Silence.
Le silence est devenu le refuge d’Aliona depuis près d’une semaine. Dès qu’elle ferme les yeux, des images de Hyacinth lui reviennent en mémoire. Ses mains qui parcourent son corps. Son haleine chaude dans le creux de son cou. Son odeur de terre humide.
La jeune femme ne veut plus dormir par peur de revivre encore l’horreur du labyrinthe. Elle demeure stoïque, assise sur l’ottoman près de la fenêtre de sa chambre. De l’extérieur, on dirait qu’elle contemple les jardins. Pourtant son regard est vide. Il est habité par les ténèbres intérieures de la Reine. Il ne se pose pas sur la beauté extérieure. Elle n’ose pas ouvrir les fenêtres par peur que les odeurs la ramènent dans ce labyrinthe.
Ses traits sont tirés par la fatigue. Ses yeux sont cernés et ses lèvres asséchées par le manque d’eau. Ses femmes de chambre insistent pour qu’elle daigne se nourrir. Alors, pour leur faire plaisir et surtout pour qu’elle la laisse en paix, Aliona prend quelques cuillères de bouillon.
Ayden est passé la voir. Les yeux rougis, la voix tremblante, le jeune homme, remplis de remords, est venu présenter ses excuses à sa sœur. Il s’est excusé de l’avoir forcée à se rendre à ce rendez-vous contre son gré. Il s’est excusé de l’avoir perdue de vue. Il s’est excusé d’être arrivé trop tard pour empêcher Hyacinth de la toucher.
Aliona est restée immobile telle une statue. Elle n’a pas adressé un seul regard à son frère. Pourquoi s’excuser ? Ce qui est fait est fait. On ne peut revenir en arrière.
Elle ne lui en veut pas. À quoi bon ? Qui aurait pu prédire ce qu’il s’est passé ? Et au fond, ce n’est pas tant les gestes de Hyacinth qui la hantent…
Une larme solitaire roule le long de sa joue. Elle ne l’essuie pas et la laisse couler. Le goût du sel envahit sa bouche dès que la larme effleure ses lèvres.
La jeune femme prend une inspiration tremblante. Quand elle ferme les yeux, même une fraction de seconde, elle revoit le Feu qui jaillit de ses mains et propulse le Roi de Leporis loin d’elle. La chemise brulée du jeune homme, sa peau rougie et les cloques qui commencent à se former, l’odeur de viande carbonisée…
Les mains d’Aliona tremblent. C’est elle qui a fait ça. Comment ? Elle ne le sait pas. Elle angoisse à l’idée que cela se reproduise, qu’elle puisse blesser une personne qui lui est chère. Ayden, Lucie ou encore Jonas.
Elle a refusé l’accès à sa chambre à ses amis. Elle ne veut pas les voir et elle ne veut surtout pas qu’ils la voient ainsi.
Son père a dû inventer un mensonge pour couvrir son absence. Une visite dans les terres désertiques ? Un problème de santé ? L’organisation du couronnement ? Aliona ne sait pas ce qu’il a dit à la Cour pour justifier le fait que personne ne l’a vue depuis une semaine. Elle s’en moque. Comment pourrait-elle continuer à être Reine alors qu’elle pourrait blesser les personnes qui l’entourent ?
Au fond, Cyrus avait vu clair en elle depuis longtemps… Elle n’est pas une bonne personne. Ce n’est qu’un monstre… Elle détruit tout ce qu’elle touche, la preuve en est.
La porte de la chambre s’ouvre avec fracas. Aliona ne sursaute même pas, indifférente au monde qui l’entoure.
Le Roi Léonard débarque en trombe et vient se poster devant sa fille.
— Cela suffit. Tu as eu une semaine pour t’en remettre, maintenant tu dois te lever et respecter tes devoirs en tant que Reine d’Arietis.
Seul le silence répond au Roi.
— Suis-moi, il faut que je te montre quelque chose, poursuit Léonard en tendant une main à Aliona.
La jeune femme n’esquisse aucun geste. Perdant patience, son père l’attrape par le bras afin de l’inciter à se lever. À peine ses doigts ont-ils effleuré la jeune femme qu’elle se débat et se met à hurler.
— NON ! NE ME TOUCHEZ PAS ! panique-t-elle.
Impuissant, Léonard lâche la jeune femme et tombe lourdement sur l’ottoman face à elle.
— Je sais que tu as peur, ma fille. Crois-moi, je sais comment t’aider, mais pour cela il faut que tu me fasses confiance. Peux-tu faire cela ? demande Léonard sur un ton calme qui se veut réconfortant.
