— Toc, toc, toc !
Ayden passe sa tête à travers la porte du bureau de sa sœur. La nuit est tombée, les étoiles brillent dans le ciel, mais Aliona est enfermée depuis des heures pour travailler. Elle est entourée par une pile de dossiers et de feuilles volantes. La jeune femme semble préoccupée, mais son visage s’éclaire quand elle voit son frère.
— Entre, l’invite-t-elle.
— Je te dérange ? demande-t-il en s’asseyant sur un fauteuil lui faisant face.
La jeune femme se recule dans son siège et se frotte les yeux.
— Non, j’aurais dû m’arrêter il y a un moment, mais je me suis laissé prendre par ce dossier et je n’ai pas vu l’heure passer.
— Je peux te demander ce que c’est ou bien il s’agit d’un document classé secret défense ?
Aliona lâche un petit rire.
— Non, père ne me laisse pas encore toucher à ce genre d’affaires. Il s’agit d’un dossier relatif à nos accords avec Ceti pour approvisionner les provinces en eau.
La jeune reine tend les documents à son frère. Ayden les parcourt rapidement en fronçant les sourcils.
— Dylan ne respecte pas le traité d’Immergo ? s’offusque-t-il en comprenant enfin le problème.
— Non, soupire Aliona. Les nouveaux prix proposés sont exorbitants. Impossible dans ces conditions de construire de nouveaux canaux pour alimenter le reste d’Arietis en eau…
— Il faut renégocier avec lui ! s’énerve Ayden. Il n’a pas le droit !
— Techniquement si, il a le droit. Le traité à plus de cent ans. Nos monnaies n’ont plus les mêmes valeurs qu’à l’époque. Un florin de Ceti vaut dix livres ariétaines. C’est scandaleux comme somme. Nous ne sommes même pas suffisamment riches pour approvisionner Ignis en eau de manière durable. Nos caisses se vident à vue d’œil. En plus, avec la crise actuelle, il est inenvisageable de songer à augmenter les impôts sous peine de voir nos têtes coupées.
Ayden est surpris et dépité face à ce constat d’impuissance. Leur père ne leur en avait jamais parlé. Une telle situation ne peut pas durer. Ils doivent trouver une solution.
— Comment tu comptes résoudre ce problème ? demande-t-il à sa sœur.
Aliona soupire, effarée.
— Je n’ai pas vraiment le choix. Le mariage est la seule solution…
— Avec Adrien ? s’exclame-t-il.
— Non, bien sûr que non.
Ayden est rassuré. Il aime bien le beau-frère de Léna, mais il sait aussi que cela donnerait beaucoup trop de puissance à Ceti. Néanmoins, il ne voit pas comment régler le problème de l’eau à Arietis sans le concours du prince. Il hausse un sourcil en signe d’interrogation.
— Je n’épouserais pas Adrien, tranche Aliona.
— Pourquoi ?
— Cela ne te concerne pas.
— Je suis ton frère et je ne vois actuellement que cette solution pour renégocier un prix raisonnable de l’eau.
— Je lui ai promis de ne pas en parler.
— Ali, s’il te plait, explique-moi, insiste Ayden.
Vaincue, Aliona soupire et se lève pour se servir un verre. Elle en propose un à Ayden qui décline.
— Disons que je ne suis pas son genre, déclare-t-elle après avoir bu une gorgée.
— Impossible, tu es sublime ! Ça me fait mal de le dire, mais c’est un fait : n’importe quel homme sain d’esprit te voudrait dans son lit.
— Arrête tes bêtises, rit Aliona gênée.
— Je ne blague pas, je suis sérieux. Pourquoi exclure une union avec Ceti qui servirait nos intérêts ?
Aliona hésite. Ce n’est pas à elle d’en parler. D’un autre côté, elle ne peut rien cacher à Ayden. Ils sont les deux faces d’une même pièce tous les deux. Elle sait qu’elle peut lui faire une confiance aveugle et qu’il ne répètera rien si elle le lui demande.
