Après la mort d’Étéocle et Polynice, tout devint terne et sombre. Je n’étais pas naïve. J’avais déjà vu et connu la mort. Pourtant, je n’avais jamais perdu autant d’êtres chers en si peu de temps. Tout mon monde était devenu obscur d’un seul coup. Un rideau venait de s’abattre sur le soleil, voilant sa lumière. L’obscurité prenait de plus en plus de place dans mon cœur. Tout n’était que tristesse. Les émotions positives avaient déserté.
Mon père était devenu le souverain de Thèbes suite à la mort de ses neveux. Des hommes étaient partis chercher Antigone, Ismène et mes fils. Retrouver mes fils ne fut pas suffisant pour lever le voile de souffrance qui s’était abattu sur moi. J’étais soulagée de les avoir auprès de moi où ils étaient en sécurité, mais la tristesse me rongeait de l’intérieur.
Mon père décida d’offrir à Étéocle des funérailles royales. Son corps avait été lavé. On l’avait revêtu d’un péplos blanc, symbole de la pureté de son âme. Malgré le soin qui avait été apporté à son corps, Étéocle était marqué de bleus, le corps strié de coups de lame. Il n’avait plus grand-chose du beau jeune homme charmant qu’il fut de son vivant. Par chance, la plus grave de ses blessures était cachée par ses vêtements.
Allongé ainsi, Étéocle donnait l’impression de s’être endormi après avoir vaincu l’ennemi sur le champ de bataille. Si je ne l’avais pas vu s’écrouler de mes propres yeux, il aurait été facile de croire qu’à tout moment il aurait pu se réveiller. Je le fixait désespérément avec l’espoir qu'il se relève. En vain.
Antigone était dévastée par la mort de ses frères. Elle était d’autant plus énervée du fait que mon père avait refusé d’accorder une sépulture à Polynice. Ce dernier était considéré comme un traitre à la couronne alors qu’il n’avait voulu que reprendre ce qui lui revenait de droit. Étéocle avait mené un coup d’État et lui bénéficiait de funérailles royale tandis que la dépouille de son frère pourrissait lentement devant les portes de la ville.
Elle me fit part de son désarroi dans l’après-midi précédent la crémation d’Étéocle. Nous nous occupions de Créontiadès et Thérimaque qui étaient bien trop jeunes pour comprendre la situation. Afin de les préserver, nous avions essayé de bousculer le moins possible leurs habitudes. Alors, comme nous le faisions chaque jour, nous jouions avec mes fils tout en discutant. Cependant, ce jour-là le cœur n’y était pas, et la discussion entamée par ma cousine était bien plus sérieuse que de coutume.
— Les deux sont morts en même temps, ils étaient tous les deux rois, s’insurgea-t-elle alors que Thérimaque babillait dans ses bras.
— Antigone, soupirais-je, tu sais bien que Polynice avait été exilé, il n’était plus roi, et il a tué Étéocle.
— Étéocle a tué Polynice, ce n’est pas un argument valable, rétorqua-t-elle.
— Polynice l’a poignardé dans le dos !, m’exclamais-je, ce qui fit sursauter Créontiadès qui jouait à mes côtés.
Après avoir rassurer l’enfant qui avait pris peur en m’entendant hausser le ton, nous reprîmes la conversation.
— Étéocle a monté un complot pour usurper le trône en dépit de leur accord !, s’énerva-t-elle. Je reconnais que Polynice a fait pas mal de tort à la vie de la cité, mais Étéocle n’était pas un saint non plus. Pourtant, ils sont tous les deux mes frères, ils méritent tous les deux de reposer en paix.
Je ne voyais pas comment lui faire comprendre la situation. Oui, Étéocle avait aussi des torts, mais Polynice avait franchi les limites en attaquant la cité et en le poignardant dans le dos. La décision prise par mon père de laisser son corps sans sépulture était parfaitement compréhensible.
— Le peuple n’accepterait pas de lui rendre hommage, tentais-je alors de la raisonner.
