Après avoir livré la ceinture d’Hippolyte à Eurysthée, Alcide dut rester à Tirynthe. Iphiclès était rentré pour nous l’annoncer.
Vous vous demandez sûrement quelle mission Eurysthée avait encore trouvée pour Alcide ? Et bien aucune ! Il le gardait par simple et pur plaisir afin de le tenir éloigné loin de sa famille. Il ne lui restait plus que trois travaux. Il fallait trouver des épreuves qui mettraient Alcide en difficulté. Mais en attendant, il servirait son cousin à Tirynthe.
J’étais furieuse de savoir qu’Alcide était retenu loin de nous. D’autant plus qu’à mon retour à Thèbes j’eus la charmante surprise de m’apercevoir que j’attendais un troisième enfant. Al, qui avait été présent à la naissance des deux premiers, n’était pas autorisé à rentrer cette fois-ci. Il me faudrait traverser cette épreuve seule.
Heureusement, les semaines qui avaient suivi mon retour, je m’étais grandement rapprochée de ma belle-mère. Alcmène s’était montrée d’un grand soutien alors que ce début de grossesse m’épuisait. Créontiadès et Thérimaque avaient besoin de se dépenser et j’étais incapable d’assurer mon rôle de mère. Alcmène fit tout ce qui était en son pouvoir pour m’aider et me déculpabiliser. J’avais été absente pendant des mois, et maintenant je ne pouvais pas profiter de mes garçons. Au fond de moi, j’en voulais un peu au bébé de m’empêcher d’être présente pour les deux ainés.
Je communiquais avec Alcide par lettres. C’est comme ça qu’il sut que la famille allait s’agrandir. Lui aussi était dévasté d’apprendre qu’il ne serait certainement pas présent pour la naissance du troisième.
Bien des choses avaient changé à Thèbes. Ces derniers mois, mon père s’était entouré de nouveaux conseillers, et d’un en particulier : Lycos.
Le père de Lycos, nommé Lycos lui aussi (bonjour l’originalité), avait assuré la régence des années plus tôt en attendant que mon grand-père, Laïos, soit en âge de monter sur le trône. La famille avait fini par être bannie de Thèbes, car Lycos père avait tenté d’évincer Laïos et de garder le pouvoir pour lui tout seul.
Je ne sais ni comment Lycos fils avait réussi à se forger un nom en politique, ni comment il avait succédé à gravir les échelons en l’espace de quelque mois pour se hisser à l’un des postes de conseillers les plus convoités. Toujours est-il que mon père lui accordait une confiance aveugle et lui déléguait énormément de tâches.
Les mois passèrent et Lycos s’imposait de plus en plus au sein du conseil. Mon père m’avait toujours permis d’y assister. Souvent je partageais mes idées pour améliorer la vie à Thèbes. Comment organiser les impôts, faire en sorte d’avoir une société plus égalitaire. Comme j’aimais me promener en ville et que j’étais proche du peuple, je n’étais pas trop éloignée de leur réalité. J’étais en mesure de savoir si une loi serait bien accueillie ou pas par la majorité. Mon avis comptait. J’avais déjà fait mes preuves il y a longtemps, notamment après notre défaite contre Erginos sept ans plus tôt.
Mon père m’avait alors mise en garde à l’époque. Il m’avait dit de faire attention, car certains hommes n’apprécieraient pas qu’une femme se montre plus intelligente qu’eux. Je n’avais pas repensé à ces mots avant de me retrouver au conseil en présence de Lycos. Quoi que je dise ou que je suggère, il allait toujours à l’encontre de mes propositions. Il me rabaissait constamment, me remettant sans cesse à ma place de femme bonne qu’à enfanter.
— Ne devriez-vous pas vous reposer avant la naissance de votre enfant au lieu de vous échauffer au sein d’un conseil royal, Votre Altesse, me dit-il un jour alors que je lui exposait mon plan pour faire fructifier les caisses sans que cela ne pèse trop sur les Thébains.
— Tant que mon état me le permettra je siègerais au conseil, peu importe votre avis, répliquais-je alors.
