La journée est bien avancée. Jonas a passé la matinée à s’occuper des jardins en compagnie de son père. Le travail manuel lui plait. Toutefois, il aspire à d’autres choses. Il ne se voit pas reprendre la charge de jardinier royal. Ce que Jonas veut au fond de lui c’est être anobli. Pouvoir paraitre au bras d’Aliona sans que cette dernière n’ait honte de son cavalier. Être perçu par le reste de la Cour comme l’égal d’Ayden. Après tout, il a été élevé avec eux. Il n’est pas n’importe qui. La plupart des courtisans n’ont jamais échangé plus de trois mots avec les membres de la famille royale alors que lui les connait intimement.
Il faut dire qu’Ayden et lui ont eu une adolescence mouvementée. Sorties clandestines du palais. Beuverie dans les tavernes d’Ignis. À une période il connaissait toutes les prostituées de la ville. Ironiquement pour un royaume si peu fertile, elles portaient toutes un nom de fleur : Rose, Lila, Iris, Garance, Hortense, etc… Non, il n’a bien évidemment pas couché avec toutes ces filles, même si certaines ne lui déplaisaient pas. La majorité était des conquêtes d’Ayden. Néanmoins, étant donné le penchant de ce dernier pour la boisson à l’époque, il est fort à parier qu’il ne se souvient même pas du nom du quart d’entre elles. Jonas n’en avait fréquenté qu’une ou deux au cours de cette période, mais son esprit était déjà accaparé par une seule : Aliona.
Ce soir, Ali allait enfin avouer à Ayden qu’elle et Jonas entretiennent une liaison. Il pourra alors cesser de cacher cela à celui qu’il considère comme son frère. Ce soir il serait libre d’aimer au grand jour la femme de sa vie.
L’heure continuant d’avancer, Jonas s’étonne de ne toujours pas avoir de nouvelle d’Aliona. Elle avait promis de le tenir informé de la situation avant le bal. Bien que patient par nature, Jonas commence sérieusement à s’impatienter. Ni tenant plus, rongé par la curiosité, il décide de se rendre au palais pour obtenir des informations par lui-même.
Alors qu’il s’avance vers l’immense demeure royale faite d’or et de verre, Jonas a le pressentiment que quelque chose de grave s’est produit. Son cœur bat de plus en plus fort dans sa poitrine et c’est à bout de souffle qu’il atteint le palais.
Il décide de passer par l’une des terrasses pour entrer plus discrètement que s’il empruntait la porte principale. Alors qu’il s’apprête à pousser la porte-fenêtre, le des voix familières l’arrêtent dans son élan.
— Tu as des nouvelles ? demande la voix masculine emplie d’inquiétude.
— Elle s’est réveillée étourdie. Elle ne réalise pas encore. Le médecin est passé et il veut qu’elle se repose avant ce soir, lui répond la femme à ses côtés.
Jonas s’avance alors et aperçoit des cheveux roux. S’il en doutait encore quelques secondes auparavant, le doute n’est plus permis : Ayden et Lucie se tiennent sur la terrasse et semblent plus préoccupés que jamais.
— Elle va s’en remettre ? s’inquiète Ayden.
— Bien sûr ! Ce n’était qu’un petit malaise. Le choc, voilà tout. Elle va se reposer pour être en forme ce soir et tout ira bien, le rassure Lucie en l’enlaçant.
Quelque chose est arrivé à Aliona. Jonas le savait. La préoccupation d’Ayden déteint sur lui et l’inquiète plus que de raison.
— Jamais elle n’acceptera la couronne, elle préfèrera abdiquer au profit de Léna plutôt que de porter ce poids, reprend Ayden.
— Il va bien falloir qu’elle s’y résolve. Votre mère l’a désignée et elle semblait avoir ses raisons. Je ne pense pas qu’elle se risquerait à la décevoir, peu importe où elle se trouve désormais.
— J’espère que tu as raison Lucie, mais Ali est si impulsive parfois… s’exaspère le jeune prince.
— Je sais… Mais je sais aussi que ta sœur a le sens du devoir, ai foi en elle, elle peut te surprendre.
Lucie et Ayden finissent par s’étreindre en silence sur la terrasse, ignorant que Jonas a tout entendu de leur conversation.
Aliona est la nouvelle reine d’Arietis ! s’étonne-t-il. Et quelque chose ne va pas. Elle a fait un malaise, je dois à tout prix la voir.
