Alan regardait du coin de l’œil Ayana qui avait les yeux rivés sur sa tablette et qui gardait une certaine distance avec lui. Il n’aimait pas spécialement ça, mais elle avait raison d’agir ainsi. Ils se trouvaient tout de même au siège de la HDC. Même si leur relation était connue, ils devaient rester professionnels. Monsieur Polen lui avait enfin programmé une immersion test deux semaines après leur dernière rencontre. De ce qu’il savait, il reprenait définitivement ses activités après. De son côté, sa femme venait régulariser ses affaires, faire une décharge et récupérer son dossier médical. Il avait vraiment essayé de la persuader, mais elle se montrait têtue lorsqu’elle avait quelque chose en tête.
Il lui adressa un bref signe de la main quand elle quitta l’ascenseur au quarantième étage et elle lui offrit un grand sourire en retour. Il passera la voir lorsqu’il aura terminé de son côté. Il resta pensif pendant qu’il rejoignait le dernier étage du bâtiment. Monsieur Polen ne lui avait rien indiqué sur la nature de l’immersion. Il supposait qu’il allait mener une sorte de recherche d’informations étant donné que c’était sa spécialité. Alors que les portes s’ouvrirent et qu’il sortit, il fut dépité de trouver Mathias qui faisait de même avec le second ascenseur. Il manquait plus que lui… Il le salua pour la forme sans rien ajouter de plus. Il avait conscience qu’à l’étage de la haute administration, il valait mieux se tenir à carreau pour éviter que ça se retourne contre eux.
Alan prit aussitôt son chemin vers le salon d’attente. Il espérait que la présence de Mathias soit une pure coïncidence, mais vue où ils se trouvaient, il avait du mal à y croire. Pour une fois, il serait presque content que Mateus soit dans le coin. Il allait pouvoir orienter son attention sur le Passeur. Il entendit le murmure moqueur dans son dos :
— Tu marches vite pour un éclopé…
— Et je t’entends aussi très bien gros con, lança-t-il sans se tourner.
Il soupira. C’était sorti tout seul encore une fois. Il ne parvenait plus à s’empêcher de répondre à ce genre de paroles, ça allait sérieusement lui poser problème à force. Cet automatisme qui avait ressurgi était détestable. Lorsqu’il arriva dans l’espace, il vit Abigaïl lever les yeux de son poste en s’apprêtant à dire quelque chose. Cependant, elle se ravisa en regardant celui qui le suivait. Elle se contenta de les saluer à la place. Il ne saurait pas dire si c’était sa mauvaise humeur qui se ressentait ou bien si c’était à cause de l’abruti qui le talonnait.
Il alla s’assoir après lui avoir brièvement répondu et se frotta les yeux pour tenter de dissiper son agacement. À son grand regret, Mathias vint à ses côtés. Il pouvait pas prendre le fauteuil plus loin ? Comme s’il n’y avait pas assez de place ! C’était évident qu’il avait l’intention de lui taper sur les nerfs. Le contraire serait trop beau. Après quelques instants, il se rendit compte que quelque chose manquait… Mateus. Il ne se trouvait pas ici, réalisa-t-il en balayant la salle du regard. Enfin, il n’allait pas s’en plaindre même s’il aurait aimé qu’il choisisse son voisin pour passer le temps. C’était étrange, cet homme trainait pourtant toujours là quand Simon était présent. Il vadrouillait peut-être à l’étage des Passeurs. Ça arrivait de temps à autre. Il soupira sans se cacher dès l’instant où Mathias ouvrit la bouche pour se vanter :
— C’est gratifiant d’être choisi comme patient test par Monsieur Polen lorsque la HDC développe des prototypes ! On n’a pas tous cette reconnaissance.
— Tu m’en diras tant, marmonna Alan d’un ton las.
— Tu aurais peut-être pu y participer si tu n’avais pas perdu quelques neurones.
Alan ricana. C’était donc lui ? Mais à quoi pensait Simon en le désignant ? C’était pourtant connu qu’ils ne pouvaient pas se supporter même s’ils faisaient en sorte de préserver les apparences. Alors que Mathias allait continuer son venin, il vit la porte du bureau s’ouvrir. Il n’attendit pas pour se lever. Il resta comme à chaque fois un petit temps immobile pour gérer les vertiges qui se soulevaient, mais il en profita pour préciser un détail au Passeur :
— Mathias, tu oublies un truc. C’est bien d’être sélectionné comme patient test, mais pour ce cas-là, il faut aussi un Passeur… Ça tombe bien, j’ai une immersion test à mener.
Avant qu’il ne parte, il put voir du coin de l’œil qu’il s’était figé à ses paroles en plus de devenir subitement silencieux. Que c’était agréable de plus l’entendre ! Il commença à le suivre, c’était bien ce qu’il avait déduit. Il sentait qu’il n’allait pas aimer cette immersion. Il mettrait sa main à couper qu’ils n’allaient pas s’échanger des politesses. Après, un rêve commun entre Passeurs s’avérait particulier étant donné que les deux personnes maitrisaient très bien leur domaine. Peut-être qu’il devrait en profiter pour éclaircir quelques détails.