— Voyez Madame, soyez raisonnable, me sermonna Lycos. Nous savons tous ici ce que la grossesse fait aux femmes. Elles ne réfléchissent qu’avec leurs émotions et cela n’a pas sa place en politique. Vous feriez mieux de vous occuper de votre marmaille plutôt que de faire perdre leur temps aux hommes qui eux font en sorte de gouverner cette cité.
Tous les autres conseillers demeurèrent silencieux. Mon père n’assistait déjà plus aux conseils à cette époque. Trop fatigué, trop triste, trop vieux. Il n’avait plus la carrure pour assumer son rôle de roi. Lors des cérémonies officielles, il donnait encore le change, mais en coulisse, nous savions tous que, depuis des mois, Lycos était celui qui régnait réellement.
Je continuais à me rendre aux conseils malgré les attaques incessantes de Lycos. Le vote était encore de rigueur dans la majorité des cas et ma parole restait écoutée par une partie des conseillers. J’y assistais jusqu’à la dernière minute, accouchant presque dans la grande salle où nous nous réunissions une fois par semaine.
L’accouchement fut éprouvant. Il dura plus de 48 heures. Alcmène demeura à mes côtés tout du long. Je perdis beaucoup de sang et crus mourir plusieurs fois à force de perdre connaissance. Il n’en fut rien. Je survécus à cette épreuve et le bébé aussi. Je me promis alors que c’était la dernière fois que je donnais la vie.
Comme on dit souvent, jamais deux sans trois. Ce fut encore une fois un garçon. Déicoon vu le jour alors que son père était absent, retenu à Tirynthe par Eurysthée. Mon seul réconfort fut que cette fois là, le petit être que je tenais dans mes bras n’était pas une copie conforme de son père. Le bébé avait des traits très semblables aux miens et me faisait penser à mes propres frères.
Il me fallut plusieurs semaines pour me remettre de l’accouchement. Pendant ce temps, Lycos prenait de plus en plus de pouvoir et mon père s’affaiblissait. Je m’inquiétais pour la santé de Créon, il n’était plus tout jeune et les épreuves de la vie l’avaient fortement impacté.
Alcide fut d’un grand soutien à travers ses lettres. Quelques mois après la naissance de Déicoon, soit pratiquement un an depuis que nous nous étions quittés, Eurysthée l’envoya accomplir son dixième travail. Les récits de ses aventures me permettaient de m’échapper de l’ambiance pesante qui régnait au palais. Pour cette dixième mission, Al devait voler le troupeau de bœuf d’un géant nommé Géryon. Pour cela il devait déjà se rendre sur les terres du géant qui se trouvait en plein cœur de la péninsule ibérique. Le voyage fut long et mouvementé. Al fut contraint de reprendre le bateau, pour son plus grand bonheur vous vous en doutez bien.
J’informais Alcide de l’évolution de l’état de santé de mon père qui ne faisait que de se dégrader. Au contraire, l’influence de Lycos, elle, ne faisait qu’augmenter. Rapidement, je fus exclue du conseil. Mes vaines tentatives de retour une fois rétablie des épreuves de la naissance de Déicoon furent soldées par un échec cuisant. Je ne pouvais plus limiter le pouvoir de cet usurpateur qui commençait à adopter une politique de plus en plus autoritaire. Les Thébains venaient se plaindre auprès de moi, mais j’étais malheureusement devenue impuissante.
Un nouveau printemps passa, j’eus vingt-deux ans. Créontiadès désormais âgé de cinq ans avait commencé l’entrainement avec son cousin Iolaos. Thérimaque quant à lui était un enfant souriant qui adorait la musique. Il affectionnait tout particulièrement les soirées où nous étions tous réunis avec Iphiclès et Alcmène quand son oncle se mettait à jouer de la lyre. Enfin, Déicoon était un bambin calme et discret qui avait toujours besoin de nous sentir auprès de lui.
Éloignée de la politique contre mon grés, je trouvais du réconfort auprès de ma vie de famille et des lettres de mon mari. Une certaine routine s’installa et la vie poursuivit son cours.