Plus inquiet que jamais, Jonas se dirige sans se préoccuper des regards interloqués des domestiques vers les appartements d’Aliona. Il n’y est jamais entré, mais il sait très bien où ils se trouvent. Il tourne à l’angle d’un couloir et alors qu’il approche de son but il est arrêté par deux gardes royaux qui l’empoignent par chacun de ses bras.
— Où crois-tu aller comme ça jeune homme ? lui demande l’un d’eux.
— Je dois voir la princesse Aliona, c’est urgent ! explique Jonas tout en tentant de se défaire de l’emprise des deux hommes.
— Voyez-vous ça ! Tu dois voir la princesse de toute urgence ! Laisse-moi rire petit. La princesse ne reçoit pas de visite aujourd’hui, lui rétorque le garde.
— Soyez raisonnables, messieurs. Je suis l’un des amis du prince et de la princesse, je suis certain qu’elle acceptera de me recevoir, tente Jonas.
— Ah, mais tu es le fils du jardinier ! Tu tombes bien, le Roi veut te voir. Allez, mon petit, tu viens avec nous.
C’est en vain que Jonas tente de se défaire de l’emprise des deux hommes. Les gardes l’éloignent des appartements d’Aliona et le conduisent alors de force vers le bureau du Roi Léonard. Trop furieux pour réfléchir, Jonas ne pense même pas à se demander pourquoi le souverain d’Arietis souhaite s’entretenir avec lui.
Le jeune homme pénètre dans le bureau après que les gardes l’ont annoncé.
— Entre Jonas, viens t’assoir près de moi, lui intime le Roi qui se trouve sur l’un des canapés face à la cheminée.
Jonas est surpris d’emblée par le fait que cette dernière soit allumée. Un petit feu brûle dans l’âtre alors que rien à Arietis ne justifie l’usage d’un feu de cheminée. Il pénètre d’un pas mal assuré dans le bureau de l’homme le plus important d’Arietis.
Le jeune homme, docile, s’assoit près du monarque et un silence pesant s’établit entre les deux hommes. Jonas prend le temps de détailler le Roi. D’origine roturière, le Roi Léonard semble paradoxalement né pour gouverner. D’allure avenante, sa présence n’impose pas moins le respect dans la pièce. Ses cheveux roux et ses yeux verts ne peuvent masquer ses origines arietaines. Ses yeux, si semblables à ceux d’Ayden, et les commissures de ses lèvres sont marqués par de fines rides qui montrent que le Roi aime rire ou du moins sourire. On dit de lui qu’avant le décès de sa femme il était l’homme le plus heureux des cinq royaumes. Son humeur est par la suite devenue bien plus maussade et il aura fallu attendre dix ans avant que les fêtes ne reprennent au palais d’Ignis. Depuis, Léonard trouve n’importe qu’elle prétexte pour organiser une réception, comme s’il avait besoin de célébrer chaque évènement de la vie pour remercier les dieux de lui accorder un jour de plus sur cette terre.
— Tu te demandes certainement pourquoi je t’ai fait venir, reprend le Roi.
Jonas acquiesce, interdit. Il n’a pas l’habitude de se trouver en tête à tête avec son souverain. Ses mains son moites et la chaleur dégagée par le feu dans l’âtre ne fait rien pour arranger cela.
— Je n’ai pas toujours été honnête avec toi. Ce n’est pas par hasard que tu as été choisi pour partager l’éducation de mes enfants.
Intrigué par ces mots, Jonas oublie le temps de quelques secondes son inquiétude pour Aliona. Il se redresse et prête une oreille attentive au Roi.
— Que voulez-vous dire par là, Votre Majesté ?
— Tu connais certainement l’histoire du royaume d’Aquilae, poursuit le souverain.
— Oui, Aquilae est le royaume de l’Air. Ce royaume a toujours été un allié d’Arietis au cours des guerres qui ont divisé les cinq royaumes. Malheureusement, le roi et la reine d’Aquilae ont mystérieusement disparu un an après l’incendie d’Ignis. Ce fut une grande perte pour Elementum. Aquilae est depuis gouverné par la sœur de feu le Roi, Samira, récite Jonas comme s’il se trouvait face à l’un de ses professeurs.
— C’est exact jeune homme ! Je vois que tu as prêté attention lors de tes cours d’Histoire, souligne Léonard. Mais tu oublis un détail important. Aeolus et Alizée avaient un fils. Celui-ci a disparu et personne ne sait ce qu’il est advenu de lui…
La curiosité de Jonas est piqué au vif mais il ne voit pas trop où le Roi veut en venir. Il a l’impression d’être plongé en plein brouillard. Ce dernier, face au silence de son interlocuteur, poursuit alors.
