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Carmina-Xu
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43

Alan émergea difficilement. Plusieurs longues secondes lui furent nécessaires avant de remarquer la noirceur qui l’entourait. Cette étonnante sensation de flotter et d’avoir l’esprit lointain s’avérait pourtant révélatrice : il rêvait. Il jeta un regard lent autour de lui. La sédation était trop forte, mais il parvint à constater qu’il était seul pour le moment. Le Visiteur ne s’était pas encore introduis ? Est-ce qu’il s’était éveillé plus vite que prévu ou bien ce dernier tardait à forcer son songe ? Il grimaça en tentant de se redresser, mais son corps pesait des tonnes. Il possédait tout juste assez de force pour maintenir sa conscience correctement.

Finalement, il cessa de lutter pour mettre toute son énergie à la réflexion. Une idée. Il devait trouver une idée. Peut-être que bâtir la surface de son rêve avec un tissu de mensonges pourrait tromper le Visiteur. De plus, de mémoire, sa défense se révélait assez vive, surtout quand elle se déclenchait lui-même. Que devait-il faire ? Même en trouvant le moyen de mettre des bâtons dans les roues de cet intrus, c’était déjà trop tard…

Des vibrations secouèrent son corps engourdi et une présence pernicieuse s’immisça dans son rêve. Il était là, aussi délicat qu’un éléphant. Un grognement lui échappa. Ce mec avait vraiment pénétré un domaine dans lequel il n’était pas maître. Des limites, pour une fois, il ne s’en imposait aucune… Malgré cette rage s’emparait à nouveau de lui, le sédatif le rendait amorphe. Un murmure se glissa dans le creux de son oreille alors que la présence non désirée dans cet environnement ne faisait que grandir :

— Que représente la HDC pour toi ?

Une suggestion pour ouvrir un souvenir… Alan devait l’admettre, c’était grossier comme méthode, mais pour parfois l’utiliser lui-même, elle s’avérait terriblement efficace. Le Visiteur ne s’était pas assuré de son niveau de conscience, peut-être qu’il pouvait le leurrer en créant un fragment déformé. La clarté naquit autour de lui en réponse à la question de son envahisseur. Tout en se redressant, il souffla néanmoins une vérité à ce propos :

— Une vie alors que je comptais l’abandonner…

Doucement, il construisit l’environnement de ce jour qui avait tout changé pour lui. Celui où il avait quitté Marseille et rencontré monsieur Polen à Paris. Quand il y pensait, Alan ne savait toujours pas pourquoi il avait sauté sur l’occasion. Fuir Marika l’espace de trois jours ? Ou bien parce qu’un semblant d’espoir subsistait en lui malgré sa résolution funeste ? Quoi qu’il en soit, sans cette rencontre, il n’en serait clairement pas celui qu’il était devenu.

Un environnement lumineux se façonna, une vaste salle de réunion privatisée pour l’occasion. La vue qu’offraient les hautes fenêtres sur la capitale se révélait irréel pour lui qui sortait d’une cité délabrée. Alan s’efforça de tout construire, dans ses moindres détails, et rendre réaliste ce souvenir trafiqué. Trois reflets se manifestèrent en même temps que sa propre apparence fit un bond de vingt ans en arrière. Inévitablement, il retrouva ses émotions de cet instant. Pourquoi avait-il traversé le pays sans réfléchir ?

Alan tira la chaise devant lui, à côté d’un homme en costume qui le regardait surtout avec curiosité maintenant qu’il prenait du recul. L’interprète que monsieur Polen avait engagé pour faciliter leur échange l’avait bien aidé même s’il maîtrisait déjà bien l’anglais à cette époque. Cependant, son accent français, de surcroit sudiste, et celui autrichien, assez marqué, du PDG n’avaient pas été une mince affaire. Encore aujourd’hui, c’était parfois difficile de le comprendre.