Une nouvelle année passa. Alcide avait réussi à capturer les bœufs et à les ramener à son cousin. Il n’était cependant toujours pas autorisé à rentrer à Thèbes, ne serait-ce que quelques jours. Mais rapidement cette fois-ci, Eurysthée lui confia un nouveau travail. Alcide le redoutait, car il avait entendu son cousin se vanter de l’impossibilité d’exécuter cette mission. Il fut envoyé chercher les pommes d’or du jardin des Hespérides. Le problème ? Personne ne savait où se trouvait ce jardin.
Pendant des mois Al parcouru le globe à la recherche d’informations. Il faisait des rencontres toutes plus improbables les unes que les autres. Les lettres qu’il m’envoyait tenaient plus du conte pour enfants que du banal récit de ses journées. Les garçons, qui ne connaissaient pas vraiment leur père, raffolaient de ces histoires. Ils apprenaient à le connaitre au travers de ces aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres.
Al n’était pas encore un héros aussi connu qu’il peut l’être aujourd’hui. Mais il est certain que dans l’esprit de ses fils il en était déjà un.
Je me tenais à l’écart de la vie du palais, me dévouant entièrement à mes enfants à défaut de pouvoir être utile pour ma cité. Mon retrait de la vie politique n’était malheureusement pas suffisant aux yeux de Lycos que mon existence même semblait déranger. Je faisais tout pour l’éviter, mais dès qu’il me croisait les injures fusaient. Il me critiquait en tant que princesse, en tant que mère, en tant que femme et en tant qu’épouse. Bien évidemment, il ne faisait ses remarques qu’en l’absence de mon père. Lors des banquets officiels auxquels Créon assistait, Lycos était l’exemple parfait du bon petit conseiller montrant les respects dues à une princesse Thébaine.
Un jour où je me promenais dans les jardins, j’eus la mauvaise surprise de tomber nez à nez avec cet usurpateur. Il se pencha vers moi. Son haleine effleura mon visage quand il commença à parler.
— Vous feriez mieux de rejoindre votre mari et de quitter Thèbes. Vous et vos fils représentez une menace pour mes projets, me murmura-t-il à l’oreille.
Ses mots me glacèrent le sang. Il nous menaçait directement ,mes enfants et moi.
Je n’étais certes pas crédule. Je savais qu’en l’absence de successeur mâle, ce seraient mes enfants qui hériteraient du trône à la mort de mon père. Plus les garçons grandissaient et se montraient forts et en bonne santé, plus les menaces s’intensifiaient. J’étais sans cesse inquiète pour mes enfants. Je ne faisais plus confiance aux nourrices de Déicoon, je ne laissais jamais Thérimaque seul avec ses gouvernantes. Je devenais totalement paranoïaque et surprotégeait mes enfants.
Puis les menaces orales occasionnelles de Lycos se combinèrent à des menaces écrites plus récurrentes. De simples mots glissés sous ma porte ou dans le linge. Je craignais pour ma vie et pour ma famille. J’en perdis le sommeil et l’appétit. Cela dura deux ans. À l’aube de mon vingt-quatrième anniversaire, je n’étais plus que l’ombre de la femme que j’étais auparavant. Je m’étais totalement retirée de la vie publique et voyais, impuissante, Thèbes tomber sous le joug de Lycos.
Créon finit par s’éteindre après des années de souffrances. Les semaines qui précédèrent sa mort, il avait cessé de s’alimenter. Il ne sortait plus de sa chambre. Je pense que cela faisait longtemps que mon père souhaitait quitter cette vie pour rejoindre l’autre. Depuis la mort de mes frères et de ma mère, je n’étais plus suffisante à ses yeux. Je n’étais pas assez. Au début pas assez présente. Puis, petit à petit, je n’était plus une raison suffisante pour continuer à se battre. Ce fut alors le retour des vêtements de deuil.
Je n’avais toujours pas le droit de remettre les pieds au conseil. Créontiadès était officiellement l’héritier du trône, mais du haut de ses huit ans, le petit bonhomme était évidement encore bien trop jeune pour régner par lui-même. Sans grande surprise, ce fut ce rat de Lycos qui fut désigné par le Conseil pour assurer la régence.