En entrant dans le bureau, il se présenta devant Monsieur Polen qui était affairé sur son ordinateur. Il nota que celui-ci était plus récent que celui qu’il avait employé pour ses tests. Du côté de l’espace salon, il remarqua que Mateus était justement en train d’installer du matériel d’ancienne génération. Il se trouvait donc là lui… Et il savait ce qu’il faisait aussi. Mathias avait raison sur le fait que Simon développait un prototype, il savait qu’il utilisait souvent de vieux procédés pour les établir. Par contre, que son agent de sécurité l’assiste, c’était nouveau. Cependant, il se sentait curieux en observant. Il y avait bien plus d’appareil que nécessaire. Mathias s’arrêta à côté de lui en restant toujours muet. Il le trouvait étrangement nerveux d’un coup. Le PDG reporta son attention sur eux :
— Messieurs, bonjour. Je vais vous expliquer en détail pourquoi je vous ai convoqué tous les deux. Alan, comme convenu, tu vas mener une immersion pour définitivement valider ta reprise d’activité en tant que Passeur. Monsieur Karlsson, comme prévu, vous allez conjointement tester une nouvelle méthode de mesure. Mon homologue au Brésil a établi un procédé plus poussé, je lui ai proposé de l’expérimenter avec vous. J’optimise le temps en fusionnant les démarches.
— Quel est ce prototype ? demanda Alan par curiosité.
— Au cours d’une immersion médicalisée qui se révèle intense d’un point de vue émotionnel, Monsieur Machado a décidé d’explorer le sujet. Le Passeur comme son patient ont montré de vives réactions sur les moniteurs. Tout comme j’ai pu l’observer lors de ta dernière intervention Alan avant ton accident. Depuis, nous travaillons pour établir un lien entre émotion et réponse physique.
— C’est étonnant. Je ne pensais pas que ce genre lien était possible, commenta Alan même si ce n’était pas la chose la plus importante qu’il venait d’entendre.
— Nous avons créé un prototype que nous avons pu tester légalement. Après confirmation que notre modèle fonctionnait avec émotions primaires comme la joie, la peur ou encore la colère. Nous souhaitons maintenant essayer sur l’homme qui présente une sensibilité plus complexe. Si c’est concluant, nous comptons déployer la méthode à toute la HDC. Êtes-vous volontaire à participer à cette étude ? demanda-t-il en leur soumettant un document à chacun.
— Oui, accepta Alan après avoir jeté un œil au consentement et en la signant.
— J’ai deux questions Monsieur Polen, intervint Mathias. Ces mentions ne sont pas notés. Quelle est la profondeur autorisée et est-ce que nous devrons décharger l’immersion ?
— L’utilisation de l’Amplificateur n’est pas requise pour ce test, répondit Simon. Ce n’est pas nécessaire de dépasser le niveau deux.
— Bien, je donne également mon accord.
Alan resta silencieux et perplexe. Pourquoi son autorisation était différente et précisait qu’il devra décharger ? Ça puait ça, mais il avait déjà signé en pensant que c’était pareil pour le Passeur. Il avait l’impression que Mathias essayait de se protéger avec ces clauses manquantes de son côté. En tout cas, ça allait de pair avec la nervosité qu’il avait identifiée juste avant. Enfin, jouer le cobaye avec ce type ne lui plaisait pas spécialement, mais il pensait comprendre pourquoi Monsieur Polen l’avait choisi. Simon leur présenta les fauteuils après avoir repris leurs autorisations et demanda à Mateus de l’aider pour les préparer avec les appareils. Alan s’installa en déposant sa canne contre l’accoudoir. En observant le matériel que Mateus prenait, il devina aussitôt ce qui allait être mesuré. Il retira sa veste et sa cravate avant d’ouvrir quelques boutons de sa chemise et retrousser une de ses manches. Il le laissa l’équiper et demanda :
— Dois-je éteindre ma prothèse ?
— Ça ne sera pas nécessaire, informa Simon. Ce prototype n’est pas sensible aux ondes.
Il apprécia d’un signe de tête. Quand Mathias fut également branché, Monsieur Polen termina ses raccordements avec son ordinateur et prit un temps pour établir les mesures de base. Alan le vit plissé du front. Quelque chose ne lui plaisait pas. Ça l’étonnait, pourtant ils n’avaient pas encore débuté. Il finit par informer Mathias qu’il pouvait entrer dans une phase paradoxale. Ils restèrent tous silencieux pour ne pas perturber sa concentration puis, après une dizaine de minutes, Simon lui indiqua :
— Tu vas pouvoir t’immerger, mais avant, j’ai quelque chose à te demander.
— Est-ce que c’est en lien avec votre réflexion apparente de tout à l’heure et la clause manquante sur son consentement ?
— Rien ne t’échappe… Mais oui. Je suis assez sceptique. Mathias a montré des variations avant même qu’il ne débute. Cependant, je ne suis pas sûr de sa nature pour le moment. Je voudrais que tu le bouscules un peu. Ça ne devrait pas être difficile étant donné que vous ne vous entendez pas, lança-t-il comme une évidence.
— D’accord... Pour le réveil, comment fait-on ? Vous ne l’avez pas précisé.
— Sauf si Mathias brise son rêve avant, je romprais le contact quand j’estimerai avoir obtenu assez de données exploitables.
Alan confirma brièvement avant de glisser dans son fauteuil. À contrecœur, il prit la main de Mathias pour créer le lien qui allait lui permettre de s’immerger. Vraiment, il n’avait pas envie de visiter son rêve, mais il allait se faire une joie de le secouer comme lui avait demandé Simon. Mais quand même… Pourquoi soumettre un test à l’Amplificateur ? Doucement, il se laissa porter par les vibrations que le songe émanait.