— Adrien n’aime pas les femmes, dit-elle d’une traite avant de reprendre une gorgée et de poser son verre.
Ayden en reste abasourdi. Il ne s’attendait pas à ça. Il hésite un peu avant de reprendre la parole.
— Certains couples dans le même cas trouvent des accords et vivent très bien ainsi, tente-t-il.
— Oui, mais ils ne sont pas dans l’obligation de fournir un héritier au royaume, rétorque Aliona amer. Crois-moi, si c’était une option, je pense que les fiançailles auraient été annoncées il y a des semaines.
Le prince d’Arietis est surpris, mais une voix au fond de lui ne peut l’empêcher d’être heureux à l’idée que son ami n’est pas hors course pour l’instant.
— Très bien. La solution à nos problèmes financiers est le mariage. Leporis et Ceti sont exclus. Il ne te reste qu’Hydrae et Aquilae.
— Je sais…
Aliona semble anéantie face à ce constat.
— Viens, allons nous promener dans les jardins, suggère-t-elle. J’ai besoin de prendre l’air.
— Mais il fait nuit !
— Et alors ? Que peut-il nous arriver dans l’enceinte du palais ?
Ne pouvant contredire la jeune femme, Ayden accepte et la suit dans les jardins. Ils marchent quelques minutes en silence. Seuls les bruits de leurs pas sur les graviers viennent perturber l’atmosphère paisible de la nuit d’Arietis. Le ciel est dégagé, les étoiles brillent. La température est loin d’être aussi étouffante qu’en plein jour. Cette balade nocturne est très agréable.
— Le plus logique serait d’épouser le Roi d’Hydrae, commence Aliona. On dit que le royaume de l’Aether regorge de richesses insoupçonnées. Il pourrait nous aider à payer les dettes du royaume.
— Aquilae n’est pas en reste, tu sais. La régente a fait prospérer le royaume ces dernières années. Et puis, une alliance avec le Royaume de l’Air pèserait lourd dans la balance s’il fallait renégocier un accord avec Ceti.
— Je sais… Je suis perdue Ayden. Je ne veux pas me marier. Avec aucun d’eux. Si ça ne tenait qu’à moi, tu sais très bien quel serait mon choix.
Ayden est désemparé face à la détresse de sa sœur. Il savait qu’elle souffrait de la situation, mais il ne se doutait pas du poids qu’elle porte sur ses épaules.
— Comment c’est passé ton entretien avec Kieran ? demande-t-il.
— C’était étrange, répond Aliona. Je n’arrive pas à me faire une opinion claire sur lui. J’ai l’impression qu’il en sait bien plus qu’il ne veut l’admettre et qu’il cache ses véritables intentions. C’est le seul qui ne m’a pas fait d’avances claires. Il n’a pas du tout parlé de mariage ou d’alliance… J’ai du mal à savoir si c’est de la stratégie ou non. Je ne sais pas si je me fais des idées, mais je ne crois pas qu’il soit sincère dans sa démarche.
Ayden est surpris. Il a déjà intercepté les regards du Roi d’Hydrae vers sa sœur. Dès qu’elle entre dans la pièce, il ne la quitte plus des yeux. Puis il y a eu cette histoire lors du déjeuner de la Verrière. Elle lui plait, c’est certain. Quelque chose illumine les ombres de son visage quand ils sont dans la même pièce. S’il n’était là que par simples manœuvres politiques, ce ne serait pas le cas. Il doit néanmoins admettre que son comportement reste étrange.
— J’ai reçu une lettre, reprend Aliona. Du souverain d’Aquilae, précise-t-elle. Lucie t’en a parlé ?
Ayden sait pour la lettre, évidemment. Cependant, Lucie ne lui en a pas parlé. Aliona ne doit pas le savoir alors il fait comme s’il n’en avait jamais eu connaissance.
— Que dit-il ? demande-t-il faussement curieux, sachant pertinemment le contenu de cette lettre.
