Alan ouvrit doucement les yeux et resta perplexe devant ce qu’il découvrait. Que la surface d’un rêve soit plongée dans le néant s’avérait plutôt commune, mais là, une insondable noirceur régnait. Pourtant, elle ressemblait à une nuit étoilée, constellée de points lumineux. En y portant plus d’attention, il s’agissait de prismes et de cristaux qui scintillaient. En regardant autour de lui, il ne put que constater que ce tableau se répétait à l’infini. C’était époustouflant ! C’était ça les Méandres du spécimen zéro ?
Cependant, l’angoisse le prit en étouffant son émerveillement. La sensation de n’être qu’un grain de sable dans cet espace distillait la peur. Ce rêve se révélait si gigantesque, qu’il n’en percevait pas les limites. C’était comme s’il s’étendait à l’infini, sans la moindre structure. Il déglutit, il avait essayé de ne s’attendre à rien de précis en s’immergeant, mais ce qui l’entourait le dépassait.
Comment était-il censé retrouver Zackary dans cet abysse ? De plus, il avait cette étrange impression qui perturbait ses sens, semblable à celle que les Dreamers dégagent, mais bien plus condensé. Alan s’efforça à se concentrer sur le mouvement. Il y avait une absence de gravité, mais ça n’avait rien de surprenant. Il se pencha en avant et son déplacement s’enclencha. Il ne ressentait pas de difficulté, mais il remarqua très vite une certaine résistance, un peu à l’égal de l’eau.
Il s’arrêta aussitôt. Sa stupéfaction lui en faisait oublier ses bases. Avant de commencer ses recherches, il devait estimer ce qu’il pouvait effectuer. Alan se concentra pour se débarrasser de ce costume qui le révulsait. Il visualisa une vieille tenue de sport comme il les appréciait. Il se sentait totalement bloqué… Sa gorge se noua et il s’empressa à vouloir faire apparaitre une cigarette entre ses doigts, mais encore une fois, rien ne se manifesta, sans l’ombre d’une esquisse de la forme. Une grimace terrifiée s’installa sur ses traits en comprenant que, même inactif, le spécimen zéro avait une volonté titanesque. En somme, Alan ne possédait que deux armes, ses variances et son entêtement à réussir ce défi. Il nageait dans l’inconnu… Enfin, « errait » lui paraissait un bien meilleur mot par rapport à la situation.
Alan prit de longues inspirations pour retrouver son calme. Il devait agir en réfléchissant. Explorer et comprendre l’environnement dans lequel il évoluait était dans l’immédiat sa seule option. De toute manière, avec la sensation omniprésente, il réalisait qu’il était incapable de détecter son hôte. Sa boussole interne tournait en rond.
Avec légèreté, il se laissa porter par cette étrange gravité sans vraiment savoir où il se dirigeait. Il ne trouvait aucun point de repère et tout se ressemblait. Cependant, ces cristaux l’intriguaient. Plus il dérivait, plus il découvrait que la plupart d’entre eux possédaient de vive couleur, animé pour certains. Au fur et à mesure qu’il s’approchait des prismes, il remarqua qu’ils contenaient des images fixes ou qui se déroulaient comme des scènes à l’intérieur. Parfois, ils abritaient des paysages grandioses, mais irréels à ses yeux. Celui qu’il regardait représentait une sorte d’oasis extrêmement riche en flores, perdu dans un désert comparable au Sahara. Un autre révélait une cité antique dont la configuration le surprenait. C’était comme si elle était construite sur colline. Les différents quartiers formaient des ceintures de plus en plus élevées, sans compter ce château qui dominait toute la ville à son sommet… Encore une fois, il ne trouvait aucun point de repère. Un tel monument n’existait pas !
