Créontiadès, Thérimaque et Déicoon étaient tous les trois dans leur chambre. Un feu brulait dans l’âtre, illuminant chaleureusement la pièce.
Alcide et moi entrâmes dans la chambre. Après avoir congédié les hommes de Lycos, nous pûmes enfin prendre nos enfants dans nos bras.
Créontiadès était ravi de retrouver son père. Il faut dire que des trois garçons, c’est lui qui l’avait le plus vu. Il était encore petit la dernière fois qu’Alcide était venu à Thèbes, mais le souvenir de son père l’avait marqué.
Thérimaque, plus réservé que son ainé, cacha un peu plus ses émotions. Je ne savais pas s’il se souvenait d’Al. Néanmoins, le petit bonhomme aux yeux bleu océan salua son père.
Enfin vint le tour de Déicoon. Il avait trois ans. C’était la première fois qu’il rencontrait Alcide. Il n’osa pas s’approcher de cette impressionnante montagne de muscles que ces frères venaient pourtant de saluer.
Alcide s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur.
— Salut petit bonhomme, ravi de faire enfin ta connaissance, dit-il d’une voix douce qu’il réservait uniquement à ses garçons. Ta maman m’a beaucoup parlé de toi, tu sais.
Déicoon dévisagea son père un long moment avant d’enfin oser s’avancer vers lui.
— C’est vrai que tu as affronté des dragons ?, demanda-t-il innocemment les yeux brillant d’admiration pour l’homme face à lui.
Alcide rit de bon cœur avant de confirmer l’information. Créontiadès demanda ensuite à son père de leur raconter ses aventures de vive voix. Al ne pouvait rien leur refuser. Les garçons étaient fascinés et admiratifs face à ce père qu’ils n’avaient presque jamais vu, mais qui revenait enfin vivre au palais. Alcide était tout autant ravi qu’eux, si ce n’est plus, de constater que nos bébés avaient bien grandi. Il s’émerveilla de voir Créontiadès lui montrer les techniques de combat que Iolaos lui avait apprise. Il fut subjugué d’entendre Thérimaque jouer de la lyre. Enfin, Al se montra très intéressé par le petit Déicoon dont la langue s’était déliée avec le temps.
Il était tard. J’étais épuisée par l’enchainement des évènements. Je m’étais réfugiée sur un fauteuil et j’admirais la scène de vie qui se déroulait devant mes yeux. C’était un moment des plus simple et ordinaire pour le commun des mortels, mais pour notre famille c’était le début d’un nouveau départ. Tout se passait trop vite, tout le temps. Il y a quelques semaines on m’annonçait la mort de mon mari. Ce matin on m’informait de mes fiançailles avec Lycos. Ce soir, Lycos était mort et Alcide, bien vivant, profitait d’un moment privilégié avec ses enfants.
La lune brillait haut dans le ciel. Les petits commencèrent à montrer des signes de fatigue.
— Je crois qu’il est temps d’aller se coucher, dis-je en interrompant Alcide qui s’était lancé dans le récit d’un de ses travaux.
Après quelques protestations, autant de la part des enfants que de mon époux, je réussis enfin à mettre les petits au lit.
Seuls dans notre chambre, Alcide et moi pouvions enfin parler de ce qu’il s’était passé ce soir-là.
— Tu es en vie, dis-je en refermant la porte derrière moi.
— Comme tu peux le voir princesse, je suis tout autant en vie que toi !
— Cela fait des semaines que l’on m’a dit que tu étais mort aux Enfers. Que s’est-il passé ?, demandais-je.