— La vérité est que le jeune prince a été confié à des amis du couple royal d’Aquilae pour le protéger. L’enfant a été élevé dans un royaume étranger dans le plus grand secret. Seule une poignée de personnes est au courant de sa véritable identité.
— Vous voulez dire que le prince héritier d’Aquilae est en vie quelque part ? s’exclame Jonas.
— Oui. Il a été confié aux alliés de toujours du royaume de l’Air…
Les pensées de Jonas se mélangent dans sa tête. Il commence à comprendre où veut en venir la Roi sans pour autant vouloir y croire.
Les alliés du royaume de l’Air ont toujours été les habitants du Royaume du Feu. Aquilae et Arietis ont toujours formé d’importantes alliances par le passé. Le prince perdu ne peut avoir été confié qu’à un seul royaume …
— … Arietis, complète-t-il à mi-voix.
— Exactement, affirme le monarque en se levant du canapé pour se poster face à la fenêtre. Il m’a été confié alors qu’il n’avait que six ans. Je ne pouvais pas l’élever moi-même, tu comprends ? Cela aurait soulevé trop de questions. Alors je l’ai à mon tour confié à des personnes en qui j’avais confiance… Il a vécu loin de la vie de Cour, mais je me devais de lui fournir une éducation à la hauteur de son rang. Tu vois où je veux en venir ?
— Donc vous avez prétexté chercher des enfants à élever avec Ayden et Aliona. Vous avez prétendu vouloir leur trouver des amis, mais en réalité vous souhaitiez juste fournir une éducation à l’héritier perdu d’Aquilae, répond Jonas d’une voix absente qu’il ne reconnait pas.
Le jeune homme est alors assailli de souvenirs profondément enfoui. Il revoit des montagnes abruptes. Un château austère tout en pierre. Du vent. Le parfum de l’herbe humide. Des oiseaux. De la musique. Un piano. Une femme aux yeux gris et au parfum à la fois fleural et fruité qui chante. Des gens aux cheveux gris également, tout comme les siens. L’électricité des orages qui éclatent tard le soir. La lumière foudroyante des éclairs.
— Je suis le prince d’Aquilae, murmure-t-il après un long silence.
— Techniquement, tu es le Roi du royaume de l’Air, le corrige Léonard.
Tout semble s’écrouler autour de Jonas. Toutes ses certitudes volent en éclats. Les questions fusent dans sa tête : comment ? pourquoi ? que faire ? et après ? Il est divisé par une myriade d’émotions contradictoire. La surprise de découvrir ses origines. La colère que tout cela lui ait été caché pendant tant d’années. La frustration d’avoir grandi dans un milieu qui n’est pas le sien. La joie de voir enfin sa condition s’élever. L’homme face à lui doit voir les interrogations qui traversent son regard, car il reprend.
— Tu es en âge de savoir maintenant et de choisir si tu veux, oui ou non prendre ta place dans la société. Ta tante gouverne en ton nom. Elle sait où tu te trouves et je l’informe régulièrement de ton éducation.
— Je vais devoir quitter Arietis et tous ceux que j’aime ? s’inquiète le jeune homme.
— Pas dans l’immédiat, mais un jour viendra où il te faudra te rendre dans ton royaume. Bien évidemment, je vais t’aider à assumer ces responsabilités. Si tu le veux bien, je te montrerais en quoi consiste le métier de roi et je te guiderais dans les premiers temps pour que tu te familiarises avec ce nouveau rôle qui est le tient.
Encore sous le choc, Jonas se lève et se met à déambuler dans le bureau. Un nom revient sans cesse dans son esprit : Aliona.
Ce nouveau statut change tout. Plus besoin de se cacher. Ils sont égaux désormais. Mais quelque chose le retient de formuler tout haut ce rêve qui tout à coup est devenu bien plus accessible qu’il n’aurait jamais osé le croire.
— Je veux que tu emménages au palais, poursuit Léonard. Je t’ai fait préparer des appartements privés. Bien évidemment tes parents adoptifs sont au courant. Tu peux t’y installer dès que tu sors de mon bureau si tu le souhaites.
— Très bien, répond Jonas laconique.
— Si cela te convient, nous pourrons commencer ta formation dès la semaine prochaine.