Il jeta un œil à Mateus qui se tenait plus loin, à regarder dehors en étant appuyé contre les grandes baies vitrées. Un étrange grésillement se manifesta sur l’apparence de l’agent du Dreamer. Elle se déformait comme si son souvenir était partiel et que son esprit essayait de le modifier. Il déglutit et l’angoisse monta en lui. Quelque chose n’allait pas avec Mateus. Une partie de son visage devenait rouge vif sans pour autant distinguer les détails. Alan détourna vivement le regard en blêmissant. Ce n’était pas le moment que ce cauchemar incompréhensible se révèle. « Cauchemar » ? Le Visiteur ?

Alan reporta son attention sur monsieur Polen en restant pensif. Il n’y avait pas d’autre personne dans la pièce. Son intrus était donc caché à travers l’un des reflets, voire peut-être dans le décor. Évidemment, il soupçonnait Mateus, mais il ne pouvait pas l’affirmer. En tout cas, c’était certain, il était là. Il le sentait. Cette fois-ci, il comprit parfaitement les paroles de l’homme qui avait changé sa vie :

— Cela fait cinq ans que l’Union européenne a mis en place les journées de prévention et tu es le premier à présenter des résultats aussi impressionnants ! En général, je ne m’occupe pas des détections, je n’ai qu’un regard final sur les dossiers retenus. En revanche, cette fois, je tenais à te rencontrer. Tu dépasses tout ce qu’on avait estimé. Comme tu es mineur, c’est moi qui viens à toi.

 J’vois pas en quoi j’suis exceptionnel, marmonna-t-il en français comme à l’origine avant que l’homme à côté de lui traduise.

— Je pense que tu n’as pas conscience de l’ampleur de tes capacités. J’aimerais les approfondir aujourd’hui avec une série de tests supplémentaire. En tout cas, je veux que te faire intégrer mon département de Passeur dès que possible. Tu as du talent et je peux te tracer le chemin à suivre pour que tu sortes la tête de l’eau.

Il avait dit ça ? s’étonna mollement Alan en penchant la tête sur le côté d’un air sceptique. C’était si évident que sa situation était franchement à chier à cette époque ? Enfin, la HDC devait déjà tout connaitre de lui quand il repensait à son dossier interne…

Alan recentra ses réflexions. Dans l’immédiat, il n’arrivait toujours pas détecter le Visiteur même s’il sentait sa présence. Il ne lui servait rien d’intéressant en soi, mais il devinait que l’homme allait tenter de creuser. Automatiquement, son regard revint à Mateus qui, de souvenirs, n’avait pas bougé un instant ce jour-là. Son image continuait de vaciller avec une autre sans qu’elle devienne distincte. Ce reflet était le seul à présenter une anomalie. L’interprète lui répéta la réponse en omettant la dernière partie qu’il avait bien compris.

— Tracer un chemin ? Pourquoi ? questionna-t-il directement sans passer par l’intermédiaire.

— Pour pouvoir être Passeur, tu dois suivre des études supérieures. Ton établissement m’a prouvé que tu as d’excellente capacité même si tes résultats actuels montrent que tu es en plein décrochage scolaire. Cependant, pour ça, tu devras rejoindre l’Allemagne à ta majorité. Si tu choisis de le faire, tu deviendras un expatrié.

Alan leva les yeux sur Simon. Quelque chose n’allait pas avec cette réplique. Il se souvenait de l’avoir très bien comprise, mais là, elle était déformée. monsieur Polen lui avait fait cette proposition, mais en précisant si seulement il se sentait prêt à s’éloigner de sa famille. Tout comme avec Mateus, il se passait quelque chose d’étrange qui n’était pas de son fait dans ce faux souvenir. Il aurait même pu ne pas le remarquer s’il n’avait pas gardé en mémoire chaque mot prononcé ce jour.

