Aliona est dans la bibliothèque, assise par terre, des dossiers éparpillés tout autour d’elle. Cela fait des heures qu’elle étudie consciencieusement chaque page et tente de mémoriser chaque élément dans le moindre détail.
Après sa conversation avec Lucie, elle a appris que son père voulait la voir. Elle l’a retrouvé dans son bureau. L’ambiance était tendue. Léonard lui a désigné une pile de dossiers se trouvant sur la table basse.
— Lis ça pour demain, s’est-il contenté de lui ordonner.
En silence, la jeune femme s’est emparée de la pile et s’est dirigée vers la sortie. Elle allait refermer la porte derrière elle quand son père l’a interpellée.
— J’organise un nouveau bal ce soir comme tu n’as pas assisté à celui d’hier. Tu danseras avec chacun des prétendants, insiste-t-il.
Aliona n’a pas eu la force de répliquer. À quoi bon ?
Elle s’est donc réfugiée dans la bibliothèque comme à son habitude quand elle ne veut pas être dérangée. Là, entourée des milliers de livres qui composent la collection d’Arietis, leur odeur réconfortante qui pénètre dans ses narines, avec pour seule compagnie le silence apaisant, elle se sent en paix.
Bien déterminée à faire les choses comme il se doit, la jeune reine s’est depuis plongée dans le travail. Elle a perdu toute notion du temps. C’est le grincement de la porte sur ses gonds qui la tire de son extrême concentration. Aliona ne lève pas ses yeux immédiatement, absorbée par sa lecture. Ce n’est que lorsqu’elle se sent observée qu’elle daigne enfin accorder un regard à l’intrus.
— Tu devrais penser à te préparer, lui dit Ayden qui se tient dans l’encadrement de la porte.
Prenant le silence de sa sœur pour une invitation à la rejoindre, il entre dans la bibliothèque et s’assoit à ses côtés.
Aliona est gênée de voir son frère. Lucie lui a assurée qu’elle ne lui en voulait pas de son interruption un peu plus tôt dans la journée, mais elle n’a pas encore eu l’occasion d’en discuter avec lui. Il est parti furieux ce matin, ce qui ne lui en a pas vraiment laissé l’occasion.
— Tu sais qu’on a inventé des fauteuils n’est-ce pas ? fait remarquer Ayden.
Aliona réprime un sourire. Le ton taquin de son frère est bon signe. Elle se laisse aller contre lui et ferme les yeux, profitant de ce moment de complicité fraternel.
— Excuse-moi, dit-elle à mi-voix.
— Ce n’est rien, la rassure son frère en lui donnant un léger coup d’épaule pour qu’elle se redresse.
Aliona commence à ranger les documents éparpillés autour d’elle. Elle n’a pas envie d’assister au bal et cherche donc à perdre le plus de temps possible. Soudain, la jeune femme se rappelle qu’il y a une conversation qu’elle aurait dû avoir avec son frère depuis un moment déjà. C’est l’occasion ou jamais d’aborder le sujet avec lui.
— Ayden, il faut que je te dise quelque chose, annonce-t-elle en se redressant et en époussetant sa robe.
Ayden penche la tête sur sa droite et hausse un sourcil. Il semble intrigué par ce que sa sœur souhaite lui dire.
— Je ne t’en ai pas parlé avant, car j’appréhendais ta réaction.
Les yeux baissés, Aliona joue nerveusement avec ses doigts. Ayden se lève à son tour et lui saisit les mains pour qu’elle arrête.
— Dis-moi Ali, l’encourage-t-il.
— Je ne peux pas épouser les prétendants.
— Bien sûr que non ! Je ne pense pas que père tolère la polygamie. Il va falloir que tu fasses un choix sœurette, la taquine Ayden.
— T’es bête, rie-t-elle. Je veux dire que je ne peux épouser aucun d’eux, car mon cœur est déjà pris.
Ayden fait mine d’être surpris par l’annonce de sa sœur. Cette dernière ne remarque pas la feinte, trop concentrée à choisir les mots justes pour ne pas le brusquer.
— Et qui est le pauvre homme qui a réussi à s’en emparer ? lui demande-t-il en se retenant de rire. Je le connais ?
— Oui… Très bien même, c’est pour ça que je ne t’ai rien dit plus tôt…
La jeune femme hésite. Elle appréhende vraiment la réaction de son frère. Il s’est toujours montré très protecteur avec elle, depuis leur plus tendre enfance.
— Jonas risque d’être triste en apprenant que ton cœur est déjà pris, lui dit Ayden qui ne peut se retenir plus longtemps.