Au même moment, dans ses lettres, Al me fit part du succès de son onzième travail. Il avait fini par trouver le fameux jardin et à ramener les fruits demandés par Eurysthée. Mais il n’eut pas le temps de se reposer. À peine arrivé, il fut envoyé aux Enfers afin de dompter Cerbère, le chien à trois têtes d’Hadès, chargé de garder l’entrée du royaume des morts. Enfin, plutôt d’en garder la sortie.
Étrangement, après la crémation de mon père, Lycos se montra plus respectueux envers moi. Il se montrait cordial quand il me croisait au sein du palais et les menaces avaient totalement cessées du jour au lendemain. Je le suspectait de préparer quelque chose mais sans réussir à déterminer ce que ce pouvait être.
Depuis l’annonce de l’ultime travail que devait effectuer Alcide, ses lettres s’étaient espacées, jusqu’à ce que je n’en reçoive plus. Je ne m’inquiétais pas outre mesure. Ce n’était pas la première fois que je restais sans nouvelles de mon époux et je savais que son esprit était entièrement accaparé par sa mission. Nous approchions enfin du but, et pour la première fois en huit ans nous pourrions enfin avoir une vie de famille normale. J’étais pleine d’espoir à nouveau rien qu’à cette idée.
Vous commencez à connaitre ma vie maintenant. Vous vous doutez bien que l’espoir que je ressentais alors ne dura que très peu de temps. Il est certainement la pire des tortures car quand on se retrouve face à la réalité qui nous déçoit et qu’on déchante, la chute et d’autant plus dure que l’espoir était grand.
Un matin, Lycos vint frapper à ma porte. Je fus interloquée, car ce n’était pas dans ses habitudes de chercher à me voir en privé. Nous nous contentions de relations cordiales à l’occasion depuis le décès de mon père, mais c’est tout.
— Mégara, puis-je entrer un instant s’il vous plait ?, me demanda-t-il.
J’acquiesçais et le fit entrer dans le petit salon.
— Voulez-vous boire quelque chose ?, proposais-je.
— Non merci, je serais bref.
Lycos s’était assis sur l’un des fauteuils. Moi j’étais restée debout face à lui, les bras croisés sur ma poitrine dans l’attente de savoir ce qui l’amenait chez moi de si bonne heure.
— Bien, je ne vais pas y aller par quatre chemins, commença-t-il. Vous feriez mieux de vous assoir.
— Je suis fort bien debout, rétorquais-je. Dites-moi ce que vous avez à dire et partez.
— Bien, soupira-t-il. Un messager est arrivé tôt ce matin. Il a été envoyé par le cousin de votre époux, Eurysthée.
Quelque chose en moi se vida. Je ne saurais pas trop comment expliquer ce que je ressentis à cet instant, mais j’eus l’impression de ne plus être dans mon corps. La scène qui se déroulait devant mes yeux me semblait irréelle. Un mauvais pressentiment m’envahit, m’oppressait, me serrant la poitrine. Sans savoir ce qui sortirait de la bouche de Lycos, je crois que je me doutais déjà que ce ne pouvais être que funeste.
— Je suis navré Votre Altesse, il semblerait que votre époux est échoué à son douzième travail et qu’il demeure désormais aux Enfers.
Tout s’effondra. Mes émotions déferlèrent comme un ouragan. Alcide ne reviendrait pas des Enfers. C’était fini. Il ne rencontrerait jamais Déicoon. Il ne verrait pas les garçons grandir. Nous ne vieillirons pas aux côtés l’un de l’autre.
Malgré moi je dus m’assoir sur le siège en face de Lycos. Ce dernier se montrait impassible. Son visage aussi expressif que le marbre. La tristesse et l’accablement laissèrent place à la colère. Cette colère se dirigea tout naturellement vers mon interlocuteur porteur d’une si effroyable nouvelle.
Mes souvenirs sont flous. Je ne saurais vous dire quels mots ont été prononcés exactement ce matin-là. Je me souviens en revanche de vaisselle cassée, de cris et de larmes. Beaucoup de larmes.
