Alan siffla de contrariété en passant les portes de la clinique lorsqu’il remarqua la voiture qui l’attendait déjà. Depuis plusieurs mois, on ne lui accordait même plus cinq minutes pour fumer une cigarette quand il sortait. C’était à croire que tous les chauffeurs s’étaient donné le mot. En même temps depuis l’affaire Marika, tous les Dreamers avaient indirectement déclaré la guerre au Méridien… Évidemment, la sécurité des Passeurs avait été renforcée par la même occasion. Il tiqua de contrariété. Se faire envahir ainsi lui tapait sur les nerfs. Il regrettait de ne plus voir Warren, le seul qu’il supportait et qui était enclin à lui accorder quelques petits écarts. Il avait essayé de prendre de ses nouvelles, mais personne ne lui répondait. Même quand il se montrait pour le moins… Intimidant. En tout cas, son contrôle annuel l’autorisait à renouveler son test de stress… Enfin, il ne savait pas s’il devait s’en réjouir.
Il se dirigea vers le véhicule d’un pas lent en fourrant sa main libre dans une poche, rien que pour perdre un peu de temps. Il devait maintenant se rendre au siège et il n’en avait aucune envie. Au moins, il ne croulait pas sous une masse de dossiers à régulariser et il allait pouvoir rentrer chez lui assez tôt. À mi-chemin, il sentit son téléphone vibrer sous ses doigts… plusieurs fois de suite. Hugo, soupira-t-il d’un air dépité. Pourquoi s’emballait lui encore ? Il le sortit en s’arrêtant devant la portière. L’idée de faire bouillonner un peu son chauffeur lui plaisait bien. Il ouvrit la conversation :
— J’ze les boules ! Et surtout le cœur brisé… Il a décidé de se barrer comme ça, sans prévenir, se plaignit-il. Il aura au moins eu l’amabilité de me rendre quelques affaires. Je peux pas y aller, je suis à Hanovre pour quatre jours. Tu peux me les récupérer aux casiers privatisés à la gare Alexanderplatz ? demanda-t-il dans son dernier message.
— Quhzl enfoiré, il mérite mam canne dans les dent, commenta aussitôt Alan en comprenant le sujet caché. Je suis à Berlin en ce moment, mais ça va pas être simple à cause de la sécu que je me coltine. Ça serait bien que tu me files le numéro et le code aussi, ajouta-t-il.
— C’est le 211 et la date de notre rencontre.
— Ça marche, je te tiens au couraby.
Il verrouilla et rangea son téléphone et monta dans la voiture non sans avoir fait claquer la portière plus que nécessaire au passage. Il savait que ça agaçait les chauffeurs et depuis quelque temps, il s’en amusait. Il avait envie de fumer et en plus, il se demandait comment il allait se débrouiller pour se rendre à la gare… Il devait même y aller à tout prix. Il ne sentait pas serein à cause du message caché qu’Hugo. Josh avait disparu. Très certainement pour se protéger comme il l’avait lui-même mentionné. Vu les années qu’il avait passé à mener des recherches sur le Projet Dreams, il devait avoir mis la main sur quelque chose de dangereux pour lui. Ce projet s’avérait peut-être bien pire que ce qu’il avait imaginé. Cependant, ce que Hugo lui demandait de récupérer, c’était sûrement ce qui avait poussé Josh à s’effacer. Son chauffeur, qui ne parlait pas plus que le nécessaire, lui réclama confirmation :
— Nous nous rendons bien au siège de la HDC ?
Il ouvrit sa veste pour s’assurer qu’il n’avait pas reçu de notification sur sa tablette. Il soupira en constatant qu’elle ne clignotait pas. Son déplacement était bien maintenu. Il affirma que c’était bien ça et il s’attacha en retournant à son mutisme. Comment allait-il faire ? Il posa les doigts sur les lèvres par réflexe. Peut-être que…
— Faites un détour par la gare Alexanderplatz. Je sais qu’on va passer à côté et j’ai besoin de me reprendre une cartouche.
— Monsieur Ribes, vous savez très…
— J’en ai rien à foutre, coupa-t-il sèchement. Je suis déjà sur les nerfs à cause du contrôle médical et en plus je n’ai plus de cigarettes. Si vous ne voulez pas en faire les frais gratuitement, vous feriez mieux de me l’accorder.