Aliona relève brusquement la tête pour faire face à son frère. Ses incertitudes et son appréhension ont laissé place à de la stupeur et une légère envie de meurtre si on en croit les flammes qui dansent dans ses yeux.
— Tu es au courant ! s’exclame-t-elle. Et tu me laisses galérer comme ça pour te le dire !
— C’était très drôle, je dois l’admettre, rit Ayden.
— Comment l’as-tu su ? lui demande Aliona
— Tu as toujours un filet de bave au coin de la bouche quand tu le regardes, se moque son frère.
Aliona se renfrogne. Cela ne la fait absolument pas rire.
— Oh, ça va frangine ! Je suis content pour vous, d’accord. Juste, la prochaine fois que vous me cachez quelque chose tous les deux, évitez d’impliquer Lucie, ce serait sympa que ma femme ne me cache pas ce genre de choses.
— Premièrement, se défend Aliona, nous n’avons pas impliqué Lucie, elle nous a surpris ensemble. Deuxièmement, vous n’êtes mariés que depuis une semaine donc elle n’était pas encore ta femme quand elle l’a su !
Le frère et la sœur explosent de rire de concert. Aliona est soulagée de ne plus avoir à lui mentir.
— Allez, va te préparer, on va se faire engueuler par le vieux si on est en retard.
Aliona soupire dramatiquement et quitte la bibliothèque pour se rendre à ses appartements et se préparer.
Une fois habillée, elle se rend vers la salle de bal. Bien évidemment, elle est en retard. La jeune femme a bataillé avec ses femmes de chambre, car elles n’étaient pas d’accord sur son choix de tenue. Finalement, elles ont fini par trouver un compromis. Aliona porte une robe à bustier rouge décorée de pierres précieuses. Malheureusement, le corset n’était pas en option ce soir. La jupe a tout de même une fente, absolument pas appropriée pour une reine. La jeune femme porte ses cheveux lâchés, mais elle n’a pas pu renoncer au port de la couronne.
Les lourdes portes s’ouvrent que la salle qui semble encore plus bondée que la veille si tant est que cela soit possible.
— La Reine ! annonce le héraut.
À ces mots, tous se tournent en direction d’Aliona et s’inclinent pour lui témoigner leur respect. Rapidement, elle repère Ayden et Jonas au bar, chacun un verre à la main. Les deux jeunes hommes ne peuvent s’empêcher de la suivre du regard.
Alors qu’elle se dirige dans leurs directions, la jeune reine est interceptée par son père.
— Aliona ! Ma chérie, laisse-moi te présenter le Roi Hyacinth de Leporis, dit-il d’une apparente bonhomie en désignant le jeune homme qui se tient à ses côtés.
Aliona exécute une révérence respectueuse.
— Ravie de faire votre connaissance, Majesté. Si vous voulez bien m’excuser… tente-t-elle de s’échapper.
— À vrai dire Hyacinth aurait souhaité partager une danse avec toi, la coupe le Roi dans son élan.
Le Roi de Leporis lui tend la main et Aliona est contrainte d’accepter.
Il la conduit au centre de la piste de danse. Les courtisans autour s’éloignent pour leur laisser de la place. Aliona peut sentir tous les regards sur elle. Hyacinth affiche quant à lui un sourire satisfait. En étant le premier à danser avec la jeune reine, il montre aux autres prétendants et à l’ensemble des cinq royaumes qu’il est prêt à conquérir Arietis.
Les premières notes résonnent. Hyacinth saisit d’une main celle d’Aliona et place l’autre sur sa taille. Un peu plus bas que ne l’exigent les convenances. Discrètement, Aliona la lui relève un peu et lui lance un avertissement du regard. S’il tente quoi que ce soit, sa main je la lui coupe, pense-t-elle.
— Vous êtes ravissantes, la complimente le Roi du royaume de la Terre.
Ses yeux verts semblent affamés. Aliona se sent comme la proie d’une bête sanguinaire.
— Je sais, se contente-t-elle de répondre.
Hyacinth lui adresse un sourire carnassier.
— J’ai hâte de passer du temps seul en votre compagnie. J’ai ouï dire que vous appréciez les balades dans vos jardins.
— Vous me semblez bien informé, répond sèchement la jeune femme sans le regarder dans les yeux.
En réalité, elle a rivé son regard sur Jonas qui se trouve toujours en compagnie d’Ayden à l’autre bout de la salle. C’est avec lui qu’elle aurait voulu exécuter sa première danse en tant que reine.
— Que diriez-vous d’une promenade en ma compagnie ? Vous pourrez me faire visiter ? Ma sœur aussi aime particulièrement les plantes, je serais ravi d’apprendre qu’elles ont celles qui trouvent grâce à vos yeux, reprend le grand blond qui lui sert de cavalier.
