Alan ouvrit doucement les yeux. Sans surprise, la surface du rêve de Mathias était construite et particulièrement bien détaillée. Cela n’avait rien d’étonnant de la part d’un Passeur qui avait plus de dix ans de pratique à son actif. Cependant, il comprit très vite que le niveau était cloisonné. Qu’en réalité, il s’avérait bien plus grand que cette salle ne le laissait penser. Il observa l’environnement, un bar à ambiance qui avait une allure de pub avec ses voutes et son comptoir en bois sombre. Néanmoins, l’impression de richesse qui ressortait lui permettait de deviner que ce lieu n’était pas ouvert à n’importe qui. Mathias se tenait assis sur un tabouret, accoudé au comptoir avec un verre à la main. Son costume de soirée ne jurait en aucun cas avec l’endroit. Il se retourna vers lui et le tacla aussitôt en se moquant sans se retenir :
— J’ai trouvé le temps long ! J’ai bien cru que tu n’étais plus capable de t’immerger !
— Tu sais que vingt minutes pour passer en sommeil paradoxal, c’est tout aussi long ? Ce n’est pas ce que j’appelle une belle performance.
— Tu ne paies rien pour attendre toi, rétorqua-t-il en étant piqué à vif par sa remarque. Tu es dans mon rêve ! On va pouvoir mettre les choses au clair tous les deux. Tu es peut-être le numéro un de la HDC Europe, mais tu restes qu’un plébéien ! Quoi que tu fasses, je te suis supérieur !
Alan ricana sans se retenir d’un air bien plus mauvais que coutume. Non seulement Mathias pensait qu’il n’y aurait pas de décharge, mais en plus, il lui donnait les arguments nécessaires pour ne pas lui faire de cadeaux ! Il transforma doucement son apparence de Passeur au profit du gamin des cités qu’il avait été. Il avait raison. En revanche, il comptait bien lui prouver que, même s’il venait des bas-fonds, il avait bien plus de valeur que lui. Il répondit en mêlant ironie et fierté :
— Un plébéien ? C’est clair, je te contredirais pas ! Mais ça fait que démontrer que j’ai bien plus de mérite que toi et tes titres de noblesse ! Je ne vais pas te cacher que j’apprécie aussi me trouver dans un rêve même si c’est le tien. Je n’ai plus besoin de ça, indiqua-t-il en arrachant son appareil auditif. Et encore moins de ça ! remarqua-t-il en lui jetant sa canne aux pieds.
— Qu’est-ce que ça peut bien me faire que tu ne sois plus un handicapé l’espace d’un songe ? Ça ne changera pas le fait que tu restes un moins que rien et un enfoiré de Français.
— Des paroles ! Toujours des paroles ! se moqua Alan sans se retenir de rire. Ton seul talent, c’est de brasser l’air ! Tu sais, quand on est un « plébéien » de mon genre, les mots, c’est pour les lâches !
— Toi aussi tu ne fais que de beaux discours ! Tu ne peux rien me faire, nous sommes dans mon rêve. Dois-je te rappeler ma variance ?
Une magnifique femme brune en robe de soirée rouge sombre se dessina à ses côtés. Il n’avait pas oublié que Mathias avait la capacité de parfaitement contrôler sa défense et que dans le cadre d’immersion, il pouvait la matérialiser pour se protéger. En revanche, elle restait une entité, peu importe la forme qu’elle prenait. Le Passeur commenta avec mépris :
— Oserais-tu frapper une femme ?
Alan fut troublé. La remarque qu’il venait d’entendre n’avait pas suscité le moindre effet sur lui, mais ce qu’il avait aperçu chez cette défense l’avait dérangé. Durant une fraction de seconde, telle une image subliminale, il avait vu un tout autre reflet. Cette même femme marquée de bleu et terrifiée… Elle était… Construite à partir d’un souvenir ? Il n’osa pas terminer sa réflexion. En revanche, cette tentative de menace le fit éclater de rire et il rétorqua aussitôt :
— Et dire que c’est moi qui a des problèmes de mémoire ! Tu sais devrais consulter ? Si je ne connaissais pas ta variance, je me demanderais vraiment pourquoi tu es un Passeur de rêves ! Ah tiens… Si je me souviens bien, c’est une entité non ? Dois-je te rappeler la mienne ? renvoya-t-il avec ironie.
