Mon père s’enferma dans un bureau pour raisonner Ménécée. Il était inconcevable pour lui de sacrifier un de ses enfants. Même si cela permettait de nous assurer la victoire sur Polynice.
J’étais dans tous mes états. Je connaissais assez mon frère pour savoir qu’il ne changerait pas d’avis. Ménécée connaissait très bien la valeur de ce sacrifice. Assurer la victoire à Thèbes était pour lui le moins qu’il puisse faire. Il n’avait ni femme ni enfant. Rien à perdre en somme. Il avait déjà participé à de nombreuses batailles, c’était un soldat aguerri. Il était prêt à tout pour sauver la cité.
Alcide se tenait à mes côtés. Il avait été décidé qu’il combattrait le grand guerrier Hyppomédon à la porte-Est. Je ne voulais pas qu’il le fasse non plus. Cette guerre qui opposait mes cousins avait bien trop d’enjeux pour moi. Hémon devait quant à lui affronter Adraste, le roi d’Argos, à la porte-Sud.
En l’espace d’une journée, je risquais de perdre mes deux frères et mon mari. C’était trop pour moi. Dans une soudaine impulsion, j’entrais dans le bureau où mon père s’était retiré pour faire entendre raison à Ménécée. Alcide n’avait pas pu me retenir, j’avais été trop rapide.
— Tu ne mourras pas, déclarais-je en entrant comme une furie dans la petite salle.
— Ce n’est pas à toi d’en décider, répondit mon frère.
— Mais à quoi bon se battre ? Nous savons déjà qu’à l’issue du combat Étéocle et Polynice perdront tous les deux la vie. Oedipe les a maudits, on ne peut rien y faire !
— Calme-toi Mégara, gronda mon père face à l’étalage de mes émotions.
J’étais en larmes. Rien ne pouvait m’arrêter. Je ne pleurais jamais. Cependant, la peur de perdre tous ceux qui comptaient pour moi me dévorait de l’intérieur. J’étais rongée par un mauvais pressentiment. Persuadée que peu importait les décisions que nous prendrions, tous allaient me quitter. Je ne voulais pas les perdre. S’il fallait choisir entre la vie de mes frères et de celle mes cousins, le choix était vite fait. Cette guerre ne nous concernait pas.
— Nous savons tous que le sacrifice de Ménécée ne mènerait à rien, poursuivis-je sans considération pour mon père. Pourquoi faire couler le sang inutilement ?
Mon frère me prit dans ses bras. Alcide se tenait impuissant dans l’embrasure de la porte. Même lui ne savait pas quoi faire pour me rassurer. Seule la certitude que Ménécée ne ferait rien de stupide le pourrait.
— Chut sœurette. Le sang ne coulera pas inutilement, je te l’assure, me chuchota-t-il à l’oreille. Nous devons mettre toutes les chances de notre côté.
— Mais cela ne veut pas dire que tu doives te sacrifier pour autant, dis-je en relevant mes yeux vers ceux de Ménécée.
Le silence se fit pesant dans la petite pièce. Mon père semblait réfléchir à une alternative, Ménécée campait sur ses positions. J’étais dévastée et Alcide totalement démuni.
Après plusieurs minutes sans aucun bruit, mon père finit par prendre la parole.
— Tu ne mourras pas Ménécée. Tu vas quitter la ville en passant par les passages secrets. Tu emmèneras ta sœur et tes cousines avec toi. Dans le cas où Polynice remporterait ce combat, je ne sais pas ce qu’il nous ferait subir. Nous sommes tous complices de l’usurpation du trône par Étéocle à ses yeux. Még encore plus qu’Antigone et Ismène comme c’est elle qui lui a annoncé son exil…
L’idée que Polynice puisse s’en prendre à moi en cas de victoire me donna des frissons. Nous avions grandi ensemble. Le simple fait qu’il puisse me faire du mal ne m’avait même pas traversé l’esprit.
— D’accord, dis-je. Je quitterais la ville avec mes cousines. Créontiadès et Thérimaque viennent avec moi, énonçais-je en me tournant vers Alcide.
— C’est la meilleure solution, répondit ce dernier l’air soulagé par ma décision de quitter la cité.
Après avoir informé Antigone et Ismène du plan, je me mis à préparer mes bagages ainsi que ceux des garçons. Nourrices et femmes de chambre devaient également être du voyage. Quand tout le monde fut près, nous ne perdîmes pas une minute de plus pour nous mettre en route.
Toutes les portes de la ville étant bloquées par les sept chefs au service de Polynice, nous étions obligés d’emprunter les sous-terrains. Ménécée les connaissait mieux que personnes, il faisait donc un guide parfait. Je nous revoyait étant enfant à explorer ses passages et chercher toutes les portes dissimulées au sein du palais. Mon frère avais trouvé la plupart de ces dernières et il avait même dressé un plan répertoriant l’ensemble des entrées et sorties secrètes du palais qu’il avait pu trouver.
