Inévitablement, le soleil finit par se lever. L’aube était venue bien trop rapidement à mon goût. Mes cousins allaient devoir s’affronter.
Antigone n’était pas encore au courant de la tournure prise par les évènements à Thèbes. Elle était toujours avec Ismène et les enfants à la bergerie en dehors de la cité. Mon père avait décidé de ne pas informer mes cousines tant que la menace n’était pas officiellement écartée. Il les avait seulement avertie que j’étais en sécurité au palais mais qu’elles devaient rester où elles étaient et veiller sur les garçons pendant quelques temps encore.
Je n’avais pas réussi à me rendormir après mon cauchemar. Alcide avait bien essayé de m’apaiser, mais en vain. Ne trouvant pas le sommeil, je m’étais installée près de la fenêtre, place généralement réservée à mon époux. Mes yeux s’étaient perdus dans la contemplation du voile de la nuit sombre. La présence des étoiles m’apaisait. Une légère brise soufflait à l’extérieur, faisant s’agiter les branches des arbres. Le léger mouvement était hypnotique et réconfortant.
Quand la lumière de l’aube commença à colorer le ciel de nuances rosées, je sus alors qu’Étéocle et Polynice ne tarderaient pas à s’affronter. Il fallait que j’assiste à leurs derniers instants. Mon père ne voulait pas prendre part au conflit qui opposait les deux frères, mes cousines étaient absentes. J’étais le seul membre de la famille pouvant les soutenir dans cette inévitable et dernière épreuve.
Étéocle savait pertinemment que sa dernière heure avait sonné. Il avait accepté cela depuis longtemps. Néanmoins, quand je le croisais en me dirigeant vers les remparts, je pus constater les cernes qui noircissaient le contour de ses yeux. Mon cousin semblait avoir passé une nuit aussi reposante que la mienne.
Quand il m’aperçut, il me prit dans ses bras et me serra fort.
— Merci d’être là Még, dit-il d’une voix tremblante avant de se diriger vers les portes du palais et de le quitter pur ce qui devait être la dernière fois.
Étéocle avait le pas lourd. L’image d’une bête partant à l’abattoir s’imposa dans mon esprit. Cette image représentaient parfaitement la dure réalité qui se présentait face à moi.
Sans que je m’en aperçoive, les larmes se remirent à couler sur mes joues. Des perles d’eau salées roulaient le long de mon visage, incontrôlables marques de la tristesse que je ressentais en cet instant qui était sûrement l’un des plus douloureux de ma vie.
Savoir que quelque chose de tragique va se produire et ne pas pouvoir agir. Se sentir impuissante. Avoir le sentiment que tout échappe à notre contrôle. C’est la plus horrible des sensations.
Je me souvins alors de notre enfance à Thèbes. Mes cousins, mes frères et moi. En dépit de la maladie qui faisait ravage, nous avions su nous amuser pendant nos jeunes années d’insouciance. Polynice m’avait appris le tir à l’arc, Étéocle les échecs. Enfants, nous passions des après-midi d’été à courir dans les champs et à se baigner dans la rivière voisine. Nous riions constamment, dansions et chantions. J’étais la plus jeune du groupe, tous deux m’avaient pris sous leurs ailes comme si j’étais l’une de leurs sœurs.
Après cet ultime combat entre mes cousins, il ne me resterait plus qu’Hémon et mes cousines. J’allais perdre trois des personnes parmi lesquelles j’avais été le plus proche au cours de ma vie en moins de 48 heures.
Je finis par monter sur les remparts qui donnaient sur la porte principale, là où le combat devait avoir lieu. La matinée était fraiche, la luminosité encore basse. L’atmosphère était presque apaisante. Je fermais les yeux un instant pour prendre une grande inspiration. Ainsi perchée, j’avais l’impression de flotter, comme si tout ce qui se passait n’était en réalité qu’un mauvais rêve et qu’à tout moment je me réveillerais dans mon lit en ayant douze ans à nouveau.
Le grincement des lourdes portes en bois sur leurs gonds me fit revenir à la réalité. La ville, habituellement bruyante et effervescente dès les premières lueurs du jour, était inhabituellement silencieuse. Tout le monde retenait son souffle en attendant que cette histoire entre le roi et son frère touche enfin à sa fin.
Des bruits de pas se firent entendre. Étéocle apparu suivit des six autres soldats ayant combattu ceux de Polynice. Alcide et Hémon se trouvaient de part et d’autre de mon cousin. Tous étaient armés à l’exception d’Étéocle. Prêts à intervenir si les règles n’étaient pas respectées par la partie adverse. Il avait été décidé que les deux frères se battraient à mains nues. Toutefois, connaissant Polynice, il était fort probable qu’il ne respecte pas cette injonction.
Face à eux, se tenait justement Polynice le dos droit, le visage marqué par la rancune qu’il portait à son frère. Quelques hommes se trouvaient à ses côtés. Il s’agissait des quelques rescapés des affrontements précédents. Il en restait peu comparé à l’imposante armée qui nous assiégeait la veille.