La jeune femme se plaça en défense devant Mathias, mais l’affreuse impression qu’il avait vis-à-vis d’elle ne fit que de s’accroître. Il avait quelque chose à cacher à travers elle. La surface était bien trop renforcée pour ce soit naturel et clairement, c’était pour l’empêcher d’aller plus loin. Or, il était un Passeur dont la spécialité dans la recherche d’informations… Est-ce que Simon possédait un autre objectif avec cette immersion qu’il s’était gardé de préciser ? Cela lui ressemblait bien… D’ailleurs, il voulait des émotions intenses ? Il allait tenter d’en déclencher :
— C’est évident que tu caches quelque chose Mathias.
— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça, rétorqua-t-il en restant sur la défensive.
— Je ne me serais pas posé la question si tu n’avais pas à ce point restreint la surface de ton rêve. Je vois quelque chose d’ignoble à travers ta défense qui est construite à partir d’un souvenir… J’ignore ce que tu caches, mais ça tombe bien, trouver ce qui dérange, c’est ce que je sais faire le mieux !
Alan décela une furtive expression d’angoisse sur visage avant qu’elle ne devienne mauvaise. Il avait toujours pensé que Mathias était une personne malsaine, mais là, il craignait d’être loin de la vérité. La colère et le dégout commencèrent à monter en lui. Il avait envie de se défouler, surtout qu’il était de plus en plus convaincu qu’il n’était pas innocent… Finalement, il allait forcer !
Il avança de quelques pas vers Mathias en abandonnant son air peu sérieux et désinvolte. La défense réagit automatiquement en faisant apparaitre une arme à feu et se mit en joug. Ça ne l’impressionnait pas le moins du monde, elle restait une entité quoi qu’elle fasse. Il s’arrêta à quelques centimètres du canon pointé sur son front en faisant attention à ne pas le toucher. Mathias semblait vraiment oublier sa variance à cause des autres préoccupations qui monopolisaient ses réflexions. De toute ma manière, même s’il se souvenait de son insensibilité, il ne savait pas comment elle fonctionnait. Le détail des variances restait toujours confidentiel. Il le provoqua pour le pousser à la faute :
— Tu ordonnerais à quelqu’un de faire feu ?
— Sans aucune hésitation et surtout sur toi !
La défense tira sans sommation, mais Alan resta de marbre, les mains dans les poches, alors que la balle lui traversa la tête comme s’il n’existait pas. Mathias se décomposa soudainement tandis que la femme recommença jusqu’à vider son chargeur. Il ricana et lui indiqua avec dédain :
— Des objets qui proviennent d’entité restent des entités… C’est dommage que ça ne m’affecte pas, sinon j’admets que le réveil aurait été brutal ! Du coup, tu as tiré… Je suis donc maintenant en position de légitime défense n’est-ce pas ?
Dès l’instant où il termina sa phrase, il se lança sans attendre une quelconque réplique de la part de Mathias. Il avait osé donner cet ordre, ça en disait long sur ce qu’il pouvait commettre. C’était un rêve, mais ils cachaient toujours une grande part de vérité, il le savait que trop bien. Il traversa la défense comme si elle n’existait pas et expédia son pied directement dans les côtes de l’homme. Il ne prit pas la peine de se retenir, de toute manière, hormis le choc, il n’allait ressentir aucune douleur. Lorsqu’il s’approcha assez, il enchaina avec un poing dans la mâchoire et le rattrapa par sa veste avant de l’envoyer à terre.
À plusieurs reprises, la défense tenta de l’arrêter sans parvenir à l’effleurer. Avant que Mathias n’essaie de se relever, Alan lui assena un nouveau coup de pied sur le torse pour qu’il reste en place. Il passa à califourchon sur son ventre et il tira par la chemise pour légèrement le redresser en lui rugissant au visage :
— Tu te dis supérieur ? Regarde comment le plébéien que je suis te met la misère ! Mais montre-moi plutôt quel genre de saloperie tu caches derrière ce grossier socle !