— Parfait.
Un nouveau silence s’installe dans la pièce le temps que Jonas digère toutes ces informations. Il ne comprend pas vraiment pourquoi soudainement le temps semble être compter. Une légère brise agite les plantes à l’extérieur. Le vent semble porter avec lui une musique aussi troublée que Jonas à l’instant.
— Bien, déclare le Roi rompant par là même le silence de la pièce. Si tu n’as rien à ajouter alors la question est réglée.
— Pourquoi ? demande le jeune homme.
— Pourquoi quoi ? répond Léonard surpris par cette question abrupte.
— Pourquoi me le révéler maintenant ? Pourquoi lever le secret de ma naissance aujourd’hui ?
Le Roi prend le temps de s’assoir à son bureau. Il semble plus vieux à présent.
— Il est grand temps que les cinq royaumes retrouvent leurs souverains légitimes, tu ne crois pas ? Arietis connaitra enfin le nom de sa reine après quinze ans d’attente. Aquilae est en droit de retrouver son Roi. À présent, si tu n’as pas d’autres questions, tu peux disposer.
Le soudain changement de comportement du Roi surprend Jonas. Il reste immobile encore quelques secondes avant de se diriger vers la porte. Alors que la main posée sur la poigné il s’apprête à partir, une voix raisonne dans sa tête : Aliona est la reine d’Arietis.
— À vrai dire, j’aimerais poser des conditions, rétorque le jeune homme en se retournant vers le Roi.
Surpris, Léonard ne trouve rien à répondre et attend donc que Jonas développe son propos.
— Je ne veux pas qu’Ayden, Aliona ou qui que ce soit, soient au courant pour l’instant. Je ne tiens pas à ce que mon identité soit rendue publique tant que je ne suis pas prêt.
— Si c’est ce que tu désires, nous pouvons maintenir le secret pendant quelque temps encore.
— Je sais pour Aliona, poursuit Jonas. Enfin, je veux dire que je sais qu’elle est la reine.
Léonard lève un sourcil interrogateur.
— J’ai surpris une conversation entre Ayden et Lucie en arrivant au palais. Je sentais bien que quelque chose n’allait pas quand j’ai réalisé que je n’avais pas de nouvelles d’elle depuis ce matin.
— Où veux-tu en venir mon garçon ?
— Elle va devoir se marier, n’est-ce pas ?
— C’est inévitable. Chaque royaume présentera un prétendant ce soir au bal, révèle le Roi.
— Aquilae compris ?
— J’attendais de pouvoir en parler avec toi, répond Léonard.
Jonas prend quelques secondes pour réfléchir. S’il voulait vraiment en parler avec lui, Léonard l’aurait fait. Quelque chose cloche. Il lui faut trouver une idée rapidement. Quand enfin il est convaincu par celle-ci, il l’expose à son interlocuteur.
— Aliona n’acceptera jamais un mariage forcé. Vous la connaissez aussi bien que moi. Elle rejettera tous ceux que vous lui proposerez. Je veux me présenter comme prétendant pour Aquilae, mais sans qu’Aliona ne sache qui je suis. Elle préfèrera encore épouser le seul prétendant qui ne se sera pas présenté à elle que ceux qui viendront lui faire la cour.
Léonard semble réfléchir à la proposition du jeune homme.
— Ton idée n’est pas sans risque Jonas, mais elle est aussi très audacieuse. Je souhaite laisser le choix à ma fille. En la prenant ainsi de court tu peux avoir tes chances…
Après avoir réglé encore quelques dernières questions, notamment comment expliquer à Ayden et Ali pourquoi il emménage au palais, Jonas finit par quitter le bureau du Roi escorté par deux gardes. Cette fois-ci au lieu de le trainer de force comme un mal propre, ils le guident en conservant une distance respectueuse vers ces nouveaux appartements. Cette nouvelle vie qui s’offre à lui et toutes les questions que cet entretien avec Léonard a soulevées font presque oublier à Jonas pourquoi il se rendait au palais en premier lieu. Alors que les gardes le conduisent à l’aile opposée de celle des appartements d’Aliona, Jonas arrête de les suivre. Il faut qu’il la voie avant le bal, s’assurer qu’elle va bien.
Les gardes sur ses talons, Jonas se rend donc vers les appartements de la nouvelle reine d’Arietis, moins inquiet qu’à son arrivé au palais et plus déterminé que jamais à faire d’elle sa femme.