— Dans les grandes lignes ? Il s’excuse pour son absence sans en expliquer les causes. C’est assez frustrant… Tu sais, je commence à me dire que je ferais mieux d’épouser un homme absent qu’un chien en rut ou un manipulateur politique.
Ayden ne peut qu’être d’accord avec sa sœur. Il tente alors d’aller dans son sens afin de l’inviter à considérer sérieusement Jonas comme une option même si elle ne sait pas que c’est de lui qu’il est question en l’occurrence.
— Tu comptes lui répondre ?
Aliona sort un billet de son corset.
— Je lui ai déjà écrit un peu plus tôt dans l’après-midi… mais je ne sais pas encore si je vais lui envoyer. Je suis vraiment curieuse d’en apprendre plus sur lui. Ses mots m’ont touchée, aussi surprenant que ce soit.
Ayden saisit la lettre que lui tend sa sœur et la parcourt rapidement. Elle adresse une réponse simple et polie à son correspondant, mais il sent son intérêt émerger entre les lignes. Jonas a bien fait de lui écrire. Sa lettre a rebattu les cartes.
Perdu dans ses pensées, Ayden n’entend pas les bruits de pas dans les graviers ni les branches qui bougent dans les buissons derrière eux.
— Tu as entendu ? s’inquiète Aliona.
— Quoi donc ?
— Non, rien. C’est peut-être un lézard.
Le frère et la sœur reprennent leur marche en direction du palais pour rentrer. Ayden à l’impression d’être observé, mais il se fait surement des histoires. Il se fait tard et Lucie doit se demander ce qu’il fait. Ainsi éclairés par la lumière de la nuit, les traits d’Aliona semblent tirés. La jeune femme se ronge l’ongle du pouce, inquiète, et elle semble épuisée.
— Tout va bien Ali ? s’enquiert Ayden.
— Oui pourquoi ? demande-t-elle en retour faussement innocente.
— Tu me le dirais si quelque chose te tracassait ?
— Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, tu sais. Je suis assez grande pour m’occuper de moi-même.
— Tu esquives ma question, Ali, s’agace Ayden.
— Je t’assure que ça va, je dors mal en ce moment c’est tout.
— Cauchemars ?
Aliona acquiesce en silence. Ayden sait que sa sœur fait beaucoup de cauchemars. Depuis l’enfance, elle a un sommeil perturbé. Il ne compte plus les fois où elle s’est réveillée en hurlant avant de venir se réfugier dans son lit, le visage ravagé par les larmes. Elle ne lui a jamais parlé de ses rêves, mais il n’est pas difficile d’imaginer de quoi il en retourne. Elle est la seule à avoir assisté à l’incendie au cours duquel leur mère a perdu la vie…
— Tu arrives à te souvenir d’elle ? demande la jeune femme les yeux embués.
— Non. J’ai besoin de voir ses portraits pour me la représenter. Apparemment tu lui ressembles. C’est ce que disent Léna et Cyrus.
Un silence s’installe entre eux. Ayden sent bien que sa sœur est préoccupée. Le royaume compte sur elle désormais, mais elle, sur qui peut-elle compter ? À vouloir se montrer forte, elle risque d’oublier qu’elle demeure humaine au même titre que les autres. Elle est seule à porter le poids des espoirs de tout un royaume.
— Comment va Jonas ? demande Aliona.
Ayden ne s’attendait pas à ce qu’elle prenne des nouvelles de son ami. Il est agréablement surpris. Lui-même ne le voit pas trop ces derniers temps, il semble très occupé.
— Il v…
Un nouveau bruit de pas interrompt Ayden. Cette fois, c’est certain, ce n’est pas un lézard.
Deux hommes sortent de l’ombre. L’un est grand et fin. Il porte une balafre sous l’œil gauche. Le second est petit et empâté. Sa main droite est remplacée par un crochet qui lui donne des airs de pirate. Ils sont habillés tout de noir pour se fondre dans la nuit. Un insigne en argent reflète les rayons de la lune. Ils sont armés et s’approchent lentement d’eux, un sourire malsain obscurcissant leurs visages.