Plus il s’enfonça, plus les cristaux lui paraissaient vivants. Cependant, il s’arrêta devant l’un d’eux qui se révélait bien plus grand. Une scène défilait inlassablement à l’intérieur, une vision d’une vie qui fourmillait sur une place. Le bâtiment le plus éloigné possédait une façade qui ressemblait à celle d’une église, mais ce qui le pétrifia, ce fut les nombreux acteurs qui l’animaient. Des… Démons ? Que ce soit les enfants ou les plus âgées, ils étaient tous pourvus de cornes ! Pourtant, à leur manière de bouger, leurs expressions, ils paraissaient tous si humains…
Alan se frotta le visage nerveusement en échappant un rire. Soit le spécimen zéro était fou, soit c’était lui qui le devenait ! Une telle forme de vie n’existait pas ! Enfin… Il le croyait. S’il laissait sa raison de côté, son hôte n’avait rien de commun avec lui. Alors peut-être que, finalement, c’était possible. Est-ce que les Dreamers avaient également découvert tout ça pour le qualifier de démon ? Il observa encore un peu, il ne parvenait pas à définir une époque. De plus, il remarquait que leurs attributs s’avéraient aussi uniques, il n’en voyait pas un seul posséder les mêmes cornes qu’un autre. Un nouveau rire nerveux résonna. C’était tout simplement inconcevable !
Alan reprit sa progression sans plus savoir où donner de la tête. Il découvrait tant de choses, tout un monde peuplé de ces créatures bien loin de l’image que les religions avaient pu leur accorder. Il décelait des êtres heureux, avec leurs habitudes et leurs relations. Il avait parfois repéré des personnes qui n’avaient rien de commun avec les autres, il ne devait pas appartenir à la même espèce. Ils ne possédaient pas de cornes et étaient toujours enveloppés dans de grandes capes. En revanche, il supposait qu’ils étaient minoritaires. Merde… En peu de temps, tout ça était en train de devenir normal à ses yeux ! Du moins, c’était ce que sa perception lui disait, mais en réalité, depuis combien de temps il s’était vraiment immergé ? Cette question l’angoissait.
Il s’arrêta net après être passé devant un prisme qui avait attiré son attention. Il revint en arrière après avoir continué de glisser dans le vide quelques secondes. Était-ce de la magie qu’il venait d’apercevoir ? Élémentaire, déduit-il en constatant qu’il s’agissait d’un duel entre deux personnes. Le feu contre l’eau… Soudainement, il comprit ce qui l’entourait. Le Feu ! Zackary… Tout ce qu’il observait constituait en vérité des fragments de ses souvenirs !
À nouveau, Alan se frotta les yeux en riant de nervosité. C’était vraiment un tout autre univers auquel il appartenait, finit-il par admettre. Comment avait-il pu arriver là, lui et celle qui avait été repérée ? Est-ce qu’il allait l’apercevoir ici, quelque part entre tous ces bouts de mémoire qui s’éparpillait ? Cet homme n’en était pas un et il n’avait rien à voir avec une personne malade, perdue dans son esprit. Il regarda autour de lui. Tous ces cristaux représentaient une vie qui avait volé en éclat. Il avait même le sentiment que son hôte essayait de les préserver du temps qui n’existait pas pour sa chair.
En reprenant son errance, la tristesse commença à lui tordre le cœur. Plus il avançait, plus il découvrait que sa mémoire s’altérait et s’abimait. Alan remarquait régulièrement des cristaux inactifs et dont les couleurs devenaient ternes. Certains ne possédaient plus la moindre image à l’intérieur d’eux même s’ils émanaient encore quelque chose… Des émotions peut-être ?Alan pinça des lèvres en regardant autours de lui. Les rêves constituaient un reflet de soi, de son existence, et tout était en train de s’effacer. Si Zackary venait à réouvrir les yeux un jour, il ne pourrait pas se sentir complet. Son identité profonde disparaissait.
Durant son errance, Alan découvrit un prisme abimé. La structure avait souffert, mais son contenu continuait de s’animer. Elle semblait fracturée comme du verre. L’épicentre du choc était clairement marqué comme du verre. Cependant, il ne pouvait pas avancer la moindre hypothèse. C’était le seul qu’il avait aperçu dans cet état.
Alan ne s’attarda pas davantage. Ce n’était pas son objectif de tout observer. Il devait trouver celui auquel tout ça appartenait, la clef de son réveil même s’il ignorait à quoi s’attendre. D’une manière ou d’une autre, il n’espérait pas en ressortir totalement indemne. Il commençait enfin à comprendre le sens des paroles de Simon.
