Le bal des Lumières arrive bien trop vite au goût d’Aliona. Depuis le départ de Lucie pour rejoindre Ayden à Ceti elle se sent très seule dans l’immense palais d’Ignis. Ses journées sont rythmées par ses cours avec Cassandre et les dossiers que son père lui laisse traiter. Elle a bien insisté auprès de Léonard pour être présente à plus de séances du Conseil, mais en vain. « Tu n’es pas prête » ne cesse-t-il de lui répéter. Il ne veut pas non plus qu’elle assiste aux séances du Parlement et c’est à peine si elle a le droit de s’entretenir seule avec les ambassadeurs.
Son père semblait pressé qu’elle accepte d’endosser son rôle de reine, mais finalement il continue de la traiter comme une enfant et c’est lui qui gouverne Arietis en son nom.
Alors, puisqu’elle ne peut pas régner, Aliona occupe ses journées comme elle peut. Elle lit, beaucoup, et passe son temps à s’informer sur l’Histoire des cinq royaumes et le Traité d’Enkaina qui a mis fin à l’Âge Noir. Plus elle en apprend sur cette période, plus elle veut en savoir.
Quand elle n’est pas en train de lire, elle écrit des lettres à son frère et Lucie. Ils s’écrivent chaque jour pour se donner des nouvelles. Les choses semblent évoluer positivement entre eux. La confiance n’est pas encore totalement restaurée, mais Ayden travaille pour regagner petit à petit celle de Lucie. Cette dernière s’épanouit à Ceti. Elle ne cesse de vanter la beauté des paysages à Aliona et la gratifie même parfois de quelques esquisses qui lui donnent envie de s’échapper de sa prison de verre et d’or.
— Êtes-vous prêtes ? demande une des femmes de chambre à Aliona en passant une tête par la porte.
— Physiquement oui, mentalement, non, répond la jeune reine.
— Arrêtez de faire l’enfant et hâtez-vous de vous rendre au bal ! s’exaspère la femme de chambre. Plus vite vous y serez, plus vite ce sera fini.
— Je ne suis pas si certaine de ça. Plus tard j’y vais, moins de temps je passerais à bas ! rétorque Aliona espiègle.
— Ça suffit, filez avant que votre père vienne vous cherche !
Aliona part en riant après s’être fait rabrouer ainsi. Elle le sait, il faut qu’elle se rende à ce bal, mais elle n’est pas si pressée de sceller son avenir.
Quand les portes s’ouvrent sur la salle de bal, la musique cesse. Tous se tournent vers elle. Ses cheveux sont attachés en une demi-queue, les longueurs ondulées retombent sur ses épaules. Elle porte une robe dorée incrustée de diamants dans lesquels la lumière de la pièce se reflète. Elle est véritablement dans le thème de la soirée. Les courtisans affichent des sourires radieux sur son passage. Aliona n’y prête pas attention et se dirige vers la table des rafraichissements. Ni Ayden ni Lucie ne sont là pour lui tenir compagnie et l’aider à affronter cette séance de torture.
— Votre Majesté, l’interpelle un petit homme replet. Je suis ravi de faire votre connaissance. Je voulais vous entretenir d’un problème qui me préoccupe. Bien sûr, j’ai tenté d’en entretenir votre père afin de ne pas vous importuner, mais il ne m’a pas considéré. Alors je me disais que vous pourriez peut-être m’aider.
Et c’est ainsi qu’Aliona se retrouve prise en otage par son interlocuteur qui lui parle de ses problèmes avec les impôts levés par son père. Bien entendu, elle n’y entend rien. Elle ne connait pas la politique fiscale que le Roi a mise en place et, si elle est reine, ce n’est que par le nom. Elle n’a aucun pouvoir d’action.
La jeune femme jette des coups d’œil dans la foule dans l’espoir de voir apparaitre Jonas. Il a été invité, mais elle n’est pas certaine qu’il vienne. Cela fait des semaines qu’il n’est pas paru à la Cour. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’il peut bien faire ni d’où il se trouve. Tout ce qu’elle espère, et elle implore Lux pour que son souhait s’exauce, c’est qu’il sorte de nulle part pour lui porter secours et l’extirper du monologue sans fin que poursuis l’homme qui lui fait face.
