Pendant que mon mari accomplissait ses missions, moi je restais à Thèbes entourée de ma famille. Ma mère m’aidait dans mes premiers pas en tant que jeune maman d’un petit garçon avec un quart de sang divin. Presque tout allait bien. Les relations entre mes cousins commençaient peu à peu à se dégrader toutefois. Seule ombre au tableau qui prenait de plus en plus d’ampleur.
Alcide mit plus de temps que la première fois à revenir de sa deuxième épreuve. Cependant, il ne fit que passer en coup de vent. Il était venu m’annoncer que cette dernière avait été annulée, Iolaos ayant joué un rôle trop important dans sa réalisation. Tuer une bête dont les têtes repoussaient et se multipliaient à chaque fois qu’on les coupait n’était pas la chose la plus simple. Ce travail dura plus d’un an, malgré l’aide et les conseils de la déesse Athéna. Le jeune Iolaos dut brûler chacune des têtes après que son oncle les eut coupées pour empêcher qu’elles ne repoussent.
Iphiclès fut très fier de son fils, mais Eurysthée ne valida pas cette épreuve. Cela voulait dire que le nombre de travaux qu’Alcide avait à effectuer était passé de dix à onze.
Mon époux repartit donc pour son troisième travail : ramener vivant le gigantesque et monstrueux sanglier d’Érymanthe à son cousin.
Comme lors des deux travaux précédents, je fus contrainte de rester à Thèbes. Créontiadès avait seulement un an, il fallait donc que je reste auprès de lui.
Ainsi, pendant qu’Alcide chassait le sanglier, la vie se poursuivait à Thèbes. Étéocle avait cédé, comme convenu, sa place à Polynice et avait décidé de s’éloigner de la ville pendant l’année afin de le laisser régner. Antigone et Hémon, qui s’étaient fiancés, jouaient les amoureux transits. Ménécée avait quant à lui été nommé chef de l’armée et jouait son rôle à la perfection tandis qu’Ismène continuait à mener une vie indépendante et frivole. Moi ? Je pouponnais, mais surtout, je voyais les conditions de vie des Thébains se dégrader sous mes yeux.
Polynice n’avait jamais été très bon en gestion. Il dépensait l’argent à tort et à travers. Pendant sa première année de règne, mon père avait pu limiter les dégâts, mais cette fois-ci, il était presque impossible de raisonner mon cousin. De plus, il s’était lancé dans une expédition militaire pharaonique afin de conquérir de nouveaux territoires et renforcer la puissance de Thèbes en Grèce.
Je ne pense pas que ce soit la peine de le préciser, mais, sait-on jamais, la guerre ça coûte cher. Je dirais même plus, cela coûte extrêmement cher. Il fallait évidemment payer les hommes, mais aussi leurs équipements et les rations alimentaires. Cela représentait énormément d’agent. Mais l’argent n’est pas la seule chose qui importe. La guerre coûte aussi beaucoup en vies humaines. Des dizaines et des dizaines d’hommes perdirent la vie au combat cette année là.
Cela dura pendant des mois. J’avais augmenté mes excursions en ville pour soutenir les familles de ceux partis à la guerre. Les Thébains, qui à juste titre, ne voyaient pas grand intérêt à ces batailles incessantes, étaient à deux doigts de se rebeller. Polynice était un souverain peu apprécié, et il n’était par rare d’entendre les citoyens se lamenter et prier pour le retour d’Étéocle sur le trône. C’était un euphémisme de dire que les relations entre le roi et le peuple de Thèbes étaient tendues.
Alcide revint, encore une fois, au bout d’un an d’absence. Créontiadès venait de fêter son deuxième anniversaire. Étéocle était sur le point de reprendre le trône. Mon mari avait reçu la permission de passer quelques temps auprès de sa famille avant d’entamer son quatrième travail.
Un jour que nous nous trouvions dans les jardins du palais avec notre fils, Antigone vint interrompre ce moment de partage familial pour s’entretenir avec moi.
— Qu’y a-t-il ?, lui demandais-je en laissant Alcide et Créontiadès seuls.
— Je m’inquiète pour mes frères, me confia-t-elle.
— Pourquoi donc ? Cela fait maintenant quatre ans qu’ils règnent à tour de rôle sur Thèbes et tout se passe bien.
— Tu sais comme moi que lorsque Étéocle se rendra compte que Polynice a dilapidé les caisses de la ville il va y avoir du grabuge.
— Et alors ? Qu’est-ce qui t’inquiète autant ?, l’interrogeais-je. Ce ne sera pas la première fois que tes frères se disputent.
