Malheureusement, comme le pressentait mon père, l’enquête sur la mort de Laïos s’avéra difficile, si ce n’est impossible à résoudre. Pendant des mois, Oedipe se confronta à des échecs. Trop peu de pistes, pas de témoins. Après presque un an d’enquête acharnée, mon oncle prit la décision de parler au peuple de Thèbes.
Je le revois encore sur la grande place au centre de la cité, debout sur une estrade en train de prononcer le discours qu’il avait mis tant de temps à préparer. J’étais abasourdie par l’audace de mon oncle. Les politiques plus traditionnels, comme l’était mon père, ne se mêlaient pas à la foule. Oedipe si.
— Mes chers citoyens, débuta-t-il son discours. Vous n’êtes pas sans savoir que, depuis plusieurs mois maintenant, nous cherchons à résoudre le meurtre de mon prédécesseur. J’ai le regret de vous annoncer que pour l’instant nous n’avons obtenu aucune piste sérieuse.
La foule écoutait religieusement le roi. Tous connaissaient les enjeux. Si le meurtrier de Laïos était puni, ce serait la fin de leurs souffrances.
Moi, je m’étais placée en observatrice avec ma cousine Antigone, et j’écoutais mon oncle. Il continua à parler encore pendant un moment avant de se lancer dans d’horribles menaces.
— Quiconque s’opposera à l’enquête en refusant de coopérer ou de divulguer des informations sera maudit. Au même titre, le meurtrier et sa descendance seront maudits pour avoir ôté la vie à un roi et été la cause du fléau de Thèbes.
La malédiction est un châtiment un peu plus sévère que le simple exil, pensais-je alors. Jamais mon oncle aurait pu imaginer les répercussions que ces mots auraient sur l’avenir. Le sien, celui de ses fils, des Thébains, et le mien aussi.
De retour dans la chambre d’Antigone, ma cousine et moi en profitions pour émettre nos propres hypothèses. Malheureusement, tout comme les enquêteurs qui travaillaient sur l’affaire depuis des mois, nous tombâmes vite à court d’idées.
— Si seulement, commença alors ma cousine allongée sur le sol au milieu de la pièce, une personne était capable de voir dans le passé. Ce serait tellement plus simple. Il suffirait de lui poser la question et nous saurions qui a tué Laïos.
Pendant quelques minutes je réfléchis à ses paroles. La Pythie sait tout, mais elle ne nous a rien dit. Ce n’est donc pas aussi simple. Une personne dotée de clairvoyance ne court pas les rues non plus. Les pensées s’entremêlaient dans ma tête.
Un éclair de lucidité nous frappa en même temps Antigone et moi.
— Tirésias !, nous criâmes en cœur.
— Pourquoi personne n’y a jamais pensé ?, demandais-je alors.
— Je ne sais pas, mais il faut à tout pris en parler à Papa ! Et vite que cet enfer s’arrête enfin !
Excitées comme des puces et fières de notre idée, nous nous rendîmes directement à la salle du trône où Oedipe et Créon étaient en grande discussion. Arrivées comme des furies, nous parlâmes simultanément. Évidemment, deux jeunes filles qui s’expriment en même temps, à toute vitesse qui plus est, ce n’est pas la chose la plus facile à comprendre.
— Doucement, nous coupa mon père. Respirez un bon coup les filles, et reprenez, chacune votre tour.
— Még et moi réfléchissions à l’histoire du meurtrier de Laïos, débuta Antigone.
— Mais quelle idée mesdemoiselles !, s’exclama Oedipe en levant les yeux au ciel.
Ma cousine ne prit absolument pas en compte la remarque de son père et poursuivit ses dires.
— Nous nous sommes alors dit que s’il existait quelqu’un qui avait la capacité de voir dans le passé, l’affaire serait résolue.
— Alors, ne pus-je m’empêcher d’interrompre Antigone, nous avons toutes les deux pensé à la même personne.
— Tirésias !, acheva-t-on ensemble.
Les deux hommes face à nous nous regardèrent dans un premier temps comme si nous étions folles. Puis, ils prirent le temps de la réflexion et leurs regards s’illuminèrent.