L’échange se poursuivait, mais maintenant qu’il avait décelé une autre anomalie, il en perçait d’autres. Parfois, les intonations de Simon ne lui correspondaient plus malgré l’accent. C’était peut-être le bon moment pour utiliser sa défense. Même si ses paroles continuaient par automatisme, Alan se concentra pour retenir au maximum le phénomène qu’il libérait. Avec de la chance, il allait pouvoir détecter le Visiteur.

À nouveau, il jeta un œil dans la direction de Mateus, mais il ne remarqua rien autour de lui, pas la moindre distorsion que sa protection pouvait causer. En revanche, quand son regard revint sur monsieur Polen, il vit immédiatement le petit point d’une spirale naissante derrière lui. Il se trouvait là ! Il stoppa sa défense avant qu’elle devienne incontrôlable. Le Visiteur copiait les reflets ? C’était ce qu’il supposait pour l’instant. Quel branquignol… Il l’avait détecté dès la surface.

Alan se leva doucement en agissant naturellement comme si le souvenir se déroulait ainsi. Il s’approcha du bureau tout en continuant de s’exprimer avec aisance en anglais malgré des prononciations parfois hasardeuses. Puis, d’un mouvement vif et brutal, il empoigna le col de la chemise de Simon. Il le tira à lui tout en sifflant son mépris :

— J’espère que t’es pas le meilleur Visiteur parce que franchement, t’es qu’un putain d’amateur ! Maintenant que j’ai mis la main sur toi, le cauchemar, c’est moi !

Alan le traîna assez fort pour le faire passer par-dessus le bureau et il se concentra pour forcer l’accès au niveau inférieur de son rêve. Il ignorait si utiliser sa deuxième capacité avec de plus en plus d’aisance était une bonne chose, mais là, c’était le cadet de ses soucis. Il comptait créer un paradoxe pour prouver la limite de la variance du Visiteur, lui montrer le gouffre qui les séparait. Un terrible rire le prit. Perdu pour perdu, autant le faire en beauté !

Le sol se déroba sous ses pieds et ils chutèrent ensemble. L’apparence de Simon se déforma jusqu’à devenir celle que cet homme possédait réellement. Alan put voir la panique puis la terreur naitre sur son visage, il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Le Visiteur porta les mains à ses poignets pour le forcer à le lâcher, mais Alan ne fit qu’affirmer davantage son emprise. Il avait le sentiment que tant qu’il le tenait, il sentait qu’il pouvait le garder avec lui. Une vibration le traversa, ils s’étaient enfoncés dans le rêve. Il concentra pour bâtir un nouvel environnement et un reflet qui allait le révulser corps et âme.

Avec plus d’énergie, l’appartement où il avait tant souffert à Marseille, insalubre et chaotique, se dressa autour d’eux. Son emprise sur les vêtements du Visiteur se resserra violemment, à l’égal de celle qu’il avait lui-même subie dans ce fragment de souvenirs. Alan vit ses mains devenir bien plus fines et féminines tandis que l’homme qu’il tenait se transforma à son tour. Sa raison se brisa quand Alan se retrouva devant son propre reflet. Celui-ci se préparait avec une profonde terreur à prendre une nouvelle raclée sans qu’il ait le courage de répliquer. Pourtant, à quinze ans, il commençait à avoir une bonne carrure. Alan siffla d’une voix qui n’était plus la sienne et qui ne fit que déchirer encore plus son esprit abîmé :

— On joue pas dans la même cour p’tit touriste ! Regarde-toi ! Nous sommes qu’au deuxième niveau et j’ai déjà compris ta variance et je le pousse au paradoxe ! Tu voulais devenir mon cauchemar ? Admire le mien droit dans les yeux si tu en as le courage ! Ressens ma détresse et ma résignation devant Marika !