— Je sais, mais à chaque fois qu’ils sont en désaccord sur la gestion de Thèbes je ne peux m’empêcher de penser aux mots que mon père a prononcés en quittant la ville avant de partir en exil.
Le souvenir de mon oncle, aveugle, quittant la cité accompagné par ma cousine encore jeune adolescente, me frappa. Comment avais-je pu oublier cela ? La naissance de mon fils m’avait fait me tourner vers l’avenir sans me rappeler de l’ombre du passé qui planait au dessus de nous, nous menaçant constamment. Les inquiétudes d’Antigone étaient fondées.
— Je vois…, dis-je alors. Et que comptes-tu faire ?
— Je ne sais pas, me répondit la jeune femme totalement désemparée. Ce sont mes frères, je les aime tous les deux. Mais entre nous, Polynice n’est pas un bon roi, le peuple a trop souffert cette année pendant son règne.
— Je suis entièrement d’accord avec toi. Mais, à moins qu’Étéocle ne mette fin à leur accord, je ne vois pas ce qu’on peut faire contre ça.
— Justement, j’ai l’impression que nous sommes sur le point d’entrer dans une nouvelle phase sombre Még. Étéocle fera le même raisonnement que toi et moi. Il ne peut pas décemment passer sa vie à réparer le mal causé par son frère un an sur deux.
— Cela m’étonnerait que Polynice accepte de laisser le trône aussi facilement. Tant que le marché tient, il le respectera, mais si Étéocle rompt les accords avant d’avoir repris le trône, ce sera la guerre assurée.
Le retour d’Étéocle était imminent. Le peuple était impatient et en dépit de la souffrance endurée cette année, les Thébains préparaient gaiement les festivités pour le retour de leur roi préféré.
Le jour venu, mon cousin entra en grande pompe dans la ville. La foule était euphorique. Un grand banquet avait été prévu en son honneur. Polynice, même si cela pouvait surprendre, était ravi que son frère vienne prendre le relai.
— Mon frère, l’accueillit-il. Je suis heureux de te revoir parmi nous.
— Et moi je suis très heureux d’être de retour, répondit Étéocle en l’embrassant.
Les embrassades passées, les deux hommes s’enfermèrent dans leur bureau afin de discuter des affaires de la ville et assurer la transition.
Le soir venu, le banquet suivait son cours. J’étais aux anges. Alcide était présent, Créontiadès passait enfin un peu de temps avec son père, la fête battait son plein. Mes cousins ne semblaient pas en désaccord, enfin pas plus que d’habitude, alors je laissais de côté les peurs qu’Antigone avait éveillé.
Un homme au service d’Étéocle vint me chercher alors que je me servais à boire. Il m’emmena à travers les couloirs jusque dans une pièce secrète du palais. Mon père et Antigone étaient déjà là.
— Que se passe-t-il ?, leur demandais-je.
— Je n’en ai pas la moindre idée, me répondit ma cousine.
Un bruit nous fit nous retourner tous les trois vers une autre porte dissimulée dans le mur. Étéocle fit son entrée.
— Merci d’être venu, dit-il comme il pénétrait dans la pièce.
— C’est pas comme si nous avions eu le choix, marmonnais-je.
— Très juste Még, mais j’avais vraiment besoin de vous parler. J’ai vu les comptes de la ville et c’est catastrophique. Même si des efforts ont été faits, j’ai bien vu en arrivant que quelque chose n’allait pas. Que s’est-il passé cette année ?, demanda mon cousin.
Même s’il tentait de masquer sa colère par le sérieux de son attitude, on arrivait néanmoins à la deviner.
— Ton frère, commença mon père, a, disons-le ainsi, sa manière bien à lui de régner sur Thèbes.
— J’ai cru le comprendre…, releva Étéocle s’agaçant légèrement. Créon, explique-moi donc le déroulé des évènements qui ont eu lieu pendant mon absence.
Mon père expliqua alors à mon cousin comment Polynice avait régné sur Thèbes en son absence. Il lui raconta comment il avait tenté en vain de le raisonner. La guerre, l’argent jeté par les fenêtres, les morts… À la fin de se récit à glacer le sang, je savais à l’expression du visage d’Étéocle qu’il était sur le point de prendre une décision qui aurait de lourdes conséquences.
— Il faut empêcher cela de se reproduire, à n’importe quel prix, conclut alors mon cousin.
— Que sous-entends-tu par là ?, demanda Antigone inquiète.
Je me rappelais de la discussion que nous avions eue quelques jours auparavant toutes les deux. Ma cousine connaissait bien ses frères et c’est comme si elle avait elle-même prédit ce qui allait se passer. Et moi qui avais espoir qu’elle se soit trompée.