— Je n’en ai que faire de cela Még ! Je ne veux pas qu’on lui rende hommage, je veux qu’il repose en paix ! Je n’ai que faire de ce qu’a décidé Créon, s’il ne veut pas accorder le repos à Polynice, je m’en chargerai moi-même !
— Mais enfin, tu ne peux pas faire ça ! Mon père a menacé d’exécuter tous ceux qui perturberaient sa décision. Il veut punir Polynice pour ce qu’il a fait, au peuple et à Étéocle. Ce doit être un exemple pour quiconque souhaiterait se rebeller contre son autorité.
Antigone ne voulait rien entendre. Elle savait se montrer obstinée quand il le fallait. C’est une qualité que j’admirais habituellement chez ma cousine, mais à ce moment, son obstination me faisait craindre pour sa propre sécurité. Les yeux d’Antigone brillaient de détermination et je savais que dans ce genre de situation il était vain de débattre avec elle. Jamais je n’aurais eu gain de cause.
— Je n’ai que faire de mourir, je n’ai rien à perdre de toute manière. J’ai déjà tout perdu. Tout ce que je veux c’est que mes frères reposent tous deux en paix. Alors à la nuit tombée je me faufilerais hors du palais et j’irais enterrer Polynice…
Je comprenais le sentiment de ma cousine. Sa mère s’était suicidée des années plus tôt. Son père, après s’être mutilé, était mort en exil. Elle ne s’entendait pas bien avec sa sœur. Elle n’avait plus que ses frères, et tous deux venaient de la quitter. Elle n’avait plus de famille à proprement parler, mais elle était loin d’être toute seule.
— Tu n’as rien à perdre ? Tu en es certaine, Antigone ? Hémon est toujours en vie et il est fou de toi. S’il t’arrivait quelque chose, mon frère n’y survivrait pas, l’interrompis-je alors qu’elle commençais à m’exposer son plan.
Je savais pertinemment que s’il arrivait quelques chose à ma cousine, Hémon ne s’en remettrai jamais. Le sang avait suffisamment coulé.
— Et moi je ne survivrai pas à cette situation ! Alors, soit tu es avec moi et tu ne m’empêches pas de sortir ce soir, soit tu es contre moi et tu me dénonces à ton père.
Cet ultimatum ne me plaisait pas du tout. Je ne voulais pas la dénoncer à mon père. L’enfermer dans ses appartements ne servirait à rien. Je ne voulais pas non plus la laisser faire cela toute seule, je comprenais sa douleur mieux que personne. Ménécée s’étant suicidé, et sa mort ayant été rapidement suivis par celle de mes cousins, il n’avait pas eu le droit à l’hommage qu’il aurait dû avoir. Il avait mérité des funérailles en grande pompe pour son sacrifice, mais à la place, cela s’était déroulé en petit comité la veille. Peu de gens savaient ce qu’il avait fait pour assurer la victoire de Thèbes sur les sept chefs. Même si cela n’avait pas suffi pour sauver Étéocle…
Je ne pouvais résolument pas laisser ma cousine s’occuper seule de la dépouille de Polynice.
— Je ne te dénoncerais pas à mon père, lui dis-je.
— Parfait, ne te mets pas en travers de ma route, c’est tout ce que je te demande Még.
— Je vais faire mieux que ça, je vais t’accompagner.
C’était, avec le recul, une décision stupide. Mais je ne pouvais pas la laisser faire cela toute seule. Au fond de moi, même si je tentais de soutenir la position adoptée par mon père, je considérais tout comme ma cousine que c’était aller trop loi. Polynice ne méritait pas qu’on lui refuse un sépulture pour avoir défendu ses droits.
— Hors de question ! Tu ne peux pas venir avec moi, c’est trop dangereux. Tu ne peux pas laisser tes fils seuls, et si ton père ne me tue pas pour avoir enfreint la loi, c’est ton mari qui s’en chargera pour t’avoir mise en danger !
— Ne dis pas de bêtise, je ne te laisserais pas seule Antigone. Je viens avec toi ce soir, un point c’est tout !, affirmais-je.