Alan le relâcha d’une main et lui assena une gifle digne de la femme qu’il incarnait, à en dévisser la tête. Un terrible et incontrôlable rire s’empara de lui sans que ce soit sa voix. Se violenter soi-même ainsi décimait sa raison. Il n’y avait rien de pire pour un rêveur que de se mettre dans la peau de son bourreau ! Sa carapace se brisait. De toute façon, il était perdu, il n’allait pas s’en sortir, peu importe l’issue du songe ! Il se trouvait dans les mains du Méridien, il n’allait pas rester vivant longtemps après son réveil. Même si c’était le cas, rien ne lui garantissait que le traitement qui lui était réservé serait préférable à la première option !

Quitte à y passer, autant choisir sa propre fin ! Son ricanement devint lugubre alors qu’il retrouvait sa véritable apparence. Un affreux sourire lui fendit le visage quand l’homme tenta de se défaire de sa prise. C’était trop tard, ses mains ressemblaient à des aimants sur lui. Celui-ci allait devenir le dommage collatéral de sa folie désespérée. Ça apprendra aux autres Visiteurs que se promener dans la tête d’un Passeur, ce n’était pas l’idée la plus lumineuse !

— Hey p’tit touriste, ça te dit de visiter les Méandres ? Je me suis toujours demandé à quoi ça pouvait bien ressembler !

L’homme se décomposa en comprenant qu’il était parfaitement sérieux. Il commença à se débattre en lui hurlant qu’il était fou ! Oui ! Ses nerfs lâchaient et sa maîtrise de soi volait en éclat ! Il préférait la non-vie que ce qui pouvait l’attendre après son réveil ! Le choix des Méandres était tout trouvé… Il le gratifia encore une fois d’un sourire sinistre. Il l’entendit se plaindre désespérément :

— J’arrive pas me réveiller ! Pourquoi mon système d’urgence ne s’allume pas ?

— Mon rêve, mes règles, précisa Alan avec prétention. Qui vous a dit que j’étais un Passeur conventionnel ? rajouta-t-il en ponctuant sa remarque d’un rire. Aller vient ! Tu as vu mon cauchemar conscient, maintenant, rencontres celui qui me hante depuis que l’Amplificateur a failli me flinguer !

Alan le tira une nouvelle fois vivement en avant pour forcer le passage du niveau inférieur de son rêve. Il n’avait pas envisagé qu’un jour, il ferait ça sans se soucier des conséquences que ça pouvait avoir. Une drôle de supposition naquit. Le Visiteur avait mentionné qu’il possédait un système de réveil d’urgence, et juste à voir sa tête, il aurait déjà dû se déclencher. Est-ce que le fait qu’il le tenait, il bernait les mesures ? Car lui, même s’il avait définitivement pété un plomb, il demeurait serein. Il ne prit pas la peine de se concentrer sur l’environnement de l’inconscience. Encore une fois, le Visiteur hurla de peur :

— Mais putain ! Tu fonctionnes comment ? T’es pas normal !

— C’est bien pour ça que Polen tient à me garder et que je suis si efficace ! ricana Alan avec prétention.

D’un coup, une sombre et oppressante présence se manifesta alors que ce qui les entourait demeurait dans le néant. Le Visiteur se figea avec terreur. De son côté, Alan resta stoïque. Il avait l’habitude de cette sorte d’énergie qui inspirait une peur irrationnelle. L’angoisse lui tiraillait le corps, il savait ce qui allait suivre, cette image marquée au fer rouge dans sa mémoire. Quelques mots franchirent les lèvres de l’homme :

— Merde… Tu l’as déjà vu ?

Alan leva un œil perplexe sur le Visiteur. De qui parlait-il exactement ? Ce monstre n’était pas le fruit de son imagination ? Ayana disait le contraire aussi… Son cœur se serra en pensant à sa belle fleur, son seul regret dans cette histoire tragique dont il avait décidé la fin. Au moins, elle se trouvait en sécurité… Le reste n’avait plus d’importance. Il avait presque atteint son but, mais il comptait bien martyriser cet homme jusqu’à la fin ! Tapis dans la noirceur, Alan perçut du mouvement, invisible et pourtant présent, tel un chasseur qui rôdait sans se montrer.