Al m’expliqua alors que grâce à son demi-frère, Hermès, il avait pu trouver l’entrée des Enfers. Après avoir traversé le Styx, il était tout simplement allé voir son oncle pour lui demander la permission d’emmener son chien à Tirynthe. Hadès, qui était de bonne humeur ce jour-là, accepta de lui confier Cerbère. Al avait donc amené le canidé à trois têtes à Eurysthée qui pris peur en voyant la bête et se cacha. Les travaux étaient officiellement terminés, la dette de sang remboursée. Alcide ramena le chien à son propriétaire puis pris le chemin du retour vers Thèbes. Mais sur la route, il rencontra Thésée et son ami Pirithoos qui étaient enchainés à un banc. Ces deux imbéciles avaient tenté de kidnapper Perséphone, la femme du dieu des Enfers. Autant vous dire que ce n’était pas une bonne idée. Hadès, ce n’était un secret pour personne, était fou amoureux de sa femme. Aucun être vivant sain d’esprit ne se serait risquer à faire du mal à Perséphone par peur des représailles. Hadès les avait punis en les attachant par un lien magique à un banc en pierre. Al avait donc tenté de libérer les deux hommes. Cela lui prit plusieurs jours, mais il réussit en fin à sauver Thésée. Cependant, après maintes tentatives, il dut se résoudre à abandonner Pirithoos à son sort. Cette ultime aventure achevée, Alcide s’était dirigé vers Thèbes le plus rapidement possible. À son arrivée tout le monde le regardait comme s’il s’agissait d’un revenant.
— Je comprends mieux maintenant, dit-il. La réaction des Thébains était parfaitement normale si la nouvelle de ma mort s’était propagée au sein de la cité.
Quand il entra enfin dans le palais, le banquet venait juste de se terminer. Il s’était immédiatement dirigé vers nos appartements, mais évidemment je n’y étais pas.
— J’ai alors interrogé tous ceux que je croisais sur mon passage pour savoir où tu te trouvais. Quand je suis arrivé dans l’aile des appartements de Lycos, ses gardes m’ont barré le passage. J’ai dû les assommer avant de pouvoir atteindre les portes. Quand je t’ai vue étendue sous lui, le regard vide… J’ai cru que tu étais morte Még.
Les larmes lui étaient montées aux yeux. Al semblait vulnérable. L’idée que je puisse être morte le rongeait de l’intérieur.
— Je suis là Al, et toi aussi maintenant, dis-je en posant une main réconfortante sur son avant-bras. Tout est fini, nous allons enfin pouvoir vivre notre vie tranquillement. Tu pourras enfin voir tes fils grandir.
Un silence paisible s’installa entre nous.
— Merci, Még, souffla Alcide. Tu es la femme la plus forte que j’ai jamais connue. Sans toi je ne serais jamais allé au bout de ses douze travaux. Je suis tellement désolé de ne pas avoir été là quand tu avais le plus besoin de moi.
— Tu es là aujourd’hui et tu seras là les jours suivants. C’est tout ce qui compte pour moi.
Puis je m’endormis. D’un sommeil lourd et profond. Cela faisait des années que je n’avais pas si bien dormi. Depuis mon retour, il y avait presque quatre ans de cela.
Je fus réveillée par le bruit de meubles que l’on renverse. J’ouvris rapidement les yeux en me relevant dans le lit. La place à côté de moi était vide. Je cherchais Alcide mais je ne le voyais pas. Les bruits semblaient venir de la chambre des garçons. Sans plus d’hésitation je sortis du lit pour m’y rendre. Se pouvait-il que des hommes de Lycos souhaitent venger leur maître en s’en prenant aux petits ?, me demandais-je en me précipitant afin de protéger mes enfants.
La scène qui se dessina devant moi était effroyable. Alcide était dans la chambre. Il me tournait le dos. À ses pieds gisaient les corps de Créontiadès et Thérimaque. Il soulevait le petit corps de Déicoon d’une main, serrant fortement sa gorge. Je vis les yeux de mon fils s’emplir de larmes. Il m’aperçut par-dessus l’épaule de son père. Ses lèvres esquissèrent un mouvement, comme s’il tentait de parler, de m’appeler. Ses petits bras se tendirent dans ma direction, mais Alcide ne le lâchait pas.
Dans un coin de la pièce se dressait une silhouette qui m’était inconnue. Une femme vêtue de noir. Seuls deux yeux verts ressortaient de la pénombre. Sa voix s’immisça dans ma tête. Un chuchotement semblable au souffle du vent.
— Héraclès. Héraclès. Héraclès, disait-elle en boucle.