Après avoir débattu avec ma cousine pendant encore quelques minutes, elle finit par céder et accepter mon aide. Nous nous accordâmes pour nous retrouver après la crémation d’Étéocle. Je profiterais de la nuit pour me faufiler hors du palais la première, personne ne ferait réellement attention à moi. J’avais l’habitude de me promener le soir dans les jardins, me voir hors de ma chambre n’éveillerait donc pas les soupçons. J’irais alors chercher des pelles pour que nous puissions creuser. Antigone, elle, devait me rejoindre peu après vers la porte principale afin que nous nous rendions auprès de Polynice.
Le soir même, nous assistâmes à la crémation d’Étéocle. Tous les Thébains s’étaient rassemblés pour lui rendre hommage. Un long cortège escorta sa dépouille entourée d’un linceul, cousu par mes cousines et moi même, jusqu’au buché préparé pour l’occasion. Les crémations étaient réservées aux plus fortunés, car il était rare d’avoir le luxe et les moyens de se payer tant de bois dans notre région.
Après la crémation, un grand repas fut organisé au palais en l’honneur du défunt roi. Contrairement aux banquets de fêtes habituels, il n’y avait pas de danse ce soir-là. Des musiciens jouaient des airs mélancoliques dans un coin de la grande salle pendant que les Thébains venaient présenter leurs condoléances à mes cousines et à mon père.
Quand la soirée toucha à sa fin, Alcide et moi partîmes nous coucher. Je n’avais presque pas parlé de la soirée, absorbée par mes pensées. Le vide laissé par la mort de mes proches s’était rempli par la peur d’être surprise pendant que nous enterrerions Polynice avec Antigone ce soir-là. Le vide laissé par le chagrin se remplissait peu à eu. Je commençais à ressentir d’autres choses. Un mélange d’appréhension et d’excitation à l’idée de désobéir à mon père pour aider ma cousine à respecter ses convictions. J’admirais Antigone qui n’avait peur de rien. Ma cousine était parfois bornée. Malheureusement cela la conduirait certainement à sa perte un jour ou l’autre. Je le savais au plus profond de moi.
Alcide avait remarqué mon changement d’humeur même si j’avais tout fait pour masquer les sentiments qui me tiraillaient de plus en plus au fur et à mesure de la soirée. Plus le moment venu approchait, plus j’étais tendue, et cela n’était pas passé inaperçu pour mon époux. Il n’était pas souvent là, mais remarquait toujours tout chez moi.
— Qu’est-ce qu’il y a Még ?, me demanda-t-il.
— Rien pourquoi ?, mentis-je.
— Tu en es sûre ? Je t’ai trouvé étrange ce soir.
Les traits tirés d’Alcide montraient son inquiétude. Un sourcil levé, il s’avança vers moi en attendant ma réponse afin de me prendre les mains. J’avais peut-être dupé la foule et mon père, mais Alcide me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même.
— Écoute, souffla-t-il, je sais que cette période est difficile pour toi, mais je ne veux pas que tu te renfermes. Parle-moi, je t’en prie. Ça ne sert à rien de me mentir…
Ses yeux bleus fouillaient les miens à la recherche d’une réponse sincère. J’avais promis à Antigone de ne rien dire. Ma cousine craignait la colère de mon mari si ce dernier apprenait qu’elle me mettait en danger. Cependant, je ne voulais pas mentir à Alcide.
— Avec Antigone nous allons enterrer Polynice ce soir, débitais-je d’une traite en baissant le regard.
Je pense que mon mari ne s’attendait pas à cela. Il lui fallut quelques secondes pour accuser le coup. C’était de la pure folie que de vouloir enterrer mon cousin malgré l’interdiction du roi. Créon avait beau être mon père, il n’hésiterait pas à me tuer si j’enfreignais ses lois, quand bien même j’étais sa seule fille.
— Non, dit Alcide.
— Non ?, répétais-je incrédule.