Tirésias n’était autre que le devin officiel de la cité de Thèbes. Il était arrivé quelques années auparavant, en même temps qu’Amphitryon et sa famille. Depuis, il avait su faire ses preuves auprès d’Oedipe et servait alors le roi.
— Comment avons-nous fait pour ne pas y penser avant ?, demanda Oedipe.
— Je n’en sais strictement rien ! Les filles, vous êtes des génies !, dit mon père en s’adressant à nous. Oedipe, il faut le faire venir immédiatement, il nous faut des réponses.
Et ce fut chose faite. Oedipe envoya quérir le devin dans la minute et convoqua tous les nobles de la cité à assister à l’interrogatoire. Antigone et moi étions si fières de nous. C’était la première fois que nous avions un impact concret sur la vie de la cité. La première fois que les adultes considéraient nos propos avec intérêt. Nous jubilions et avions hâte d’obtenir des réponses de la part de Tirésias.
La salle du trône était pleine à craquer. Tirésias, très âgé déjà à l’époque, entra dans la salle le dernier. Oedipe se trouvait sur son trône, Jocaste à son côté comme d’habitude. Mon père lui se tenait, en tant que plus proche conseiller, de l’autre côté du souverain. C’est devant cette triade et une foule composée des plus hauts membres de la noblesse Thébaine que Tirésias dut répondre aux questions d’Oedipe.
— Tirésias, mon ami, tu es doté de la capacité de pouvoir voir l’avenir, mais aussi le passé. Je me trompe ?, entama mon oncle.
— Non mon roi, c’est exact, les dieux m’ont béni avec ce don.
— Dis-moi alors, devin, sais-tu qui est le meurtrier du roi Laïos ?
— Oui. Oh ! Grand Oedipe.
Je trépignais d’impatience. Nous étions si proche de savoir ce qu’il s’était passé. Les réponses étaient à portée de mains.
— Et bien, qu’attends-tu ? Parle, voyons ! Dis-nous donc qui il est afin qu’il soit puni.
— Je ne peux vous le dire mon roi, je suis navré.
— Cela est surprenant !, s’exclame alors le souverain. Tu me dis que tu connais le nom de l’auteur de cet infâme crime, mais tu ne peux me le dévoiler ?
Des murmures d’indignations se propagèrent dans la salle. Moi même je ne comprenais pas pourquoi le vieil homme refusait de parler. Un tas d’hypothèses se chamboulèrent dans ma tête. Se pourrait-il que le meurtrier soit présent ? Mais si c’est le cas, qui cela peut-il bien être ? Mon père pour obtenir le trône ? Non, impossible, il n’aurait pas permis à Oedipe d’épouser Jocaste sinon. Jocaste elle même pour se débarrasser de son mari ? Mais pour quel motif ? Certes il n’était pas fidèle, mais cela ne semble pas suffisant. Ma tante est bien trop douce pour commettre un meurtre.
— Parle !, tonna la voix d’Oedipe qui commençait à perdre patience si près du but. Pourquoi ne pas dévoiler le nom du coupable ?
— C’est que j’ai trop de respect pour vous, Votre Majesté. Je ne peux, par pitié pour mon roi, révéler l’identité du meurtrier de Laïos.
Par pitié pour mon roi ? Cette phrase tournait en boucle dans ma tête. Mais qu’est-ce que mon oncle avait à faire dans la mort de Laïos ? Il n’était même pas encore arrivé à Thèbes à l’époque du meurtre.
— Bien, puisque tu refuses de parler par toi même, devin, je vais être contraint de t’y forcer.
S’en suivit l’un des épisodes les plus traumatisants de ma vie. Le premier d’une longue série, vous vous en rendrez vite compte. Oedipe fit venir un homme, aussi grand qu’une montagne. Ce dernier entreprit de torturer le vieil homme devant la foule de nobles.
D’abord, Tirésias endura les coups de poing du mastodonte. Puis, devant la persistance de son silence, Oedipe ordonna que le vieil homme soit fouetté.