Les yeux embués d’Aliona croisent ceux de son père. La petite étincelle qui illumine habituellement son regard a disparu. Seules les ombres dansent maintenant que la lumière a cédé sa place aux ténèbres…
Hésitante, Aliona finit par acquiescer.
Léonard relâche son souffle alors même qu’il ne s’était pas rendu compte qu’il avait retenu sa respiration dans l’attente d’une réponse de sa part.
Le Roi se lève et enjoint à sa fille de le suivre. À contrecœur, Aliona s’exécute et emboite le pas à son père qui la guide à travers le palais.
Les couloirs sont vides. C’est comme si Léonard avait veillé à ce que personne ne vienne perturber leur parcours. Seuls les bruits de leurs pas sur la pierre résonnent. Le palais d’Ignis parait abandonné, comme si le temps s’était arrêté alors qu’Aliona s’est réfugiée dans sa chambre.
Ensemble, ils traversent le dédale de couloirs du palais. La jeune femme ne sait d’abord pas où ils se rendent. Elle garde les yeux baissés sur ses pieds. Ce n’est que lorsqu’ils se retrouvent face aux lourdes portes en bois massif qu’elle lève les yeux pour voir où ils sont.
La bibliothèque.
Les portes s’ouvrent et l’odeur du papier et de l’encre inonde les narines d’Aliona.
Cet endroit a longtemps été son refuge. Il regorge d’étagères pleines à craquer de livres en tous genres. Arietis à la collection la plus ancienne et la plus complète d’ouvrages sur l’Histoire d’Elementum. La jeune femme a toujours aimé chiner dans ces archives à la découverte d’histoires depuis longtemps oubliées.
Alors que Léonard entre dans la bibliothèque, Aliona reste figée à l’entrée.
Et si tout brulait par ma faute ? songe-t-elle.
Ses mains se sont remises à trembler.
— Ali ? l’interpelle son père. Tu me fais confiance n’est-ce pas ?
La jeune femme hoche doucement la tête, en guise de réponse.
— Parfait, alors suis-moi !
Hésitante, Aliona finit par franchir le seuil de la bibliothèque. Elle inspire à pleins poumons l’odeur des livres qui plane dans la pièce tout en fermant les yeux pour s’imprégner de l’atmosphère étrangement apaisante qui règne dans la bibliothèque du palais d’Ignis.
— Par ici, lui signale Léonard en se dirigeant vers l’immense cheminée.
Aliona n’a jamais compris pourquoi le palais regorgeait de cheminées alors qu’il ne fait jamais froid à Arietis. Elles ne sont que purement décoratives et prennent la poussière.
La cheminée de la bibliothèque ne fait pas exception. C’est un sublime ouvrage en pierre obsidienne incrustée d’or. Deux lions encadrent l’âtre, symbole du dieu protecteur du royaume du Feu : Léonis. Un tableau représentant la déesse Lux surplombe le tout.
Léonard appuie sur l’un des lions et un cliquetis résonne. Un mécanisme s’active et l’âtre s’ouvre sur un escalier en pierre descendant en colimaçon sous le palais. Le roi saisit une bougie et entame la descente.
— Où va-t-on ? demande Aliona dont la voix résonne.
— Fais-moi confiance, se contente de répondre son père.
Aliona le suit alors qu’ils descendent l’escalier. La jeune femme compte les marches au fur et à mesure.
… soixante-six, soixante-sept, soixante-huit, soixante-neuf, et soixante-dix.
L’escalier donne sur une immense pièce circulaire surmontée d’une coupole. Des fresque à l’allure ancienne recouvrent le plafond et les murs. Intriguée, la jeune femme s’approche pour les contempler.
D’abord, il n’y a rien, le vide. Puis se forme un personnage. Mi-femme, mi-homme. À la fois Ombre et Lumière. La Vie et la Mort. Le dieu du Tout. Omnis.
Apparaissent deux autres personnages. Une femme entourée d’un halo lumineux et un homme accompagné par les ombres. Lux et Ténéris. Les peintures montrent les deux dieux travailler de concert pour créer une planète. Mais ils échouent.
Apparaissent alors quatre nouveaux personnages : un homme-lion, une femme-poisson, une femme-oiseaux et un homme-ours. Léonis, Acqua, Aquila et Arktos. Les divinités protectrices des quatre royaumes élémentaires.
Ils semblent allier leurs pouvoirs. Apparaissent alors Elementum et les hommes. Tous vivent en paix. Les dieux leur offrent quelque chose. La Lumière, les Ténèbres, le Feu, l’Eau, l’Air et la Terre.