— Tu n’iras pas, je refuse. C’est trop dangereux, ta cousine est totalement inconsciente. Le jeu n’en vaut pas la chandelle princesse.
Je détestais qu’on me dise quoi faire. Alcide était mon mari, cela lui donnait certain droits sur moi. Cependant, il savait que je ne lui obéirais pas si cela était justifié à mes yeux. Antigone était obstinée, mais je pouvais l’être encore plus.
— Tu n’as pas ton mot à dire, j’irais. Ma décision est déjà prise, déclarais-je d’un ton ferme.
— Mégara tu n’iras nulle part !, s’énerva Alcide.
— Je te demande pardon ? Tu viens bien de m’interdire quelque chose ? Et de quel droit, Alcide, te permets-tu de contrôler mes faits et gestes ?, m’impatientais-je à mon tour.
— Je suis ton mari, tu dois m’obéir !
— Hors de question ! Tu es mon mari, mais tu n’es jamais là ! Je vis seule la plupart du temps. Tu n’as, en aucune façon, le droit de me dire quoi faire ou non. Si je veux aider ma cousine, j’irais, cela ne te regarde pas !
Le visage d’Alcide se durcit immédiatement face à mes reproches. Ses yeux, qui la minute précédente étaient bleus comme le plus calme des océans un matin d’été, devinrent gris comme le plus tumultueux des orages. Cette expression avait le don de me terrifier. Je savais que la colère d’Alcide était sans pitié.
— Ne me reproche pas mon absence Még, dit-il les dents serrées par la rage qui bouillonnait en lui. Tu sais très bien pourquoi je le fais. Ne crois pas que passer mon temps loin de ma femme me ravisse. Alors maintenant, tu vas m’écouter et rester ici. Je ne me répèterais pas.
Alcide n’avait pas haussé le ton. Sa voix était restée égale, mais elle était cependant plus tranchante que la lame la mieux affutée.
— Et que vas-tu faire pour m’en empêcher ? M’attacher au lit ?, le défiais-je.
Il eut l’air d’y réfléchir sérieusement quelques secondes. Je mis ce temps à profit pour me rapprocher de la porte afin de pouvoir sortir dès que l’occasion se présenterait.
— Je pourrais, finit-il par dire. Je ne te veux aucun mal, au contraire. Je tiens à te protéger. Tu ne peux pas te mettre en danger de manière aussi stupide. Tu ne peux pas prendre le risque d’abandonner les garçons, ils ont besoin de toi. Moi aussi j’ai besoin de toi Még…
La sincérité et l’émotion faisaient trembler sa voix. Je ne pus résister à sa déclaration. Je m’éloignais donc de la porte pour me retrouver dans les bras de mon époux. Ainsi enveloppée par son odeur, j’étais en sécurité. Je fermais donc les yeux pour savourer l’instant avant de le ternir à nouveau. Je savais qu’il ne serait pas emballé par ma décision, mais il fallait que je soutienne ma cousine.
— Moi aussi je t’aime, murmurais-je. Mais il faut que j’aide Antigone. Je ne peux pas la laisser seule dans cette épreuve, dis-je en relevant les yeux vers Alcide.
— Je sais, je ne pourrais rien dire pour te dissuader, souffla-t-il.
La surprise me fit m’écarter brusquement de son étreinte.
— Sérieusement ? Tu ne vas pas plus t’énerver ?, lui demandais-je étonnée par ce brusque revirement de situation.
— Tu es têtue Még, je commence à te connaître même si je ne suis pas souvent là, railla-t-il. Et si j’ai appris quelque chose depuis que nous sommes mariés, c’est qu’il faut choisir ses combats. Quoi que je dise, tu aideras Antigone, la bataille était perdue d’avance pour moi. Alors même si je n’apprécie pas cette idée, j’aime encore moins celle de me disputer avec toi avant que te ne partes ce soir.
— Tu es le meilleur, dis-je en l’embrassant. Je te jure que je serais prudente, il ne m’arrivera rien.