Le Visiteur agitait frénétiquement la tête dans tous les sens, à la recherche de ce mal qui commençait à jouer avec eux. Alan resserra davantage ses mains sur le col de l’homme jusqu’à sentir ses propres ongles à travers le tissu. Il était pétrifié à l’idée de voir ce visage, la peur le tétanisait, l’angoisse le traversait comme une violente déferlante. Lorsqu’il vit une première fois le demi-masque démoniaque rouge au regard blanc, le Visiteur hurla de terreur quand il le remarqua à son tour. Le nom qui franchit ses lèvres le glaça profondément :

— Nightmare ! Putain, un Nightmare !

Alan manqua presque de relâcher sa prise. Comment ça « un » Nightmare. Ayana l’avait aussi nommé ainsi en le sortant de son cauchemar quelques années plus tôt, mais elle lui avait que c’était une seule personne. Sans savoir pourquoi, il maudissait sa mémoire défectueuse. Il avait le solide sentiment que c’était vrai. Que ce « un » constituait une vérité.

À plusieurs reprises, ce cauchemar se montra, toujours de plus en plus près d’eux. Quand Nightmare devint beaucoup trop proche pour sa raison biaisée, Alan tira une nouvelle fois le Visiteur sans réfléchir. Il devait quitter le niveau avant que la terreur s’empare de lui. Dans quelle circonstance avait-il pu faire face à ce monstre ? Son cœur s’emballait et si la victime qu’il tenait s’accordait à lui, il allait peut-être pouvoir se réveiller avant d’atteindre son but.

Ils chutèrent à nouveau. Après quelques secondes, Alan se sentit percuté comme s’il venait de sauter dans l’eau. Il connaissait cette sensation, mais il constatait qu’elle s’avérait bien plus frappante que d’habitude. Il trouva la force de stabiliser l’environnement flou autour d’eux. Alan serra des dents quand le toit sur lequel ils se tenaient se précisa. Il se demandait à force s’il ne se torturait pas plus lui-même que l’homme qui luttait de moins en moins contre sa prise.

Cette triste vision sur les quartiers nord de Marseille… L’orage grondait avec violence et des trombes d’eau s’abattaient sur eux. Les vibrations du rêve devinrent bien plus intenses. Le Visiteur le savait autant que lui, c’était particulièrement révélateur de son état d’esprit. Après tout, il avait atteint le niveau de ses émotions… Un nouveau rire s’empara de lui. Si puissant, qu’il se réverbéra malgré le chaos sonore dans lequel ils étaient noyés, si différent de ceux qu’il avait déjà pu émettre jusqu’à maintenant. Alan adressa un sourire terrifiant par son soulagement honnête, puis commença à reculer en tirant l’homme avec lui.

« Désespoir »

Doucement, il s’approcha de la bordure du toit. Il grimpa la marche tout en continuant de traîner son intrus avec lui. Lui aussi semblait avoir perdu espoir, il n’opposait plus de résistance. Peut-être que l’émotion qui dominait le rêve l’impactait comme lui… Cette réflexion lui paraissait futile maintenant. Pourtant, quand il fit un nouveau pas en arrière au-dessus du vide, l’homme retrouva de l’énergie pour le retenir. Il prit appui sur la pierre d’un pied tout en tentant de faire contre poids pour maintenir Alan qui se laissait basculer. Il éclata encore une fois de rire. C’était ironique de voir un Visiteur le retenir dans ce souvenir alors que par le passé, personne ne l’aurait fait ! Il le surplomba malgré l’angle qu’il avait pris au-dessus du précipice, mais il lui offrit un étrange sourire sincère en lui remarquant :

— Je suis pas con. Je sais que, quoi qu’il arrive, je m’en sortirais pas vivant. Mais au moins, j’ai sauvé ma femme…