Aliona accepte en silence sa proposition. Elle ne tient pas à échanger plus de mots que nécessaire avec son cavalier.
— Vous me résistez ? J’adore cela, Aliona, susurre Hyacinth en se délectant de la prononciation du nom de sa cavalière.
Le reste de la danse se poursuit en silence. La jeune femme compte chaque seconde qui la rapproche de la fin de ce supplice. En temps normal elle déteste danser. Danser avec un inconnu qui la considère clairement comme un animal à apprivoiser de surplus, c’est une torture sans nom.
Quand enfin la musique s’achève, Aliona s’incline et tourne les talons sans demander son reste. Elle se dirige droit vers Jonas et son frère qui ont été rejoint par Lucie. Malheureusement, elle est interrompue dans son élan par Adrien, prince de Ceti.
***
— Regarde-le en train de se pavaner alors qu’il la conduit sur la piste de danse, râle Jonas alors que Hyacinth escorte Aliona en vie de leur première danse.
D’une traite le jeune homme avale le vin contenu dans la coupe qu’il tient à la main avant de se resservir.
— Vas-y doucement, tente de le raisonner Ayden. Moi non plus je n’aime pas le voir trainer autour de ma sœur, mais c’est le jeu. Tant que tu resteras anonyme, tu devras supporter les avances que tes adversaires lui feront.
— Si ce crétin prétentieux s’était un minimum renseigné, il saurait qu’elle déteste danser.
— T’as qu’à inviter Rose à danser si t’es si jaloux, suggère Ayden en désignant la jolie blonde du menton.
— Et risquer de froisser Ali ? Hors de question ! On n’a même pas encore eu l’occasion de parler ensemble depuis hier matin.
Les deux hommes continuent à boire en silence sans quitter Aliona des yeux. Cette dernière a planté son regard dans celui de Jonas. Il lui sourit dans une vaine tentative de la rassurer. Si proche, mais si loin en même temps, songe-t-il. Les poils de ses bras se hérissent de frustration. C’est lui qui devrait danser avec elle.
Flamboyante, comme à son habitude, Lucie les rejoint, un sourire joyeux illuminant son visage. Elle embrasse Ayden avant de se tourner vers Jonas.
— Bonsoir Jo ! Je ne pensais pas te revoir à un bal de sitôt ! s’exclame-t-elle ravie de voir son ami se joindre à la vie de Cours. Le Roi est-il d’une humeur particulièrement généreuse ou Ali a-t-elle insisté ?
Ayden et Jonas se lancent un regard de connivence. La jeune femme ne sait rien de la véritable identité de Jonas et c’est bien mieux ainsi. Ils ne peuvent pas lui dire que désormais il est tout aussi légitime qu’eux à assister à ces réceptions fastueuses.
— Léonard m’autorise à me joindre à vous, à condition que je reste à ma place, ment-il.
— Aliona ne risque pas de te laisser moisir dans un coin, je pense, déclare Lucie en indiquant la Reine qui se dirige vers eux maintenant que la musique s’est achevée.
Le cœur de Jonas bât d’excitation. Il a l’impression de se retrouver à l’âge de quinze ans quand son attirance pour Aliona mettait tous ses sens en éveil. C’est toujours le cas aujourd’hui, mais il fait à présent preuve de plus de maitrise. Enfin, sauf en ce moment.
Malheureusement, la jeune femme est interceptée par le prince Adrien.
— À choisir, je préfère qu’elle l’épouse lui que le blond avec qui elle était en train de danser, commente Lucie en prenant une gorgée de vin.
— À choisir, je ne préfère ni l’un ni l’autre, rétorque Ayden qui porte un regard sévère sur le jeune homme qui parle avec sa sœur.
— Détends-toi, Ayden ! soupire Lucie. Je dis juste que c’est le moins pire de tous. Entre l’imbuvable Roi de Leporis, celui d’Hydrae qui me donne froid dans le dos et celui d’Aquilae qui joue les abonnés absents, on peut dire que le prince Adrien est le moins pire de tous.
Le prince de Ceti semble en grande conversation avec Aliona. Un sourire taquin illumine son visage. Son teint mat met en avant ses yeux azur. On ne peut pas nier qu’il s’agit d’un bel homme.
Ni tenant plus, Jonas pose brutalement son verre sur la table derrière lui et fausse compagnie à ses amis pour se diriger vers Aliona.
***
— Que diriez-vous d’un pique-nique au bord de l’étang dans vos jardins ? suggère le prince Adrien.