Sur ces paroles, je sortis de la chambre pour me rendre dans les jardins. Cette petite dispute risquait de me mettre en retard. Je ne voulais pas faire attendre Antigone. Il fallait que je passe récupérer les pelles dans l’entrepôt du jardinier du palais avant de la rejoindre.
Je mis du temps à trouver l’entrepôt, je n’allais jamais dans cette partie du jardin et elle se trouvait à l’opposé de notre point de rendez-vous avec ma cousine. À ma grande surprise, il n’y avait qu’une seule pelle. Je la pris et me mis à courir afin de rejoindre Antigone. J’étais sacrément en retard.
Pour mon plus grand soulagement, nous arrivâmes presque en même temps près des portes.
— Pardon du retard, s’excusa Antigone, Ismène m’a interceptée dans les cuisines et j’ai eu le droit à un sermon.
— Laisse-moi deviner, elle s’oppose formellement à ton plan ?
— Exactement. Ce n’est une surprise pour personne, ma sœur n’a aucune conviction ! Elle fait simplement ce qu’on lui dit de faire, et c’est tout. Elle m’exaspère !, s’exclama ma cousine en levant les yeux au ciel. Encore désolée pour mon retard, j’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre.
— Ne t’en fais pas, lui dis-je. Alcide m’a fait une scène, j’étais en retard moi aussi.
— Oh non ! Je suis désolée, je me doutais bien qu’il ne serait pas favorable à mon idée, mais je ne voulais pas créer de problèmes entre vous.
— Pas de soucis, il n’était pas ravi, mais il a fini par se résoudre au fait qu’il ne pourrait rien faire pour m’empêcher de t’aider, la rassurais-je. Bon, en revanche nous avons un autre problème.
— Qu’y a-t-il ?, m’interrogea Antigone.
— Je n’ai pu trouver qu’une seule pelle, répondis-je.
Ma cousine réfléchit quelques secondes avant de me répondre.
— Tant pis. Tu utiliseras la pelle et moi mes mains.
— Mais…
— Non, tu ne discutes pas, m’interrompit-elle. Utilise la pelle, je ne veux pas qu’on sache que tu m’as aidée. Si tes ongles sont tous cassés et pleins de terre, ce sera plus dur de démentir ton implication.
Je ne discutais pas plus. Je savais qu’Antigone avait raison. Nous n’avions plus qu’à sortir de la cité et rejoindre le corps de Polynice. Nous étions chanceuses, depuis que le danger était écarté, les portes de la ville étaient de nouveau ouvertes. Nous n’aurions pas à les faire grincer, seulement à nous immiscer dans l’obscurité, sous le couvert de la nuit, afin de sortir. Le tout sans nous faire surprendre par les gardes. Nos tenues de deuil étant noires, il était facile de passer inaperçues. De plus, c’était un soir sans lune. Des nuages obscurcissaient le ciel, nous offrant la nuit la plus noire possible. Il serait très dur de nous repérer dans ces conditions.
Il ne fut donc pas trop difficile de sortir de Thèbes. Retrouver la dépouille de Polynice ne fut d’ailleurs pas trop compliqué malgré l’obscurité. Après deux jours d’exposition en plein soleil et à disposition des charognards, le corps de mon cousin dégageait une odeur nauséabonde qu’il était difficile d’ignorer. Il nous fallut moins de deux minutes pour remonter sa trace. Plus nous avançions, plus l’odeur me donnait la nausée. Si c’était également le cas pour ma cousine, elle s’abstenait bien de le montrer.
Nous commençâmes alors à creuser. Antigone à genoux, les mains dans la terre, ses ongles se cassant dès les deux premières minutes. Moi avec la pelle que j’avais dénichée.
Au bout d’une heure, nous avions presque terminé de creuser la tombe de Polynice, mais des bruits de pas nous interrompirent dans notre progression.
— J’entends quelqu’un, dit Antigone. Még, il faut que tu te caches !
— Et toi ?, chuchotais-je. Je ne peux pas te laisser seule si des gardes approchent.