« Résignation »

— Ça sert à rien que je lutte contre ça, continua-t-il en ignorant la résonance d’émotions. De toute façon, hormis elle et Hugo, personne ne pleurera. Les chiens ne font pas des chats et je suis un putain de Ribes ! L’idée de me foutre en l’air ne date pas d’hier… C’est lâche, mais je préfère choisir ma fin plutôt que de subir un scénario méprisable…

« ABANDON »

Alan força pour davantage basculer vers le vide, toujours fermement accroché au t-shirt de l’homme. Le Visiteur posa le deuxième pied sur la marche pour retenir sa chute en contrebalançant de tout son poids. Cette fois, son choix ne vacillera pas ! Il fera cette chute qu’il aurait dû faire à ses dix-huit ans si Simon n’avait tout chamboulé ! Comment avait-il fait pour le convaincre en quelques heures de le suivre ? Peu importe. C’était trop tard. Encore une fois, il rit aux éclats et il accabla le Visiteur avec ironie :

— Tu as eu le malheur de t’aventurer dans mon esprit torturé sous les ordres de Marika ? Celle qui m’a jamais donné le droit de l’appeler « mère » ? Mais quelle blague… Je suis un Ribes et je vais te montrer à quel point je suis aussi une saloperie dans mon genre ! Je vais t’emporter dans les tréfonds de mon âme !

Alan surprit le Visiteur en se redressant et prit une grande impulsion pour se jeter dans le vide. Ses pieds quittèrent le sol et inévitablement, il entraina l’homme qu’il piégeait. C’était avec une étrange sérénité qu’il accueillait cette sensation de ne plus rien maîtriser et cette gravité qui s’emparait de lui. Il rêvait, mais aurait-il ressenti cette même quiétude d’esprit à l’idée d’enfin se libérer ? Celui qu’il condamnait était à juste titre dans un état de panique incontrôlable, contrairement à lui, il voyait le sol se rapprocher. Il était temps qu’il crée les conditions favorables à son but.

Pour ouvrir les Méandres, il devait tordre à l’extrême son songe pour qu’un souvenir devienne une réalité à ses yeux… Alan cessa de lutter pour maintenir la structure environnante. Il le savait, l’impact approchait, et pourtant, leur chute demeurait interminable. Il ne parvenait plus à percevoir les limites de son rêve, comme si celles-ci avaient disparu. Ça n’avait pas d’importance. Son regard restait rivé sur le Visiteur qui semblait encore espérer trouver un moyen de se réveiller. Alan esquissa un sourire. Il ne pouvait s’empêcher de jouer avec cet homme même si tout était fini. Avant qu’un fou rire le reprenne, il l’informa :

— Gare à l’impact ! 

Son dos s’écrasa sur une surface qui aurait dû être composée de béton, mais le choc le brisa comme s’il s’agissait de verre. Son songe devenait fragile. Les vibrations particulières étaient en train de tirer la sonnette d’alarme, mais il l’ignorait en toute conscience. À nouveau, ils s’enfoncèrent encore plus loin dans le rêve. Ils atteignaient son cœur, le cinquième et dernier niveau avant la fin. Le Visiteur sembla se remettre un peu de ses émotions, mais il n’allait certainement pas le lâcher. C’était prendre le risque qu’il s’en sorte.

Le silence devint écrasant et la noirceur s’installa. Ainsi donc, son cœur se trouvait dans cet état… Alan pinça des lèvres un instant devant ce constat. Son passé l’avait rattrapé tout comme ce dont il était capable de commettre dans les situations les plus désespérés. Un Ribes reste un Ribes… Il devina deux images se matérialiser dans son dos. Il n’avait pas besoin de se retourner pour les découvrir. Cette pensée ne pouvait faire apparaitre que deux personnes : Marika et Amar. Surement avec le seul visage qu’il connaissait de ce dernier, presque identique au sien maintenant. Il avoua avec résignation :

— Ouais, je suis le fils de Marika et d’Amar Ribes… Et, ironie du sort pour un Passeur de rêve réputé. La grosse blague, hein ? Au pire, j’aurais pu devenir un Visiteur si la HDC n’avait pas triché en tout point pour m’avoir.