— Je suis désolé monsieur, mais je ne peux pas ! Ce sont les directives que l’on a avec vous…
— Comment ça, « avec vous » ? coupa-t-il à nouveau avec une irritation marquée parce qu’il venait d’entendre. Vous êtes en train de me dire que vous limitez volontairement tous mes déplacements ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, tenta de se rattraper l’homme.
— Trop tard, ce commentaire était bien trop spontané pour être une erreur. Alors maintenant, vous allez faire un putain d’arrêt à la gare et je fermerais les yeux sur ce détail. Je dis rien en règle générale, mais faut pas me prendre pour un con. Je reste le Passeur le mieux coté et si je l’ouvre, y’a pas que vous qui allez en faire les frais ! Si vous voulez garder votre poste, vous avez tout intérêt à me l’accorder… Et passez le message à vos collègues aussi !
— Oui monsieur Ribes… Mais il va y’avoir un problème tout de même.
— Quoi ? rétorqua-t-il sèchement.
— Votre veste… Vous allez vite être remarqué à la gare. Ce n’est pas un lieu sûr pour vous.
— Pour ça, il faudrait déjà que je la porte. Je ne suis pas stupide, je n’allais pas sortir avec. Je compte même enlever la cravate. Je sais très bien me défendre et en plus j’ai une canne, ricana-t-il en ayant du mal à retenir ses sonorités particulières. Il n’y a pas meilleur anonymat à mes yeux qu’une foule en mouvement. Ma tête est peut-être connue, mais pas autant qu’on le pense. Maintenant, laissez-moi acheter mes clopes tranquillement, siffla-t-il.
L’homme n’ajouta rien de plus, il avait compris le message. Alan s’accouda à la fenêtre. Il n’aimait pas agir et utiliser son statut comme ça, mais il se rendait compte qu’il le faisait de plus en plus souvent ces derniers temps. Pourquoi fallait-il qu’il menace pour se faire entendre ? Il soupira de dépit. Rien n’allait depuis ces dernières années. Il espérait que ce qu’il allait récupérer lui permettrait d’obtenir des réponses… Ou que tout allait empirer.
Le trajet fut silencieux et pesant. Alan voyait que le chauffeur lui lançait des regards régulièrement dans son rétroviseur. L’homme se révélait de toute évidence nerveux. En même temps, le discours qu’il lui avait tenu et le fait qu’il comptait se promener dans la plus grosse gare de Berlin ne devaient pas l’aider. Il s’en moquait, il avait réussi à obtenir ce qu’il souhaitait. En approchant du massif édifice, il retira sa veste qu’il déposa à côté de lui et desserra sa cravate avant de l’enlever à son tour. Cette couleur vert sombre s’associait très vite à la HDC dans les esprits. Un gars en chemise blanche et pantalon noir, nettement moins.
Le chauffeur stationna sur une place destinée aux taxis. Alan n’était pas surpris, la HDC avait décroché toutes les autorisations possibles pour la société. La voiture s’arrêta à peine, qu’il était déjà sorti pour aller s’engouffrer dans la gare. Non sans encore avoir claqué la portière sans retenue. Alors qu’il se pressait, il se demandait comment il allait justifier le temps qu’il passait pour une simple cartouche de cigarettes. Par chance, il y avait de l’influence, remarqua-t-il après un bref coup d’œil aux tableaux de départ des trains. Les voyageurs s’agglutinaient, plusieurs d’entre eux n’allaient pas tarder à partir. Une chance pour lui, il pouvait se mêler à la foule en mouvement. Il n’aurait pas pensé qu’il referait ça un jour pour échapper à l’attention générale.