Au loin, un scintillement plus fort attira son regard. Il s’y rendit, faute de savoir où vraiment aller. Il n’avait pas la moindre idée de comment se diriger, rien à travers ce silence et ce paysage figé ne lui permettait de s’orienter vers le spécimen zéro. En s’en approchant, Alan trouva un fragment bien plus imposant que les autres. Un souvenir particulièrement important, supposa-t-il alors qu’il découvrait que la forme se révélait bien plus massive. Les couleurs qui le composaient étaient diversifiées et plus nettes par rapport à ce qu’il avait pu regarder jusqu’à maintenant et son animation fluide. Il s’attarda un peu. Peut-être que ce souvenir bien plus vif que les autres lui permettra d’en apprendre plus à son sujet, qui il était plus en détail.
Alan resta bouche bée devant ce qu’il découvrit. Il avait supposé qu’il existait une espèce minoritaire dans cet univers qui lui paraissait de plus en plus complexe et il obtenait sa réponse. Oui… Et il s’agissait d’Anges. Sans peine, il devina que c’était une femme, mais de dos, ses ailes noires ne lui permettaient pas de la détailler davantage. Elle devait être importante aux yeux de Zackary pour qu’elle soit ainsi capturée dans ce souvenir. Elle se tourna légèrement et son regard d’argent le transperça. Ils paraissaient las malgré leur aspect dur et sévère.
Alan s’assombrit gravement en reconnaissant ce visage et ces cheveux blond-platine… C’était elle, cette furie perdue qu’il chassait en passant d’un rêve à un autre. Ça lui échappait, comment les Dreamers avaient-il pu présumer qu’elle possédait un lien avec son hôte et qu’il serait peut-être capable de la contenir ? Encore une fois, l’avaient-ils vu avant lui ? Ou bien était-ce une simple supposition ? Au point où il en était, il ne croyait plus rien ni personne. En revanche, une fascination certaine s’installait en lui. Tel, qu’il approcha ses doigts par curiosité.
Alan se sentit aspiré dès qu’il effleura la surface. La panique le gagna en un clin d’œil devant cette puissante attraction qu’il venait de déclencher sans le vouloir. Progressivement, la structure le happa. Un affreux sentiment de perdre le contrôle de lui-même le prit. Il avait l’impression que son corps changeait au fur et à mesure qu’il se noyait dans ce souvenir. Même en se débattant, rien à faire, il ne parvenait pas à se libérer.
Inévitablement, quand sa tête traversa la limite, un cri tenta de passer ses lèvres sans réussir. Ses traits se déformaient pour prendre une autre forme. Les couleurs qui s’imposaient à lui l’agressaient alors qu’il s’était habitué à la noirceur du rêve. Sa réflexion ralentit. Un constat. Il était en train de s’immerger dans le souvenir ! Ses pensées changèrent de mode de fonctionnement. Il n’avait plus aucune maîtrise, comme s’il devenait « lui »…
Le mélange de nuances gagna en netteté. Des formes se dessinèrent plus précisément. Les sensations prirent une tout autre dimension. Une vision inhabituellement haute. La pierre froide sous ses pieds nus. Un léger tintement de métal à chaque pas. La vigueur de son corps dans cet escalier en colimaçon. Une enivrante énergie qui circulait en lui. La satisfaction après l’effort…
Le soleil se couchait, il arrivait pile à temps pour l’admirer ! Un peu de calme en compagnie des griffons n’était pas un mal. La plupart des bêtes étaient déjà descendues d’un niveau pour rejoindre leur nid, mais plusieurs se trouvaient encore là, à profiter des derniers rayons. L’une d’entre elles se révélait bien plus massive que les autres, plus vieille à en juger l’aspect de ses plumes. Il tira de sa besace un bout de viande qu’il lança dans la direction de l’animal en annonçant joyeusement :
— Salut Héal ! Attrape ça !
Le griffon s’empara vivement du morceau sans peine, en relevant sa tête d’aigle au bec acéré. La bête émit un petit sifflement avant qu’il ne prenne place à côté de lui en laissant ses jambes prendre dans le vide.