— Elle vous fait croire que vous êtes rares ! Nous sommes plus nombreux que…

— Parce que tu penses qu’on ne le sait pas ? stoppa Alan en le secouant presque. Vous restez dans l’ombre pendant qu’on doit tenir une image fausse ! On est trié sur le volet ! Seuls les meilleurs qui n’ont pas d’antécédents sont retenus ! Ouais, je rentre pas dans cette dernière case, mais tu l’as vu, Polen est venu me chercher en personne ! Ce n’est pas innocent de sa part alors qu’il sait tout de moi ! Enfin… Tout ça n’a plus d’importance maintenant, souffla-t-il en prenant une longue inspiration. C’est la fin de notre aventure p’tit touriste !

Alan laissa son esprit partir et les signes annonciateurs des Méandres se manifestèrent avec fracas. L’environnement sombre et insondable se stria de grandes fractures blanches. Son rêve se détruisait et la réalité qu’il souhaitait se façonnait derrière cette façade. Les Calanques. L’air marin et chaud commença à doucement lui chatouiller les narines en soulevant le flot de souvenirs qui s’y associaient. Ayana. Des bras fins lui encerclèrent la taille tandis que la petite silhouette de sa femme naquit à ses côtés. Il voulait sentir sa chaleur, sa peau… Rendre son image vivante. Les fissures s’étendirent toujours plus en s’élargissant.

Le Visiteur paniquait tant, qu’il s’était résolu à lui donner des coups pour le faire lâcher ou probablement dans le but de le réveiller avec un choc. Sauf qu’il avait commis une erreur, celle de trop le sédater. Il pourrait lui crever les yeux que ça n’aurait pas l’effet escompté.

D’un coup, Alan se retrouva les mains vides. Il resta durant plusieurs longues secondes sans réagir. Puis, il réalisa. Le Visiteur s’était dissipé… Il s’était réveillé ! Alan hurla de colère à s’en casser la voix avant qu’un fou rire incontrôlable ne s’y mêle. Une intervention extérieure ! Il n’y avait que ça pour faire disparaitre un rêveur ainsi !

Alan regarda d’un air hagard autour de lui les dégâts qu’il avait causés. Les déchirures devenaient béantes, son songe était sur le point d’éclater pour faire place à une fausse réalité qu’il avait lui-même définie. Il serra dans ses bras Ayana qui prenait progressivement vie en se basant sur un condenser de souvenirs. Au moins, il sera heureux dans cette illusion… Son cœur le comprimait. Il avait osé en arriver là et en plus il avait perdu celui qu’il voulait entrainer dans sa chute…

Brusquement, il sursauta en sentant une vibration à son poignet. Crédule, il découvrit sa montre. Elle venait de s’activer ? Comment ? Il ne se souvenait même pas de la porter aujourd’hui. Tout commença à s’effacer autour de lui. Ayana fut la première à disparaitre, laissant ses bras en suspens dans le vide. Alan le sentait, il était en train de se réveiller malgré la sédation et les Méandres qui menaçaient de s’ouvrir définitivement. Les questions envahirent ses réflexions. Il n’y avait que monsieur Polen, Ayana et Hugo qui connaissaient cette méthode pour le tirer d’un songe de force.

Son esprit s’éteignit progressivement. Il ne perdait pas pied, mais ses pensées ralentirent de plus en plus comme s’il commençait un retour de force. Cependant, la noirceur continuait de régner. Les fractures s’estompèrent… S’était-il définitivement perdu au fond de son âme ? Il n’avait plus la force de lutter. Mentalement, il était épuisé…

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