— Quand Polynice quittera la ville demain, il ne remettra plus jamais les pieds à Thèbes.
— Tu ne peux pas faire ça !, explosa Antigone.
— Pense aux répercussions, le sermonna mon père.
Étéocle sembla réfléchir un instant. Nous savions tous que c’était la seule solution pour préserver la cité et ses habitants.
— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre. Soit je romps l’accord moi, et je reste sur le trône pour rétablir Thèbes, soit d’ici deux ans le pouvoir monte à la tête de Polynice et c’est lui qui me chasse. Créon, tu n’as pas pu le raisonner cette année, mais il accepte toujours l’alternance. Ce ne sera peut-être plus le cas les fois suivantes.
Je voyais qu’Antigone voulait parler de la prophétie d’Oedipe, mais qu’elle n’osait pas. Je pense qu’elle et ses frères n’avaient pas reparlé de cet épisode, ou même de leur père, depuis que les évènements s’étaient produits. J’en pris donc moi-même l’initiative.
— Rappelle-toi, m’adressais-je à mon cousin. Le début de votre mésentente sur la gestion de Thèbes annonce vôtre mort, à ton frère et à toi.
— Je sais Még…, souffla Étéocle. Je n’ai pas oublié contrairement à ce que tu sembles penser. Et je vois l’inquiétude dans le regard de ma sœur depuis que je suis arrivé. Malheureusement, ma vie ne vaut pas grand-chose à côté du bien être des milliers de Thébains. On ne peut pas jouer avec leur vie pour sauver la nôtre. Au pire des cas, nous mourrons demain et Créon reprendra la tête de la cité. Dans le meilleur des cas, nous avons encore quelques années, et quand viendra notre mort, si par chance Créon est toujours parmi nous, il reprendra ma place, sinon Ménécée le fera. Dans les deux cas, Thèbes y gagne.
Qu’il semblait loin le temps où c’est moi qui donnais des conseils politiques à mon cousin ! Il avait bien appris depuis et son raisonnement était le même que le mien. Pour le bien commun, mon cousin était prêt à se sacrifier et cela en disait long sur l’homme qu’il était devenu.
Après avoir discuté encore quelques instants des détails du plan d’Étéocle pour envoyer son frère en exil, nous retournâmes séparément à la soirée pour ne pas éveiller les soupçons sur notre entrevue. Alcide vint rapidement me retrouver. Il se plaça derrière moi avant de m’enlacer.
— Où avais-tu disparu, chuchota-t-il à mon oreille.
— Secret d’État M.Muscles, je ne peux rien vous dire.
Un rire secoua la poitrine de mon mari.
— Je vois… Il va falloir que je termine ses travaux au plus vite alors, car j’ai l’impression que vous commencez à tremper dans de sales histoires en mon absence, princesse.
Ces surnoms étaient restés même après tout ce temps. J’aurais préféré qu’Alcide se trompe, mais il n’avait que trop raison. Cet entretien secret n’était autre qu’une sorte de coup d’État organisé par Étéocle, et j’étais impliquée jusqu’au cou en y ayant assisté.
— J’espère toutefois que la politique ne te prend pas trop de temps et que tu peux en dégager un peu pour partir en voyage, poursuivit Alcide.
— Partir en voyage ? Mais où ?
— Eurysthée m’a fait transmettre l’ordre pour mon quatrième travail, j’ai besoin que tu viennes avec moi.
— Voyez vous ça ! Le fils de Zeus, l’imbattable Alcide, a besoin que sa femme l’accompagne pour accomplir l’un de ses travaux ?
— Még, tu me supplies presque à chaque fois de partir avec moi. Tu ne vas pas râler maintenant que je te le demande, si ?
— Et notre fils ? Tu acceptes que je le laisse pendant une période indéfinie ? La dernière fois que tu es parti, cela a duré un an Al…
— Justement, j’espère bien qu’avec ton aide cela durera moins longtemps.
— Et pourquoi as-tu besoin de moi précisément ?
— Disons que ce que je dois faire ne va pas trop plaire à ma demi-sœur Artémis. Le fait que je doive m’en prendre à l’une de ses biches risque de m’attirer des ennuis.
Comment Eurysthée choisissait-il ces maudits travaux ? S’il voulait la mort d’Alcide autant l’exécuter directement, on y gagnerait du temps !
Le lendemain, Polynice quitta Thèbes sans savoir que c’était la dernière fois qu’il franchirait ces murs en vie. Deux jours plus tard, Alcide et moi partions pour la colline de Cérynie afin de capturer cette pauvre biche protégée par Artémis.