L’atmosphère change à la peinture suivante. Elle est bien plus sombre que les précédentes. Les hommes semblent se faire la guerre. Il y a du sang et des morts. Elementum se retrouve divisée en cinq.
Enfin apparaissent cinq rois et reines. Ils ont des pierres précieuses devant eux qui s’illuminent. Cinq pour être exacte. Une par royaume. La femme devant la pierre rouge qui doit représenter Arietis ressemble étrangement à Aliona…
— Le Traité d’Enkaina, qui marque la paix entre les cinq royaumes après l’Âge Noir, résonne une voix féminine.
Surprise, Aliona se retourne en un sursaut et se retrouve nez à nez avec une femme aux cheveux rouges vêtue d’une simple robe blanche.
— C’est à peu près à la même époque que la prophétesse Sybil a formulé ses prophéties. As-tu déjà entendu parler de Sybil ? demande la femme.
Aliona secoue la tête. Elle ne sait absolument pas qui est cette femme et de quoi elle parle. Elle cherche son père des yeux alors que ce dernier se tient en retrait adossé à un mur.
— Sybil était une prophétesse qui a vécue à la fin du Xème siècle. Elle était connue pour prédire des évènements dans un futur relativement lointain. Un don rare et précieux. Elle a, entre autres, prédit ta naissance, petite Reine.
Aliona est stupéfaite. Comment une femme qui a vécu près de deux siècles avant sa venue au monde a-t-elle pu prédire sa naissance ?
— La reine mettant au monde des jumeaux réveillera les flammes d’Arietis et signera sa fin, récite l’étrange femme.
— Cela ne signifie rien, rétorque Aliona.
— Vraiment petite Reine ? Pourtant ta mère est la seule Reine à avoir mis au monde des jumeaux et à en être morte.
— Ma mère n’est pas la seule reine à avoir mis au monde des jumeaux. Il suffit de regarder la famille d’Hydrae. De plus, elle est morte cinq ans après ma naissance.
— D’autres prophéties concernent Hydrae, petite Reine. La mort de ta mère correspond pile au moment où les flammes, ou devrais-je plutôt dire tes flammes, se sont éveillées !
Aliona recule face à cette femme étrange qui semble affirmer des choses totalement farfelues.
— Quoi ? Non, c’est faux, panique la jeune femme. Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Et d’ailleurs, qui êtes-vous ?
— Cassandre, pour te servir petite Reine, s’incline l’étrange femme. Je suis une des prophétesses d’Arietis, descendante de Sybil. Sache pour ta gouverne que je ne mens jamais. Tout ce que je dis est vrai. Voyons, rappelle-moi comment est morte Ember ? demande Cassandre après un léger silence.
Aucun bruit ne vient perturber l’atmosphère. Aliona est assaillie par des images d’incendie. Son cauchemar qu’elle fait depuis enfant. Les flammes, les cris, la fumée qui imprègne ses poumons.
Les paroles de Cyrus lui reviennent en tête : Tu as du sang sur les mains, Aliona. Tu peux jouer à la petite princesse tant que tu veux, au fond de toi tu connais la vérité. Tu ne fais que détruire tout ce qui se trouve sur ton passage sans la moindre considération pour ceux qui t’entourent.
— Et oui, dans un incendie.
— Vous mentez, je n’ai pas tué ma mère ! s’exclame la jeune reine.
— Et pourtant, la prophétie affirme le contraire…
— Il suffit Cassandre ! tonne la voix de Léonard. Inutile de se préoccuper du passé, ce qui compte c’est l’avenir.
— Comme tu le voudras, Majesté, répond Cassandre en s’inclinant devant le Roi. Ce qui importe, petite Reine, reprend la prophétesse à l’attention d’Aliona, c’est que tu as réveillé les flammes d’Arietis. Les pouvoirs offerts par les dieux veulent reprendre leur liberté. Il va alors te falloir apprendre à les maitriser.
Les pensées tourbillonnent dans l’esprit d’Aliona. La jeune femme ne peut y croire. Cela parait invraisemblable. Tout aurait été écrit des siècles auparavant. Sa naissance, la mort de sa mère…
Cyrus la tient pour responsable du décès de la reine Ember, mais si cela était leurs destins, y est-elle vraiment pour quelque chose ?
Aliona se concentre sur sa respiration. Les réponses à ses questions viendront en temps voulu. Malgré ses horribles affirmations, la jeune femme ne saurait expliquer pourquoi elle fait confiance à Cassandre. Si elle veut démêler le vrai du faux et comprendre qui elle est, elle n’a pas le choix. Il faut avant tout qu’elle apprenne comment fonctionnent ses pouvoirs.
— Quand commençons-nous ?