— Si justement, il faut que tu te mettes à l’abri et que tu rentres au palais le plus discrètement possible. Je ne veux pas que tu aies d’ennuis par ma faute. Pars ! Maintenant !, me pressa-t-elle.
J’obéis et me cachais in extremis avant que les gardes n’arrivent au niveau d’Antigone. Cette dernière s’était remise à creuser comme si elle ne les avait pas entendus.
— Qui va là ?, demanda l’un des hommes.
— Et que faites-vous ici ?, interrogea son camarade.
— Antigone, princesse de Thèbes, pour vous servir Messieurs, se présenta ma cousine tout en continuant à creuser.
— Que faites-vous ici au beau milieu de la nuit ?, demanda le premier homme.
— Je creuse, répondit-elle sans trembler. Cela ne se voit-il pas ?
— Et pour quelle raison une princesse creuserait à une heure pareille ?, poursuivit le second garde.
— J’enterre mon frère, déclara Antigone en se levant et s’époussetant les mains sur son péplos. Je suppose que vous allez m’escorter pour me dénoncer à mon oncle.
Les gardes l’emportèrent sans plus de cérémonie. Mon père ayant interdit de fournir une sépulture à Polynice, ils la conduire directement au palais pour la conduire à Créon comme elle venait de le dire. Impuissante, je regardais ma cousine se faire emporter vers la cité.
J’attendis quelques minutes, tapie dans l’ombre, avant de moi-même prendre la route du palais. Pour ne pas me faire surprendre, je décidais de faire un détour par la porte-Est, avant de me rendre aux jardins ranger la pelle, et de rejoindre ma chambre.
À peine avais-je ouvert la porte qu’Alcide me pris dans ses bras et me serra de toutes ses forces.
— Monsieur muscles pourrait-il me relâcher ? Je n’arrive plus à respirer, dis-je d’une voix étranglée.
— Oh pardon, s’excusa Alcide en relâchant son étreinte. C’est juste que je suis tellement soulagé de te voir rentrer. J’ai entendu dire que quelqu’un avait été arrêté pour avoir tenté d’enterrer Polynice. J’ai eu si peur. J’étais à deux doigts de partir à ta recherche.
— Oui je sais, ils ont arrêté Antigone alors que nous creusions encore, l’informais-je.
— Et toi ? Comment t’en es-tu sortie ? Qu’est-ce que nous pouvons faire pour aider ta cousine ?, me demanda-t-il.
— Peu importe comment je m’en suis sortie. Là n’est pas la question. En ce qui concerne Antigone, je crains que nous soyons impuissants pour l’instant. Je ne sais pas où ils l’ont emmenée et mon père a été très clair sur ce qui arriverait à ceux qui voudraient offrir une sépulture à mon cousin. Antigone n’a même pas nié ce qu’elle était en train de faire, elle a tout avoué.
— Par Zeus, ta cousine a complètement perdu la tête !
— Elle vient de perdre ses deux frères !, la défendis-je en sachant pertinemment que ça n’excusait rien. Je suis épuisée, déclarais-je après quelques minutes de silence, je vais me coucher.
— Quoi ? Tu ne vas rien faire ?, s’étonna mon mari.
— Ils l’ont amenée et elle a tout avoué, Al. On ne pourra rien faire ce soir. Je ne pense pas que mon père fasse quoi que ce soit avant demain matin de toute manière. En attendant, il faut que je me repose un peu pour pouvoir défendre ma cousine au mieux le moment venu, expliquais-je.
— Je n’aurais pas cru que tu dormirais vu la situation, dit Alcide.
— La journée a été longue et éprouvante, je ne serais d’aucune utilité à Antigone si je passe une nuit blanche.
Sur ces mots, je me préparais donc à aller me coucher. Je m’endormis comme une masse, chose rare. Toutefois, mon sommeil fut agité, troublé par de multiples cauchemars où les personnes qui me sont proches mourraient toutes les unes après les autres.