Le dédale de couloirs et d’escaliers que nous empruntions menait tout droit à la grotte de Cadmos. La légende veut que le fondateur de Thèbes y ait tué le dragon qui faisait rage dans la région avant de construire la cité. Depuis la grotte, nous étions assez loin des murs de la ville pour nous réfugier dans la campagne environnante.
Il avait été convenu que les combats entre les différents chefs devaient se dérouler pendant notre évasion afin d’être certains que personne ne prêterait attention à nous.
— Continuez jusqu’à la bergerie un peu plus loin, nous indiqua Ménécée. Moi je vais retourner au palais voir où ils en sont.
— Ce n’est pas ce qui avait été convenu, lui rappelais-je.
— Je sais, mais comment seras-tu informé de la victoire ou de la défaite d’Étéocle si personne ne vient te donner de nouvelles ? J’y retourne, et promis, je ne prendrais pas part au combat, s’énerva mon frère.
Son ton ne laissait aucune place à la discussion. Au loin, nous pouvions entendre les bruits de chaque duel. Des cris très distincts se faisaient entendre et cela me rappela la bataille d’Orchomène des années plus tôt.
Antigone, Ismène et les femmes qui nous accompagnaient pour nous aider avec les garçons commencèrent à avancer en direction de la bergerie. Quant à moi, un nœud s’était formé dans mon estomac. Les souvenirs du passé me hantaient. La mort d’Amphitryon me réapparut mentalement et je ne pus m’empêcher de ressentir une inquiétude viscérale pour Alcide.
Nous avions presque parcouru la moitié du chemin sans que je ne m’en rende compte tant mon esprit était ailleurs. N’y tenant plus et devant à tout pris savoir ce qu’il se passait aux portes de Thèbes, je fis demi-tour moi aussi, ordonnant à mes cousines de poursuivre leur route et de prendre soin de mes enfants en attendant mon retour.
Pour rejoindre le palais, il me fallait passer par le même chemin qu’à l’aller, à savoir la grotte de Cadmos et les sous-terrains. Je me m’y à courir, ressentant toujours au fond de moi. J’avais l’impression que quelque chose de terrible était sur le point de se dérouler. Plus je m’approchais, plus les bruits de combats aux portes de Thèbes se faisaient entendre.
Comme je courais, il me fut facile de rattraper Ménécée alors qu’il s’engageait dans les sous-terrains.
— Attends-moi, criais-je, ma voix se répercutant sur les parois de la grotte formant un écho qui fit sursauter mon frère.
— Még, qu’est-ce que tu fais ici ?, me demanda Ménécée. Tu devrais être avec tes garçons. Fais demi-tour et va te mettre à l’abri dans la bergerie avec les autres.
— Hors de question, je t’accompagne, protestais-je.
Après avoir soupiré et levé les yeux au ciel d’exaspération, Ménécée me laissa l’accompagner. Rien n’aurait pu nous préparer à ce qu’il se passait aux portes de Thèbes. Il n’y avait aucun gagnant. Les deux camps s’affrontaient, mais il était impossible de déterminer lequel avait l’avantage. Je vis Hémon face à Adraste. Mon frère était dans un sale état, complètement défiguré par les coups qu’il avait reçus depuis le début des hostilités. Alcide affrontait Hyppomédon. Ce dernier avait une carrure impressionnante, même comparée à celle de mon époux. Les deux hommes étaient lancés dans un combat d’une violence jamais vue auparavant. Chaque coup retentissait dans un bruit sourd comme si des briques tombaient des murailles. Ce qui finit par me glacer le sang fut la vision de mes deux cousins en train de se battre l’un contre l’autre. Le visage de Polynice était le reflet de la rage la plus pure qui puisse être éprouvée. Étéocle lui semblait résigné. Il faisait tout pour empêcher son frère de pénétrer dans la cité, mais il acceptait les coups comme s’il s'était résigné à l’idée de perdre la vie sur le champ de bataille.
Ce spectacle d’horreur m’obnubilait. Je ne remarquais même pas que Ménécée avait disparu. Ce n’est que quand mon père me surprit en train d’observer les combats que je me rendis compte de l’absence de mon frère.
— Que fais-tu là bon sang ?, hurla mon père autant pour couvrir le vacarme ambiant que pour témoigner de sa colère. Még, tu devrais être en sécurité avec tes cousines en dehors de la ville !
— Je sais, mais il fallait que je voie ce qu’il se passe ici. As-tu vu Ménécée ?, lui demandais-je.
— Non pourquoi ? Lui aussi est revenu au palais ?
— Oui, il se trouvait juste là, mais il semble qu’il ait disparu.
— Non je ne l’ai pas vu. Még, fais-moi une faveur, retourne en dehors de la ville. J’enverrai quelqu’un te chercher quand tout sera fini, je te le promets.
Sachant pertinemment qu’il ne servait à rien de discuter avec mon père j’entrepris de me diriger vers les sous-terrains pour la troisième fois en moins de deux heures.