Aliona n’écoute plus ce que dit son interlocuteur et se contente d’observer les gens dans la salle en buvant de temps à autre. Rose, la princesse de Leporis est en grande conversation avec Juliette, la sœur de Kieran. Aliona ne s’attendait pas à la voir ce soir en connaissant son aversion pour se genre d’évènements. Mais les deux jeunes femmes semblent passer un bon moment. Léonard lui est en conversation avec les ambassadeurs des différents royaumes qui tentent de lui extirper le nom du prétendant qu’Aliona a choisi. Même s’il voulait le leur dire, il ne pourrait pas. La jeune femme a tenu à l’annoncer elle-même et personne ne connait son choix. Bon, mis à part Lucie.
Alara danse avec son frère et rit aux éclats. Pas de signe de Hyacinth. D’après les dernières informations dont elle dispose, il serait retourné à Leporis. Les ambassadeurs du Royaume de la Terre font leur possible pour empêcher que ce qu’il s’est passé entre eux ne prenne de trop grandes proportions et ne devienne ingérable. Si ça ne tenait qu’à Aliona, cela ferait bien longtemps qu’elle aurait fait pression pour que la couronne lui soit retirée…
Cyrus est dans un coin de la salle reculé. Il boit dans sa flasque et observe l’assemblée d’un air blasé. Quand son regard croise celui de sa sœur, il lève ladite flasque dans sa direction, un sourire en coin.
— Besoin d’aide, murmure un homme à l’oreille de la jeune femme.
Instinctivement, le corps d’Aliona se détend au son de la voix de Kieran. Mon corps, ce traitre ! s’énerve-t-elle mentalement. Elle ne veut pas ressentir ce qu’elle ressent en sa présence. Mais elle ne peut nier le fait que son intervention pour la sauver de son tortionnaire moulin à parole est la bienvenue.
Elle fixe donc un sourire de circonstance sur son visage et se tourne vers le Roi d’Hydrae.
— Votre Majesté, dit-elle en s’inclinant révérencieusement devant Kieran. Quel plaisir de vous trouver ici ! Veuillez me pardonner, s’excuse-t-elle à l’attention du petit homme replet qui l’a monopolisée depuis son arrivée.
Kieran l’entraine un peu à l’écart tandis qu’Aliona cesse son sourire poli une fois qu’ils sont suffisamment loin.
— Pas même un merci ? s’offusque Kieran. Il me semble pourtant vous avoir sorti d’une bien piètre entrevue.
— Qui vous dit que je ne passais pas un bon moment ? rétorque Aliona en levant un sourcil.
— La manière dont vous m’avez accueilli si chaleureusement !
Aliona se mord la langue pour ne pas répondre sur le même ton. Il faut qu’elle se maitrise, mais lorsqu’il prend cet air taquin elle a du mal à réfréner son envie de le charrier en retour.
— Un verre ? lui propose Kieran en réponse à son silence.
— Non merci, je tiens à garder les idées claires ce soir.
— C’est vrai, il ne faudrait pas que vous vous trompiez de nom quand vous annoncerez que vous m’avez choisi pour futur époux.
Surprise, Aliona se retourne vers lui.
— Qu’est-ce qui vous fait dire que je vous ai choisi vous ?
— Je n’en étais pas sûr, mais votre réaction vient de me le confirmer. Sachez que j’en suis flatté.
— Mais…, ne peut s’empêcher de poursuivre Aliona.
— Il n’y a pas de mais.
L’orchestre se met alors à jouer, ouvrant officiellement le bal. Kieran propose sa main à Aliona l’invitant silencieusement à le suivre sur la piste de danse. La jeune femme accepte et se laisse guider au centre de la piste.
***
Jonas est en retard. Il n’a pas vu l’heure. Depuis qu’il a appris que ces parents étaient retenus par Kieran, il ne cesse de cogiter. D’abord, il a bu, plus que de raison, avant de se ressaisir. Retomber dans ses travers d’adolescence ne l’aidera en rien. Ensuite, il s’est mis à consulter les archives de ces vingt dernières années pour tenter de comprendre pourquoi son père serait retenu à Hydrae, en vain. Quand il a enfin décidé d’en parler avec Ayden, il était déjà parti pour Ceti. Alors il a attendu. Il a attendu le bon moment pour enfin confronter Kieran, comprendre ce qu’on lui cache depuis tout ce temps. Il s’est entrainé pour cela… Mais le Roi d’Hydrae ne s’est jamais montré.
Ce bal est certainement sa dernière chance d’obtenir des réponses. La rumeur court au palais qu’Aliona aurait choisi de l’épouser. Cela ne peut se faire. Il doit lui dire la vérité à elle s’il veut avoir une chance d’empêcher ce mariage et il doit confronter Kieran.