Au petit matin, je fus réveillée par le chant des oiseaux. Sans plus de cérémonie, je m’habillais en vitesse afin de rejoindre mon père en espérant intervenir à temps pour sauver Antigone.
Je trouvais Créon dans la salle du trône.
— Père !, l’interpellais-je en entrant. Vous êtes-vous déjà entretenu avec Antigone ?
— Bonjour, Még, tu es bien matinale aujourd’hui, me salua Créon. Je vois que la nouvelle de l’arrestation de ta cousine s’est vite propagée.
— L’avez-vous déjà vu ce matin ?, réitérais-je ma question.
— Non, pas encore. J’allais justement la faire appeler. Veux-tu te joindre à moi pour l’interroger ?, me proposa-t-il.
Je ne savais pas vraiment ce qu’il valait mieux faire. Plaider la cause de ma cousine avant qu’elle n’ait eu l’opportunité de s’enfoncer plus, ou bien lui laisser l’occasion de s’expliquer avec mon père ? Connaissant Antigone j’étais prête à parier qu’elle ferait tout pour ennuyer mon père et défendre sa cause envers et contre tout.
— J’aimerais vous parler en privé avant, si vous me le permettez, déclarais-je.
— Bien sûr Még, que ce passe-t-il, répondit mon père la mine préoccupée par ma requête.
Créon était un homme bon et sage. Il avait assuré la régence de Thèbes à plusieurs reprises et savait de quoi la ville avait besoin. Il avait aussi été le plus proche conseiller d’Étéocle avant sa mort. La politique de la cité n’avait aucun secret pour lui. Je respectais mon père. Je l’admirais même. Cependant, j’étais convaincue que punir Antigone serait un énorme faux pas. Ma cousine était très appréciée des Thébains. En parallèle, ne pas exécuter la sanction prévue ferait paraitre mon père comme faible et laisserait la porte ouverte à quiconque voudrait s’emparer du trône en cette période d’instabilité.
— Qu’avez-vous prévu pour Antigone ? Je sais qu’elle a enfreint les règles, mais la mort n’est-elle pas un châtiment trop sévère ?
— Je n’ai pas encore décidé ce que je ferais, répondit-il en s’affaissant sur son trône. Je voulais d’abord entendre ce que ta cousine avait à dire.
— Vous savez aussi bien que moi qu’elle ne se pliera pas à vos lois. Vous la connaissez, Antigone est une jeune femme obstinée.
— J’en connais une autre qui pourrait lui faire concurrence, murmura mon père. Je pense la punir, reprit-il à voix haute, mais j’allègerais certainement sa peine aux vues des circonstances. J’entends son chagrin, je partage sa peine. Polynice était mon neveu. Mais je ne peux pas non plus me montrer trop laxiste et faire preuve de favoritisme. Même envers ma nièce.
— Elle est très très fâchée de la situation. Les mots risquent de dépasser sa pensée. Essayez de ne pas vous laisser emporter face à elle, conseillais-je alors à mon père.
Je connaissais bien ma cousine. Elle avait le don de faire sortir les gens de leurs gonds quand il le fallait. Enfant, ses colères étaient rares, mais mémorables. Antigone savait manier les mots. Ses paroles pouvaient être aussi douces que tranchantes. Elles pouvaient tout autant réconforter que blesser. Mon père, quant à lui, avait beau être sage, il n’était pas très patient. Si une dispute éclatait entre lui et ma cousine, il n’y aurait plus de pitié. Créon détestait que son autorité soit remise en question. Il suffisait d’un mot pour qu’il abandonne sa résolution de clémence et envoie ma cousine vers une mort certaine. Je savais de qui tenir mon impulsivité.
— Je sais Még, je te remercie du conseil. Tu veux rester pendant que je parle à Antigone ?
— Je vous remercie de la proposition père, mais je n’y tiens pas. Je ne crois pas que ma présence soit d’une quelconque utilité. J’ai dit ce que j’avais à dire.
Je m’inclinais donc devant mon père et sortais de la salle du trône alors que les gardes y faisaient entrer ma cousine.