J’allais m’engouffrer dans le passage quand quelque chose au-delà des remparts attira mon attention. Il semblait que les Thébains prenaient le dessus. Les coups d’Hémon avaient redoublé de force et Alcide se déplaçait plus rapidement. En un clin d’œil nous étions passés du statu quo à une victoire écrasante. Un à un les sept chefs commençaient à perdre du terrain.
Légèrement rassurée, je revins donc sur mes pas pour rejoindre mes fils et mes cousines. À peine quittais-je les passages secrets pour entrer dans la grotte que quelque chose attira mon attention.
Au début, je ne vis rien. Seul le bruit d’un égouttement sur la pierre. Cela aurait très bien pu être de l’eau qui coulait des parois rocheuses, mais ce bruit ne m’avait pas interpellé précédemment.
Tout en avançant avec précaution, je vis une forme assise à même le sol. La lumière filtrait à peine par l’entrée de la grotte, mais cela ne fit aucun doute : il s’agissait d’un corps. Un homme sans aucun doute. Ce n’est qu’en me rapprochant à moins de deux pas que je pus voir le visage de ce dernier. Ménécée…
Le corps sans vie de mon frère gisait à même le sol dans cette caverne obscure. Le bruit de goutte que j’entendais était en réalité le son que faisait son sang se déversant sur la pierre.
Ses yeux ouverts fixaient le mur face à lui. Ils n’avaient plus cette étincelle de vie. Non, son regard était sombre et vide.
Rapidement, je m’agenouillais auprès de Ménécée, mais il était déjà trop tard. Sa poitrine ne se soulevait plus pour faire entrer l’air dans ses poumons. Même si son corps était encore chaud, je savais qu’il ne tarderait pas à refroidir.
Je compris alors ce qu’il venait de se passer. Voyant que la bataille ne menait à rien, Ménécée s’était éclipsé du palais. Arrivé dans la grotte, à l’abri des regards indiscrets, il s’était taillé les veines mettant ainsi fin à ses jours. Au même moment, je me dirigeais vers les sous-terrains et je constatais, soulagée, que nous reprenions le dessus sur les sept chefs. Ces deux évènements étaient liés. Tirésias l’avait prédit. Le sacrifice d’un des fils de Thèbes donnerait l’avantage à la cité.
Je ne m’étais même pas rendu compte que mes larmes coulaient. En silence, je m’étais installée aux côtés de mon frère. Sa tête reposait sur mes genoux et je caressais ses longs cheveux. J’avais refermé ses yeux pour ne plus voir l’expression de vide qu’ils renvoyaient.
Je ne sais pas combien de temps je restais là. Quelques minutes ? Quelques heures ? Le sang ne coulait plus. La grotte était plongée dans le silence et la pénombre. Mon péplos s’était imbibé du sang de mon frère, mais je ne le sentais pas. Je n’entendis même pas les bruits de pas qui venaient des sous-terrains.
Alcide apparut. Il me vit au sol et recouverte de sang. Un éclair de panique traversa son regard. Il se précipita vers moi pour s’assurer que je n’étais pas blessée. De mon côté j’étais comme paralysée par la douleur d’avoir perdu mon frère.
— Még, lève-toi, me dit Alcide avec une voix douce que je ne lui connaissais pas.
Mon corps ne réagit pas. J’avais le sentiment de flotter. Je voyais ce qu’il se passait autour de moi, mais je n’arrivais pas à interagir avec le monde extérieur.
Alcide retira le corps de Ménécée qui reposait toujours sur mes genoux. Mes mains ne caressant plus les cheveux de mon frère se mirent à trembler. Je ne contrôlais plus rien. Tout m’échappais. C’était le chaos.
Je ne sais comment il s’y prit, mais Alcide réussit à me relever. Il me conduit dans nos appartements au palais où il me retira mes vêtements maculés de sang et me nettoya. Le sang s’était incrusté sur ma peau et sous mes ongles. Tout du long, je ne dis aucun mot. Je finis par m’endormir je ne sais comment, mais mon sommeil fut agité. Je rêvais de grotte sanguinolente, d’ombres qui dansaient autour de moi. Ménécée, la lumière dans ses yeux s’éteignant. Je me réveillais en sursaut et pleine de sueur. La lune brillait dans le ciel étoilé. Alcide se trouvait toujours à mes côtés.
Dans un geste d’apaisement, il me prit dans ses bras, passant sa main dans mes cheveux comme je l’avais moi-même fait pour mon frère.
— Chut, tout va bien Még, murmura-t-il à mon oreille. Tu es en sécurité, tout va bien se passer désormais.
— Que s’est-il passé ?, lui demandais-je enfin.
— Six des sept chefs ont été abattus par nos hommes. Il ne reste plus que Polynice.
— Que compte faire Étéocle ?
— Demain à l’aube, tes cousins se retrouveront devant la porte principale pour s’affronter en duel.
Je fus parcouru d’un frisson. Alcide me serra plus fort encore.
Nous savions tous les deux ce que cela signifiait. Aucun de mes cousins ne survivrait à cet ultime affrontement. La malédiction d’Oedipe était sur le point de s’accomplir. Le sang de Ménécée n’était que le premier à couler, et c’était loin d’être terminé.