— Tu crois vraiment que je vais t’ouvrir l’accès sale merdeux de Français ? ricana Mathias. Finalement, je vais réclamer une décharge pour que Polen voit ton vrai visage. Je n’ai plus qu’à briser le…
— Parce que tu penses qu’il ne le connait pas ? Simon est allé jusqu’à Paris pour m’avoir et m’a recruté en toute connaissance de cause ! C’est plutôt le tien qu’on va découvrir !
Il ne se priva pas de lui donner un coup de tête pour que le choc le désoriente et qu’il ne brise pas le rêve. Il faisait de la recherche d’informations et il allait prouver son talent dans la matière ! Même s’il se montrait violent, il obtiendra ce qu’il souhaitait ! Quelque chose se déchirait autour de lui, sans qu’il comprenne de quoi il s’agissait. Le rêve ne tremblait pas. Cependant, c’était loin de ses pensées actuelles. Il tira à nouveau Mathias vers lui en crachant :
— Tu sais, je n’ai jamais vraiment compris vos délires d’ouvrir l’accès entre les niveaux d’un songe. Je suis souvent passé à travers ! Avec de la volonté, je suis sûr que je peux forcer !
— Tu bluffes ! paniqua l’homme.
— Souvent oui, mais jamais quand ça concerne les rêves ! Montre-moi ce que tu caches sale ordure ! hurla-t-il. Montre-moi ce que tu as fait à cette femme que tu utilises comme défense !
Une pulsation secoua l’environnement pout le faire voler en éclat, comme s’il s’était fait souffler. D’étranges vrombissements régnaient autour d’eux alors que le néant s’installait. C’était lui qui venait de provoquer ça ? Il avait l’impression que ce qui avait avalé le songe provenait de lui, mais il bien trop en colère pour réfléchir à ce phénomène comparable à un rêve qui se brise. Alan resta fermement accroché à Mathias pour maintenir son emprise. S’il le lâchait, son intuition lui disait qu’il allait se réveiller. L’homme qu’il tenait paraissait tout bonnement terrifié, mais il s’en foutait. Il avait inspiré la crainte durant toute son enfance à cause d’un simple nom…
À sa grande surprise, lorsque le décor se reforma à l’identique autour d’eux. Cependant, cette fois-ci, de nombreuses images de personnes apparurent dans le bar. Une réelle réminiscence. Il relâcha Mathias qui commençait à bouger anormalement. Il comprit tout de suite qu’il se muait en un acteur de ce fragment de mémoire. Il le laissa faire, c’était ainsi qu’il allait découvrir la vérité. Inconsciemment, il avait forcé le souvenir en l’évoquant avant que tout cède sans raison. Cependant, il doutait d’avoir ébranlé Mathias au point de faire vaciller son rêve.
Il le regarda vainement essayer de lutter contre la force qui s’exerçait sur lui alors qu’il se dirigeait vers une femme au comptoir. Alan la reconnut sans peine, c’était elle qu’il avait utilisée pour construire sa défense. Lorsqu’elle se tourna vers lui, il put découvrir à quel point elle se montrait souriante et chaleureuse, rien à voir avec ce qu’il avait pensé apercevoir. Le Passeur engagea une conversation silencieuse à ses oreilles avec elle, mais il décela vite des faits qui le glacèrent. Elle semblait de plus en plus gênée et regardait furtivement autour d’elle comme si elle cherchait une échappatoire. Mathias parut insister pour un dernier verre et quand elle se retourna un bref instant, il l’observa sortir la main de sa poche avant de survoler la boisson… Alan se décomposa en comprenant. L’ordure ! Il n’avait pas osé faire ça ? Le souvenir continua et il resta impuissant face à la situation qui se dégradait. La jeune femme devint ivre avant la fin de son verre et Mathias la tira de son tabouret, sûrement sous prétexte de vouloir la ramener…
Une colère noire le comprima et comme un écho à son état émotionnel, le rêve se mit à trembler. Il allait lui refaire la tête au réveil pour avoir osé faire un truc pareil ! Il devait payer pour ses actes, peu importe la manière ! Une violente fracture se produisit en lui donnant l’affreux sentiment d’être arraché du songe, d’être renvoyé brutalement dans sa propre phase paradoxale. Simon ! Il les avait séparés pour briser l’immersion ! Il s’efforça de se réveiller le plus vite possible pour commencer son retour et prendre de court cet enfoiré de Mathias !