En l’absence de corps il n’y avait aucun rite funéraire à prévoir. Je m’enfermais donc dans mes appartements, refusant toutes visites. J’étais même incapable de voir mes fils qui me réclamaient pourtant auprès d’eux. Alcmène tenta plusieurs fois d’intervenir pour que je reprenne ma vie, ne serait-ce que pour les garçons. Mais j’en étais incapable. Sans Alcide je ne pouvais plus vivre. À quoi bon ? Tout le monde finissait par me quitter. La mort rôdait autour de moi. Je n’avais qu’à attendre qu’elle prenne pitié et m’emmène enfin avec elle. Là je retrouverais ceux que j’aime. Je ne risquait plus de les c-voir partir.
Les semaines passèrent et je restais enfermée. Cela dura jusqu’au jour où plusieurs membres du Conseil firent irruption dans ma chambre.
J’étais installée dans un fauteuil, fasse à la fenêtre où Alcide avait l’habitude de se tenir quand il n’arrivait pas à dormir ou qu’il avait besoin de réfléchir. Je contemplais le paysage depuis ma chambre sans réellement le voir.
— Vous devez vous remarier, lança l’un des conseillers sans préambule.
Ses mots me firent l’effet d’une décharge électrique.
— N’avez-vous aucune pitié pour une femme qui vient de perdre son époux ? Avez-vous si peu de respect pour moi et pour mon chagrin ?, rétorquais-je.
— Il s’agit de politique, madame ! Vos sentiments personnels n’ont pas à interférer, répondit le conseiller.
— Et qui est l’heureux élu, demandais-je ironiquement.
—Lycos.
Lycos! Je n’en revenais pas. Alors ce nuisible avait prévu son coup tout du long. Depuis la mort de mon père, il travaillait à améliorer sa réputation en entretenant l’espoir qu’Alcide ne revienne pas des Enfers. Maintenant que la voie était libre, il sautait sur l’occasion pour établir son pouvoir sur la cité. S’il m’épousait et que je donnais naissance à un fils, ce dernier pourrait prétendre au trône au même titre que Créontiadès, Thérimaque et Déicoon.
On ne m’accorda que quelques heures pour me faire à l’idée d’un nouveau mariage. Le soir même une soirée était organisée au palais pour annoncer la nouvelle aux Thébains. La grande salle du trône servait de salle de réception pour l’occasion. Elle était pleine à craquer. Alors que je quittais mes appartements pour me rendre à la fête, j’entendais le grondement des conversations qui émanaient de la salle. Plus j’approchais, plus le son s’intensifiait. Arrivée devant les grandes portes, je m’arrêtais pour prendre une grande inspiration et calmer mes nerfs. Je n’étais absolument pas prête pour ce qui m’y attendait.
Quand les portes s’ouvrirent enfin, la salle fut plongée dans un silence encore plus impressionnant que le grondement des discussions qui l’avait précédé.
Lycos se tenait à l’autre extrémité de la pièce. La foule s’écarta pour me faire un passage jusqu’à lui. Le voir souriant et fier me répugnait. Je n’avais aucun respect pour cet homme froid et calculateur. Lui ne me voyait que comme un prix, un moyen de s’assurer un avenir politique à Thèbes.
Lorsque je fus à sa hauteur, Lycos s’inclina avant de me donner son bras. J’acceptais avec réticence de le prendre et de me tenir à ses côtés. Toutefois, mes manières étaient plus fortes que moi. Je ne pouvais pas faire d’esclandre. D’autant plus que je n’avais plus aucune protection au sein du palais si ce n’est mon statut de princesse. À tout moment, Lycos aurait pu me chasser de Thèbes. Il fallait donc que je joue le jeu, au moins pour le temps de cette soirée. Après, je pourrais me concentrer pour trouver une solution.
— Souris et contente-toi de bien présenter, me souffla Lycos.
Enfin le revoilà. Le masque de l’amabilité tombait pour laisser place à son véritable visage. Cela avait dût être un effort incommensurable pour lui de jouer la comédie pendant les semaines qui avaient précédées.