Même si elle tente de se montrer froide et distante, Aliona ne peut s’y résoudre. Adrien s’est toujours montré charmant avec elle depuis leur rencontre au mariage de Léna et Dylan.
— Avec plaisir, répond-elle sincèrement heureuse d’avoir l’occasion de partager un peu de temps avec le jeune homme. Il faudra voir avec mon père pour choisir la date, je crains que les prochains jours soient un peu chargés pour moi.
— Je n’y manquerais pas, lui assure Adrien en lui baisant poliment la main.
Quand il se redresse, le regard du jeune homme remarque quelque chose derrière Aliona.
— Qu’y a-t-il ? l’interroge-t-elle.
— Je crois que quelqu’un souhaite s’entretenir avec vous, lui informe le prince de Ceti.
Agacée à l’idée que son troisième prétendant lui saute dessus à son tour, Aliona se retourne la mâchoire serrée.
— Je peux vous l’emprunter un instant, demande Jonas en s’adressant directement à Adrien.
— Nous avions fini, elle est tout à vous, répond poliment le prince. Au plaisir de vous revoir pour notre pique-nique, dit-il en partant à l’attention d’Aliona.
Jonas lui tend la main et l’entraine vers la piste de danse sans qu’elle n’ait le temps de réagir.
— À quoi tu joues ? lui demande-t-elle agacée qu’il la commande ainsi.
— Je ne supportais pas de te voir avec eux, répond Jonas.
La musique commence. Aliona et Jonas sont au milieu de la piste, l’un contre l’autre. Tout autour d’eux devient flou. Il n’y a plus qu’eux deux qui existent sur cette terre.
Jonas guide Aliona d’un mouvement assuré. Le regard de feu de la jeune femme se perd dans les yeux de glace de son cavalier.
— Je suis heureuse que tu sois là, finit-elle par lui confier.
La tension accumulée se relâche légèrement et la jeune femme se laisse guider sans lutter par son cavalier.
— Et moi je suis heureux de pouvoir partager un peu de temps avec toi, lui répond-il.
Les mains de Jonas sont positionnées de manière à effleurer la peau de la jeune femme, ce qui est contraire aux règles de bienséances. Aliona le laisse tout de même faire.
— Tu es passé me voir hier après-midi après que mon père nous a annoncé l’ordre de succession ?
— Oui, j’ai appris pour ton malaise et j’étais inquiet. Je dois admettre que ton départ précipité hier soir ne m’a pas rassuré.
— Je sais, c’était trop pour moi, lui confie la jeune femme. J’aurais voulu que ma première danse en tant que reine se fasse à ton bras.
— Moi aussi, chuchote Jonas en profitant de leur proximité pour déposer un léger baiser derrière l’oreille qui fait frissonner la jeune femme.
— Tu seras ravi d’apprendre que j’ai parlé à Ayden, lui annonce Aliona.
— Il le sait depuis longtemps, rétorque le jeune homme. Il me l’a dit ce matin.
— Je voulais le lui dire hier, tu sais.
— Je sais, ne t’en fais pas.
Les dernières notes de la musique retentissent. Le temps manque pour prolonger la conversation.
— Fais-moi quitter la piste de danse maintenant, lui demande Aliona. Allons rejoindre Lucie et Ayden.
— Avec plaisir, répond Jonas en lui présentant son bras.
Les gens murmurent à leur passage. À leurs yeux, Jonas n’est au mieux qu’un inconnu, au pire le fils du jardinier d’Ignis. Cette danse leur donnera un sujet de conversation pour la soirée.
Quelques nobles les interceptent pour présenter leurs hommages à la nouvelle reine du Royaume du Feu, mais les prétendants ne retentent pas leur chance. Seul Kieran s’est montré discret.
— Tu es sublime ! s’exclame Lucie à leur approche.
Aliona la remercie et la complimente en retour. La jeune femme est éclatante au bras d’Ayden. Le groupe d’amis trinque à la santé de chacun et ils se mettent à discuter en faisant abstraction des invités. Quelques zélés viennent les interrompre pour saluer Aliona, mais dans l’ensemble personne n’ose les interrompre.
À l’ombre d’une colonne, à l’autre extrémité de la salle, Kieran, fixe la petite bande. Il fait tinter sa chevalière contre la coupe de vin qu’il tient à la main. Aliona ne semble pas à l’aise avec toute cette attention dirigée vers elle depuis le début de la soirée. Elle ne cesse de jouer avec son pendentif. Il n’a tenté aucune approche ce soir. Il sait que cela n’est pas la bonne tactique à adopter avec la jeune reine. Il compte bien se la jouer plus stratégique que ses adversaires…