Des centaines de coups de fouet furent donnés. Le sang se mit à gicler dans la salle du trône, marquant de manière indélébile les dalles qui ornaient le sol de la pièce. J’eus la sensation que cela dura des heures. La nausée ne mit pas longtemps à s’installer. Impossible pour moi de détourner les yeux du supplice qu’endurait Tirésias. J’avais le sentiment que c’était de ma faute. Si je n’avais pas suggéré à mon père et mon oncle de l’interroger, il n’en serait pas là.
Après ce qui me sembla une éternité, Oedipe finit par ordonner à son homme de main d’arrêter de torturer le devin. Je ne sais pas s’il estima que le pauvre homme en avait eu assez et que ça ne valait pas la peine de continuer, où s’il eu peur que le vieillard ne meure de ses blessures avant d’avoir pu parler.
— Bien, ton silence me fait penser que tu es à l’origine de la mort de Laïos.
La phrase prononcée par mon oncle sonna comme un coup de massue. Des voix indignées s’élevèrent parmi les membres de l’assemblée. Comment de telles accusations pouvaient-elles être portées ?
— Je jure devant les dieux que je ne suis en rien impliqué dans la mort de Laïos, répliqua faiblement Tirésias.
— Tu n’es pas impliqué, mais tu ne veux pas parler non plus ! Tu protèges le monstre à l’origine de nos malheurs ! Parle ou je te fais tuer pour te punir de la protection que tu lui accordes !
Je me souviendrais toujours du regard de mon oncle ce jour-là. On aurait dit que la colère l’avait rendu fou. Mon père tenta en vain de l’apaiser et de réinstaller le dialogue. Cependant cela se retourna contre lui.
— Il suffit Créon ! Pourquoi prendre la défense de cet homme qui refuse de parler alors qu’il connait le nom du coupable ! Toi, mieux que personne, tu devrais comprendre que Tirésias est finalement aussi coupable que le meurtrier de Laïos dans la propagation de cette épidémie au sein de la cité. S’il avait parlé plus tôt, peut-être que ta fille ne serait pas morte !
Des protestations s’élevèrent. Certains étaient du même avis que le roi, d’autres semblaient indignés par ces propos choquants.
— À moins que…, reprit Oedipe. À moins que tu sois le meurtrier de Laïos, toi mon frère. Cela semblerait logique et je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas envisagé plus tôt. Laïos mort, c’est toi qui héritais du trône !
C’est alors que mon oncle commença à s’en prendre à mon père. J’avais déjà éliminé cette possibilité plus tôt. Cela n’aurait pas été cohérent avec la suite des évènements. Même si j’étais persuadée de l’innocence de mon père, une infime partie de moi ne pouvait s’empêcher de douter : et si tout était de sa faute ?
C’est seulement au moment où Oedipe se leva pour s’en prendre directement à Créon que Tirésias se décida à parler. Ce n’était pas trop tôt selon moi !
— Arrête Oedipe ! Créon n’y est pour rien. Le véritable meurtrier se trouve dans cette salle, mais ce n’est pas lui.
Chacun regarda alors son voisin. Tout le monde se mit à suspecter tout le monde. Le meurtrier de Laïos était dans la pièce.
— Et bien, devin, poursuis donc, l’invita Oedipe. Dis-nous qui est l’auteur de ce régicide.
— Je demande à Sa Majesté de me pardonner, dit le vieil homme en tombant à genoux.
Un silence alourdi par l’attente et l’excitation d’enfin obtenir des réponses envahit la grande salle. Nous étions tous suspendus aux lèvres du devin. Après tant d’années de souffrances, nous allions enfin mettre un nom et un visage sur celui qui en était à l’origine.
— Le meurtrier du roi Laïos se trouve juste devant moi, c’est lui qui porte aujourd’hui la couronne de la cité de Thèbes. L’auteur du régicide, c’est vous Votre Majesté, souffla le devin.
Le silence tomba sur la pièce. L’information mit du temps à être intégrée par l’ensemble des personnes présentes. Cependant, au bout de quelques secondes, un cri assourdissant le brisa. Jocaste tombait à genoux en hurlant son désespoir. Enfin, le nom de l’auteur du meurtre était connu, mais Thèbes n’était pas au bout de ses révélations.