— On n’vous a jamais dit qu’c’est dangereux d’se pr’mener la nuit ? demande l’un d’eux.
Aliona et Ayden tentent de garder leur calme malgré leurs cœurs qui battent à tout rompre. Ils sont relativement proches du palais. Des gardes font régulièrement des rondes. Avec un peu de chance, quelqu’un les trouvera avant que ça ne dégénère.
Un troisième homme s’approche derrière eux par surprise et saisit Aliona. Un cri de surprise échappe à la jeune femme. L’homme porte un couteau sous sa gorge alors qu’elle se met à appeler à l’aide.
— Ta gueule pauv’ fille ou j’te coupe c’te fichue langue, crache celui qui la tient.
Ses deux comparses rient.
— Lâchez-la, ordonne Ayden d’un ton qui se veut autoritaire.
— Sinon quoi ? Tu vas courir chercher ton papa ? Vous n’savez faire qu’ça vous les nobles. Geindre pour rien. Vous n’savez pas c’que c’est qu’la vraie vie quand vous baignez dans c’faste d’or et d’pierres précieuses, se moque celui qui ressemble à un pirate.
— T’as un joli collier Majesté, souligne l’homme qui tient Aliona en faisant passer la lame sur la chaine qui repose contre le cou de la jeune femme.
— C’est le seul souvenir que j’ai de ma mère, avertit Aliona en tentant de se débattre.
— Doucement, ma p’tite. Tu gardes des trophées d’tes victimes ? Ça tombe bien, moi aussi…
Ayden ne fait pas attention. Alors qu’il s’apprête à se jeter sur l’homme qui retient sa sœur, il en oublie les deux autres. Ils l’interceptent et le retiennent, impuissant, alors que la lame de leur acolyte entaille la fine peau au niveau de la clavicule d’Aliona.
— Je vous préviens, continuez et vous allez le regretter, les prévient la jeune reine.
Les hommes rient face à ces menaces en l’air. Il n’en faut pas plus à Aliona pour laisser ses Flammes se déchainer. Ses yeux se ferment. Elle se concentre sur sa respiration et relâche tout, comme elle l’a fait la dernière fois avec Cassandre. Une idée l’obsède : ne pas faire de mal à Ayden.
Ayden n’en revient pas. Une vague de chaleur recouvre l’atmosphère. La sueur perle sur son front. L’homme qui tenait Aliona la lâche d’un coup comme s’il venait de se bruler les doigts. Enfin libre de ses mouvements, Aliona tend ses mains vers ceux qui retiennent Ayden. Des Flammes en sortent telles de langues de Feu destructrices. Le regard de la jeune femme est dévoré par le Feu qui danse dans ses pupilles. Bizarrement, Ayden ne ressent pas la morsure du Feu. C’est comme s’il était entouré d’une force protectrice. Aliona hurle alors que ses flammes se déversent contre leurs agresseurs. Leurs adversaires se retrouvent tous trois au sol, brulés au troisième degré.
Interpellés par les cris et la lumière du Feu, des gardes accourent. Aliona s’écroule sur les graviers, à bout de force. Ayden se précipite vers sa sœur.
— Ali ! cri-t-il. Tu n’as rien ?
Il inspecte chaque centimètre carré de la peau de sa sœur. Mis à part la coupure infligée un peu plus tôt, elle semble aller bien.
Les gardes ne perdent pas une minute et arrêtent les intrus. Ces derniers hurlent de douleur, mais Ayden n’en a que faire. Il est entièrement concentré sur sa sœur.
— Toi, tu n’as rien ? demande-t-elle inquiète. Je ne t’ai pas blessé ?
— Je vais bien, ne t’inquiète pas pour moi, la rassure-t-il.
Soulagée de savoir que son frère est sain et sauf, Aliona s’effondre dans ses bras et perd connaissance. Elle a juste le temps d’entendre les exclamations de leurs agresseurs avant de plonger dans l’obscurité :
— À bat la Monarchie ! Vive les nouveaux dévots !