— On en est déjà à se tutoyer ? Il y a quelques semaines vous me menaciez de mort et maintenant vous souhaitez m’épouser. Je trouve étrange la manière dont évolue notre relation.
— Ne joue pas avec moi. Tu feras ce qu’on te dit ou tes fils en paieront le prix.
Je me raidis suite à cette énième menace. Moi je pouvais tout encaisser. Mais mes fils ! Non, ils étaient intouchables.
— Je vois que mes paroles te font de l’effet, murmura Lycos en se penchant vers moi donnant l’illusion d’une relation complice entre nous. Ne t’en fais pas, j’ai posté des hommes auprès de tes précieux petits garçons. Tant que je ne donnerais pas d’indication contraire, ils seront sous ma protection.
Cela me rassurait nullement. Au moindre faux pas, il s’en prendrait à mes fils. Il fallait donc que je m’incline face à lui, ou a minima, que je donne l’impression de céder à son chantage. Du moins, pour l’instant.
La soirée passa. Je pris le parti de garder le silence. Lycos m’exhiba comme un athlète exhibe ses médailles. Quand ce fut enfin fini, je crus que je pourrais me réfugier dans mes appartements. C’était mal connaitre Lycos.
— Un dernier verre en ma compagnie ?, me demanda-t-il.
— Ai-je vraiment le choix ?
— Tu comprends vite comment les choses fonctionnent. Ton père avait raison, tu sais te montrer intelligente.
Je serrais les dents et me laissais entrainer en silence. Je n’aimais pas que Lycos parle de mon père comme cela. Mais je ne pouvais rien dire. Les menaces contre les enfants étaient trop sérieuses pour prendre le risque de l’énerver.
Lycos me guida jusqu’à ses appartements. Nous étions seuls tous les deux. Il me désigna un siège où je m’assis pendant qu’il nous servait à boire.
— Bien Még. Je peux t’appeler Még n’est-ce pas ?, commença Lycos sur le ton de la conversation.
— Il n’y a que mes amis qui ont le droit de m’appeler ainsi. Je ne crois pas que vous et moi soyons amis, Lycos.
Je prononçais son nom avec tout le dégoût que m’inspirait l’homme qui se tenait face à moi.
— Peu importe, poursuivit-il balayant mes propos d’un geste de la main. Tu m’as donné du fil à retordre et j’ai bien cru que mon plan échouerait.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
Maintenir le vouvoiement était le seul moyen que j’avais à ma disposition pour maintenir une certaine distance entre lui et moi.
— Voyons, tu t’es montrée très suspicieuse concernant l’état de santé de ton père ces dernières années. Tu as même fait embaucher des gouteurs, car tu pensais que quelqu’un tentait de l’empoisonner.
C’était vrai. La santé de mon père s’était rapidement dégradée et j’avais fait embaucher quelqu’un de confiance pour inspecter sa nourriture avant qu’on la lui serve. Nous n’avions jamais trouvé aucune trace de poison. Je pensais alors m’être trompée, bernée par ma paranoïa.
— Heureusement pour moi, personne ne contrôlait jamais le vin que je servais à ce pauvre Créon lors de nos séances privées. Le tuer prit bien plus de temps que prévu. Le pauvre souffre des effets du poison pendant bien longtemps comme je ne pouvais lui en administrer que de petites doses. Mais finalement j’ai réussi et cela m’a permis d’affirmer mon pouvoir sur la durée.
Alors mes soupçons étaient justifiés, pensais-je. Lycos empoisonnait bien mon père. C’est à cause de lui qu’il a souffert le martyre pendant toutes ces années. Mon père était mort en souffrant à cause de l’homme qui se tenait face à moi.
— Bien évidement, tu ne faisais initialement pas parti du plan, poursuivit Lycos. Mais quand j’ai appris que ton mari partait pour les Enfers, j’ai saisi ma chance. Tout le monde sait que personne ne peut en ressortir vivant. J’ai alors essayé d’améliorer l’image que tu avais de moi. Je dois reconnaitre que tu as un assez bon instinct pour une femme. Tu n’as jamais baissé la garde face à moi. C’est quelque chose que j’admire chez toi Még. Honnêtement.
