner ses protestations, non sans lui rappeler qu’il allait l’entendre s’il ne la tenait pas. Ça l’amusait, il savait très bien qu’elle n’oublierait pas de telles paroles.
Il remarqua une berline arriver et ralentir près d’eux. Alan fronça des sourcils en découvrant sa plaque d’immatriculation diplomatique. C’était celle de Müller. Pourquoi c’était ce furieux qui les prenait en charge ? Quoi qu’il en soit, il n’avait pas d’autre choix que de monter et de se montrer correct avec Mateus en présence de sa femme. Il écrasa sa cigarette et tendit son bras à Ayana alors que le véhicule s’arrêta devant le trottoir. Cette dernière s’étonna :
— C’est pour nous ? Ce ne sont pas les voitures habituelles.
— Oui, t’en fais pas. C’est Mateus, je suis déjà monté avec lui. Il avait cette voiture.
— Le Gorille ? Mais pourquoi il ferait ça ? Il n’est pas assez occupé avec monsieur Polen ?
— Visiblement non, marmonna-t-il. En tout cas, ça ne change toujours rien au fait qu’on ignore pourquoi on est convoqué.
— C’est étrange d’ailleurs.
— Toi aussi tu trouves ?
— J’ai reçu un message de Kim tout à l’heure, une Passeuse américaine. Elle disait qu’elle était aussi convoquée cette nuit sans savoir pourquoi.
Il lui ouvrit la portière pour la laisser entrer sans lui répondre. C’était effectivement suspect. Pourquoi le siège américain convoquerait une Passeuse à une heure aussi tardive pour eux ? Lorsqu’Ayana se décala assez, il prit place à ses côtés et referma la porte non sans la claquer plus que nécessaire. Il déposa sa canne à côté de lui et boucla sa ceinture avant que sa femme salue Mateus :
— Bonjour monsieur Müller, je suis surprise de vous voir.
— Bonjour également, lança Alan par réflexe et sans conviction.
— Bonjour à vous… Tu m’as l’air de bonne humeur, lui remarqua Mateus en français.
Alan releva les yeux dans le rétroviseur intérieur, non sans lui adresser une grimace agacée. Ce gros con n’aura pas raison de la joie qu’Ayana avait éveillée en lui. Évidemment, cette dernière le regarda d’un air sceptique, elle n’avait pas compris. Il se laissa glisser sur la banquette pour bien s’installer et afficha un grand sourire en le taclant :
— Monsieur Müller, votre accent est si atroce que madame Bathily-Ribes n’a pas réussi à le déchiffrer. Devrais-je vous donner quelques cours à l’occasion ?
Le regarde de Mateus devint quelques secondes colérique quand il le regarda dans le rétroviseur. De toute évidence, Mateus se retenait lui aussi. La dernière fois pour aller à la prison, ce n’était pas du tout la même histoire. Est-ce qu’Ayana qui était penchée sur sa tablette, la mine concentrée, réussissait à les museler ainsi tous les deux ? Peu importe. Il questionna l’agent avant que ce dernier ait l’idée d’émettre le moindre commentaire qui pourrait le faire fulminer :
— À part ça, pour quelle raison avons-nous l’honneur que vous nous preniez en charge aujourd’hui ?
— Ce que je veux savoir moi, c’est le motif de cette convocation et pourquoi mes immersions programmées en Russie sont annulées ? lança Ayana en abandonnant sa tablette.
— Je ne suis pas responsable de vos emplois du temps, commenta Mateus en démarrant. La HDC a prévu une surprise et a préféré convoquer plutôt qu’inviter pour être sûr que tout le monde soit présent.
Alan resta silencieux. Maintenant qu’il connaissait le personnage, il se disait que, sans l’ombre d’un doute, quelque chose se profilait. Son explication évasive et lancée avec dédain constituait un très bon indicateur. Il aurait été seul, il aurait insisté jusqu’à obtenir un semblant de réponse, mais avec Ayana… Il ne voulait pas l’impliquer dans l’enfer dans lequel il s’était fourré.
Elle décida de reprendre une conversation plus personnelle en rangeant son téléphone qu’il accueillit à bras ouvert malgré la présence de Mateus. Il espérait simplement qu’elle n’évoque pas sa grossesse devant lui… Elle souhaitait réunir ses parents et ses sœurs depuis quelque temps en Allemagne et elle commençait à sérieusement l’envisager. Alors qu’il jeta un œil dehors, elle lui demanda :
— Tu veux qu’on tente de faire venir Pablo aussi ?
— J’aimerais bien, je l’ai pas vraiment vu depuis presque vingt ans… Mais bon, tu sais bien que traverser la frontière sera compliqué, rappela-t-il en soupirant. En plus, il est reparti en haute mer la semaine dernière.
— Sans compter que ton oncle est une vraie tête de mule, se souvint-elle. Moi aussi j’aimerais bien le voir en chair et en os !
— C’est pas faux ça, s’amusa-t-il en retenant de rire.
En même temps, il remarqua que Mateus ne prit pas la sortie habituelle du périphérique pour se rendre au siège. Il resta silencieux, mais mille et une questions fusaient à travers son esprit, et surtout, pas la moindre : où est-ce qu’ils allaient ? Il se doutait que l’homme ne leur fournirait aucune réponse, même si Ayana s’y tentait également. Il remarqua qu’elle devait suivre un raisonnement similaire. Son regard s’était aussi rivé sur l’extérieur alors qu’elle continuait de discuter avec lui comme si de rien n’était. Attendre, c’était tout ce qu’il pouvait faire dans l’immédiat.