Il se dirigea vers les casiers privatisés. Il savait très bien où ils se trouvaient pour les avoir déjà utilisés lorsqu’il était arrivé en Allemagne. Quand Pablo avait appris qu’il était parti à Berlin, il lui avait envoyé quelques affaires comme ça. En chemin, il prit son téléphone et lança une recherche dans les messages avec Hugo. Une chance qu’il avait pensé à activer la sauvegarde des anciennes conversations. Le mot de passe remontait à quelques années maintenant. Il ne se souvenait pas de la date que son ami avait mentionnée, mais son annonce de fin de célibat trois jours avant l’avait marqué. En seulement quelques secondes, il retrouva le message et put déduire la date : le 14 février 2044. Soit quatre ans passés…
En atteignant la structure de métal que constituait les casiers, il activa aussitôt le panneau d’affichage et saisi le numéro de celui qu’il voulait ouvrir. Il renseigna le mot de passe après que la demande de celui-ci apparaisse. Encore une fois, il y eut un petit temps avant d’obtenir la validation. Un cube noir sortit du mur à sa droite et il s’y rendit pour récupérer son contenu. Il découvrit, sans réelle surprise, une nouvelle tablette. Sans réfléchir, il s’en empara et la glissa entre son ventre et sa ceinture en prenant soin de la camoufler avec sa chemise.
Aussitôt, il prit le chemin vers un kiosque pour aller acheter une cartouche comme prévu. Il aurait bien utilisé à un de ces gros distributeurs, mais ils possédaient que des paquets aux détails. Au moins, ces petites structures étaient conçues pour un passage éclair en gare. Une fois qu’il obtint ce dont il avait besoin, il retrouva la voiture qui l’attendait toujours au même endroit. Il en profita pour prendre une cigarette qu’il n’avait pas eu le temps d’allumer à la sortie de la clinique. Il ouvrit la portière arrière pour jeter sa cartouche en commentant au chauffeur qui avait son téléphone entre les mains :
— C’est bon, je suis pas mort. Je termine dans deux minutes et on peut repartir.
Quelle idée stupide de fumer après une course pareille à travers la gare. La fumée le grattait bien plus que d’habitude. Il imagina qu’il s’était fait un peu remarquer. Un gars bien habillé qui marche à un rythme soutenu avec une canne, ce n’était pas banal. Dans tous les cas, il allait devoir faire attention au siège, personne ne devait découvrir la tablette qu’il promenait. Il essaiera de la faire passer pour son matériel personnel dans le pire des cas. Ça n’allait pas être agréable, mais il allait la garder contre lui le temps du trajet. Il préférait ne pas tenter le diable pour la ranger dans sa veste et que le chauffeur le remarque. Il se rendra aux toilettes pour s’en occuper en arrivant.
En montant en voiture, il s’installa tranquillement. Il allait faire comprendre à l’homme que maintenant qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, il allait se montrer moins chiant. Peut-être qu’il passera le message à ses collègues. Il récupéra sa cravate, puis sa veste, et s’empara de son outil de travail. Toujours aucune notification, ça l’arrangeait. Il vérifia les dossiers qu’il devait régulariser avant de pouvoir rentrer chez lui. Cinq… C’était bien la première fois qu’il en avait si peu ! Il allait pouvoir expédier ça en à peine deux heures ! Enfin, il allait faire attention à ne pas les bâcler, sinon son absence de rigueur pourrait être remarquée puisqu’il n’en avait jamais manqué durant toute sa carrière.
Il s’accouda au bord de la fenêtre comme il faisait toujours. Sa concentration ne sera pas au top, admit-il en sentant la tablette contre son ventre. Tout ce qu’il voulait maintenant, c’était rentrer et se plonger dans les précieuses informations qu’elle contenait. Cette supposée boite de pandore avait poussé Josh à redevenir un véritable fantôme. De plus, il allait pouvoir s’en occuper l’esprit tranquille, Ayana était absente pour encore deux semaines. Elle avait vraiment de la chance avec ses déplacements, elle se trouvait à Dubaï cette fois-ci. Ah ! Hugo ! se rappela-t-il d’un coup en sortant son téléphone. Il allait au moins le prévenir. Il envoya simplement « c’est bon », sans plus de détail. C’était mieux ainsi.
Il envisagea de condenser les informations pour son ami. Étant donné la quantité de données qu’avait obtenue Josh par le passé, il se doutait que ce que contenait la tablette n’allait pas se résumer à quelques fichiers. Ça permettra à Hugo de jouer le lanceur d’alerte comme il s’amusait à le dire lui-même. Il tenta de chasser ses réflexions, il devait se concentrer sur ses tâches à venir pour ne pas éveiller de quelconques soupçons.