Les mots de Lycos coulaient comme du venin. Plus il parlait plus je m’en voulais de n’avoir rien vu venir. Mais je ne pouvais pas perdre la face, pas encore.
— Et si je ne souhaite pas faire partie de votre grand projet de prise de pouvoir sur la ville, qu’allez-vous faire ?, demandais-je.
Lycos esquissa un sourire. Ce n’était pas un sourire chaleureux, non. Un sourire froid et calculateur. Un peu comme s’il avait prédit ma réaction.
— Et bien, si tu t’opposes à moi, tes fils retrouveront rapidement leur père. Quant à toi, bon grés ou mal grés, tu serviras mes projets. Je te briserais, j’anéantirais ton âme, et lorsque tu ne me seras plus d’aucune utilité, je me débarrasserai de toi.
Des frissons de peur parcoururent mon corps en pensant aux supplices que Lycos pourrait imaginer dans le but me détruire.
Des bruits me parvenaient de l’extérieur. Je n’avais aucune idée de ce qui pouvait bien se passer, mais cela détourna mon attention de Lycos le temps d’une seconde. Je pensais alors qu’il devait s’agir de fêtards ayant un peu abusé du vin pendant la soirée.
Lycos s’approcha alors de moi. Il était si près que je pouvais sentir son haleine chargé de l’odeur fruitée du vin que nous venions de boire.
— Maintenant, je me dis que si tu es vraiment intelligente, tu feras ce que je te dis Még, chuchota-t-il dans mon oreille.
J’étais immobile. Si je ne bougeais pas peut être qu’il finirait pas s’éloigner. Mais ce ne fut pas le cas.
— Pas besoin d’attendre le mariage pour tester la marchandise. Qu’en dis-tu Még ?
Lycos posa ses mains sur mes hanches. Il inspira mon odeur tout en fermant les yeux. J’étais paralysée. Si je ne me lassais pas faire, il s’en prendrait à mes fils. Pour eux, j’étais prête à tout accepter. Alors je fermais les yeux et me laissais faire. Mon esprit se concentra sur n’importe quoi d’autre que le souffle de Lycos. Les bruits dans le couloir s’intensifièrent. J’essayais d’imaginer comment se présentait la situation derrière les portes. Des hommes ivres, riant pour tout et pour rien. Des femmes tentant de séduire leurs amants. Mon esprit me transporta à des kilomètres des appartements de Lycos alors que ce dernier profitait de mon corps comme si je n’étais qu’une vulgaire poupée de chiffon.
Un bruit sourd me sortit de mon refuge mental. La porte de la chambre de Lycos venait d’être enfoncée. Un homme se tenait dans l’embrasure. Je n’étais pas encore totalement revenue à moi donc je ne le reconnus pas immédiatement.
En trois pas, l’homme atteint le lit où nous nous trouvions. Il prit Lycos par les épaules et l’envoya valser à travers la pièce.
— Toi, je vais te tuer, gronda la voix familière de l’homme.
En un clin d’œil, la tête de Lycos fut projetée contre les épais murs en pierre. Une fois. Deux fois. Trois fois. Son corps finit par retomber comme un vulgaire bout de tissu. Son regard était vide. Du sang maculait le mur derrière lui. C’en était fini de Lycos.
— Még, tout va bien ? Je suis désolé de ne pas être arrivé plus tôt. Thésée, il… Enfin, peu importe, je t’expliquerais plus tard. Je…
Ses mots se perdirent. Je n’écoutais pas. Tout ce que je voyais était le visage inquiet d’Alcide.
Impossible, songeais-je alors. Lycos m’avait dit qu’Alcide était mort. Qu’il avait échoué ! Qu’il n’avait pas réussi à sortir des Enfers ! Pourtant, mon mari se tenait là, devant moi, en chair et en os. Son inquiétude encore plus vive que la colère qu’il venait de manifester en s’acharnant sur Lycos.
— Les garçons, articulais-je difficilement toujours en état de choc. Il faut qu’on aille voir les garçons.
Alcide approuva et ensemble nous nous rendirent dans la chambre de nos fils.