Alors que cette voix envahissait mon esprit, mes yeux se retournèrent en direction de Déicoon, toujours à la merci de son père.
Je fis tout ce qui était en mon pouvoir alors que je réalisais qu’Alcide ne le lâcherait pas. Je hurlais, je tentais d’agripper son bras dont la main tenait fermement le cou de mon petit. Rien ne réussis à lui faire lâcher prise.
La lumière quitta les yeux de Déicoon.
Au même instant je tombais à genoux, pleurant de manière incontrôlable. Et cette voix appelant Héraclès qui ne cessait de résonner dans mon esprit.
Alcide laissa tomber le petit corps au sol avec les deux autres avant de se tourner vers moi. Là je la vis : La Folie. La femme aux yeux verts, cachée dans l’ombre, n’était autre que Lyssa.
Alcide fit quelque pas dans ma direction avant de me saisir par les cheveux. Il était méconnaissable. Son regard était encore plus noir que le charbon. Ses traits déformés par une rage primitive. Il marmonnait des paroles incohérentes.
Tout en maintenant sa prise, il me remit sur mes pieds. Son autre main enserra mon cou et je sentis le souffle me manquer.
Alors c’était ça la fin. Ma vie se finirait ainsi. Tuée de la main de mon mari., ne pus-je m’empêcher de penser. J’aurais presque pu rire de l’ironie du sort. Nous étions sur le point de reprendre une vie normale, tous ensemble, et d’un seul coup les dieux nous retiraient tout. Alcide s’était absenté toutes ces années par peur de me faire du mal, tout cela pour qu’à peine ses travaux achevés, on se retrouve dans une situation similaire à celle qui avait tout déclenché.
J’essayais de sonder le regard d’Alcide. Les larmes me montaient aux yeux alors que je luttais pour inspirer un peu d’air. Alcide relâcha légèrement sa prise sur ma gorge.
— Pitié, l’implorais-je d’une voix enrouée. Alcide, c’est moi, Még.
Mes ongles s’enfonçaient dans la chair de son bras alors que j’essayais vainement de le repousser. Un éclair de lumière, si bref que je crus halluciner, traversa ses yeux. Il me lâcha complètement et me projeta sur l’un des petits lits défaits où quelques instants plus tôt dormaient nos fils.
Je crus être sauvée. Je me trompais. Alcide se dirigea vers la cheminée où le feu brulait encore. Il saisit l’un des tisonniers et le mit dans le feu pour faire rougir le fer. Quand il estima qu’il était assez chaud, il le saisit et revint vers moi. Il pointa le fer chauffé vers ma poitrine. Il l’approcha lentement. Tout doucement. Je sentais l’air entre ma peau et le tisonnier se réchauffer progressivement alors qu’il s’approchait de mon corps. La morsure du fer sur ma peau me fit hurler de douleur. Un cri à m’en briser les cordes vocales.
Je ne sais pas ce qui fit revenir Alcide à lui-même. Aussi brusquement que cela semblait lui être venu, sa folie se dissipa. Je jetais un regard dans le coin de la pièce et Lyssa avait elle aussi disparu. Al lâcha le tisonnier comme s’il lui avait également brulé la main. Il me regarda, en pleur, la peau brulée, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Comme s’il venait de se réveiller d’un cauchemar.
Je ne pouvais pas le regarder. Mes yeux se portèrent sur les trois petits corps sans vie derrière lui. Alcide se retourna et suivit mon regard. Quand il comprit enfin, il tomba à genoux sur le sol.
Au même instant, une lumière éclaira la petite chambre et nous éblouie.
— J’ai attendu tant d’années pour me venger de ta venue au monde, gronda une voix féminine. Tant que tu effectuais ces travaux pour le compte d’Eurysthée tu étais protégé, mais j’ai enfin pu mettre mon plan à exécution. Lyssa me devait une faveur, l’en voilà libérée.
Héra. Tout ceci n’était qu’une vengeance contre Alcide. Une injuste rancœur pour la simple et bonne raison qu’il avait vu le jour. La déesse n’avait jamais pu l’accepter.
— Navrée Még que vous ayez à subir les dommages collatéraux.
Puis elle disparut.