Habillé en vitesse, Jonas se précipite en direction de la salle de bal. Il est essoufflé et n’a de mémoire jamais été si stressé à l’idée de voir Aliona.
Alors qu’il approche, la musique se fait de plus en plus forte. Jonas comprend que le bal a bel et bien commencé et qu’il est très en retard. Il presse davantage le pas pour rejoindre la salle de réception.
Les portes s’ouvrent et il cherche Aliona des yeux. Elle est en plein milieu de la piste de danse, ravissante dans sa robe dorée. Elle pourrait faire concurrence à la déesse de la Lumière ainsi vêtue. Jonas s’avance pour tenter de la rejoindre sur la piste quand il réalise soudain qui est le cavalier de la jeune femme. Kieran.
Jonas voit rouge. Il sent l’électricité parcourir ses doigts. Kieran affiche un air suffisant tout en faisant virevolter Aliona sur la piste. Quant à elle, elle n’a d’yeux que pour son cavalier et elle rit. Elle rit de joie dans les bras de l’homme qui déteint ses parents depuis tant d’années. Elle rit dans les bras de ce monstre sans âme. Elle rit alors que lui se torture l’esprit depuis des semaines. Comment peut-elle faire cela ? Comment peut-elle lui faire cela ?
Les cheveux de Jonas se dressent sur sa nuque. Il ne contrôle plus rien, il se laisse envahir par la tempête de colère qui le submerge peu à peu. Il l’accueille à bras ouverts. Il n’a que faire de blesser des gens. Il souffre tant, qu’ils partagent sa peine et sa douleur.
Les portes-fenêtres qui donnent sur la terrasse s’ouvrent brusquement. Elles claquent contre les murs. La musique s’interrompt nette. Tous les regards ahuris se tournent en direction de l’extérieur. Des exclamations s’échappent de l’assemblée. Les gens ne comprennent pas, il n’y a jamais d’air au Royaume du Feu. Une personne se tourne dans sa direction et affronte les éclairs qui dansent dans ses yeux. Kieran. Évidemment !
Lentement, Jonas lève sa main vers l’homme à l’origine de sa colère. Personne n’a le temps de réagir, même par le Roi d’Hydrae. Un éclair éblouissant jaillit des doigts de Jonas et vient se planter en plein dans la poitrine de Kieran. Le Roi d’Hydrae s’écroule.
— KIERAN ! hurlent Aliona et Juliette en voyant le jeune roi s’effondrer au milieu de la piste.
Aliona s’agenouille à ses côtés pour le secouer.
Jonas traverse la salle à grandes enjambées. Tous s’écartent sur son passage en retenant leurs souffles. Personne ne l’empêche de rejoindre Aliona et Kieran, pas même les gardes qui n’osent esquisser un seul geste. Tous ont trop peur de ce qui pourraient leur arriver. Juliette pleure et tente de contenir ses sanglots alors qu’elle n’ose esquisser un seul geste en direction de son frère.
Kieran reprend peu à peu connaissance alors que Jonas arrive à son niveau.
— Toi ! l’interpelle-t-il. Où est mon père et pourquoi le retiens-tu prisonnier ?
Kieran a le regard perdu, il ne voit absolument pas de quoi parle Jonas.
— Ne m’oblige pas à répéter… Où se trouve le Roi Aeolus.
Alors Kieran comprend à qui il a affaire. Jonas est trop focalisé sur l’homme au sol pour voir le regard écarquillé d’Aliona qui comprend en même temps que le Roi d’Hydrae qui est vraiment Jonas.
Un sourire mesquin se dessine sur le visage de Kieran. Le regard dur planté dans celui de Jonas, il répond.
— Aeolus et sa femme sont morts depuis longtemps et bon débarras, un rire méchant s’échappe de sa gorge. Leurs corps ont certainement été dévorés par les jaguars à l’heure qu’il est. Je ne crois pas que tu puisses en récupérer un morceau.
Aliona est horrifiée par les propos de Kieran. Le ton de sa voix est si dur qu’elle ne le reconnait pas. Ce n’est pas l’homme qui l’a consolée quand elle a vu le tableau du Phénix. Ce n’est pas celui qui répond avec ironie à ses réparties. Non, l’homme devant elle est sans conteste le Roi des Ténèbres en personnes et elle a failli lui accorder sa main et son royaume. La jeune femme s’écarte de lui, tremblante d’émotions.
Jonas est en état de choc. Il ne bouge pas tout de suite. Quand enfin il a enfin pris la mesure des révélations de Kieran, il tourne les talons et sort de la pièce. Il a besoin d’air, il faut qu’il respire…