Après que mes cousins se soient inclinés l’un face à l’autre, le combat commença enfin. Dans un premier temps, les deux hommes se tournèrent autour pour se jauger. C’est sans surprise l’impulsif Polynice qui attaqua le premier, mais Étéocle était plus rapide que lui et il le connaissait bien. Les deux frères avaient l’habitude de s’entrainer ensemble quand ils étaient adolescents. Tous deux étaient de très bons combattants déjà à cette époque.
Les coups se firent plus fréquents. Polynice en donnait bien plus qu’Étéocle qui, quant à lui, en esquivait la majorité. Il me sembla que mon cousin cherchait à fatiguer son frère. En préservant ainsi ses forces, il pourrait alors frapper fort quand Polynice s’y attendrait le moins.
Les bruits sourds des coups résonnaient dans la cité silencieuse. Tout le monde retenait son souffle chaque fois que l’un des deux frères atteignait sa cible. Cela dura pendant des heures. Étéocle et Polynice commençaient à souffrir de la chaleur. L’un avait le nez cassé, l’autre la lèvre fendue. Les deux avaient les poings abimés et marqués par les hématomes qui faisaient déjà leur apparition. Cela ne m’aurait pas surprise qu’ils aient quelques doigts cassés.
Quand le soleil atteignit son zénith, Alcide s’avança et interrompit le combat. Il s’adressa à mes cousins puis deux hommes s’avancèrent pour leur donner des glaives. Je n’avais pas entendu ce que mon époux venait de dire, mais il semblait évident que les choses devaient s’accélérer.
Mes cousins maniaient fort bien cette arme, mais à la différence des poings, chaque coup donné faisait bien plus de dégâts.
Rapidement, le bruit des lames s’entrechoquant se fit entendre à son tour. Les coups pleuvaient. Polynice se montrait encore plus agressif malgré la fatigue, mais cela lui faisait faire de nombreuses erreurs stratégiques.
De là où je me trouvais, la chaleur était étouffante. Je transpirais, tant à cause des conditions climatiques que de l’angoisse qui me rongeait. L’espoir qu’un des deux survive à cette épreuve ne me quittait pas malgré la malédiction.
Dans sa précipitation pour atteindre son frère, Polynice baissa légèrement la garde. S’en apercevant, Étéocle en profita pour lui planter son glaive en plein torse, perçant sans nul doute un poumon.
Polynice tomba à genoux, le souffle court. En retirant son arme de la poitrine de son frère, Étéocle lui chuchota quelque chose à l’oreille. Des excuses ? Des menaces ? Des remords ? Qui sait ?
Le roi de Thèbes se tourna alors vers la cité qui l’acclama. La tension chuta d’un coup en ville. Les citoyens étaient ravis qu’Étéocle ait vaincu Polynice. La prospérité de la ville venait d’être assurée par cette victoire. Enfin, le peuple de Thèbes pouvait vivre sans la crainte d’un nouveau conflit mené par Polynice.
Un soupire de soulagement m’échappa suite à la victoire de mon cousin. Étéocle était déjà en train de marcher vers les portes, moins de deux pas et il serait de retour à l’abri des murailles de la cité.
Ce que je vis alors me laissa sans voix. Polynice venait de se relever. Une main se tenant le torse là où il avait été blessé, et l’autre saisissant son glaive, il se dirigeait droit sur son frère. Les hommes de Polynice ne dirent rien pour prévenir mon cousin. Quant aux hommes de Thèbes, toute leur attention était tournée vers le vainqueur du duel. Ils ne virent pas que Polynice était à nouveau debout et se rapprochait dangereusement.
Quand je vis Polynice lever son arme en direction de son frère, je me mis à hurler depuis mon poste d’observation.
— Étéocle, derrière toi !
En vain, j’étais trop loin pour agir. Le temps de réaliser ce qu’il se passait, Polynice venait d’empaler son frère sur la pointe de son glaive. Aucun homme ne fut assez rapide pour empêcher cela d’arriver.
Du sang sorti de la bouche d’Étéocle alors qu’il tombait au sol. Épuisé par l’effort que cela lui avait requis, Polynice tomba juste à côté. Les deux frères expirèrent leur dernier souffle ensemble. La vie les quittant, leurs âmes étaient désormais laissées aux bons soins de Thanatos, le dieu de la mort.
L’espoir est le sentiment le plus dangereux de tous. Tant qu’il y en a, la vie palpite en nous. Lorsqu’il nous quitte, le vide qu’il laisse est si intense qu’on a le sentiment de ne jamais pouvoir se relever. J’ai eu l’espoir, pendant quelques minutes qu’Étéocle s’en sortirait, que les malheurs de Thèbes cesseraient avec la mort de Polynice. Ce ne fut pas le cas. On ne peut pas empêcher ce qui doit arriver de se produire. La perte de cet espoir s’abattit sur moi comme un coup de massue. Je m’effondrais sur le sol des remparts, les larmes recommençant à couler sur mes joues. La douleur de la mort était horrible. En mourant, mon frère et mes cousins avaient chacun pris un morceau de moi.