De retour à Thèbes après deux mois d’absence, j’étais ravie de retrouver mon fils et le reste de ma famille.
La vie dans la cité était de nouveau prospère maintenant qu’Étéocle avait repris les commandes. À peine avions-nous mis les pieds en ville que le changement se faisait déjà ressentir. Les citoyens semblaient pleins d’entrain, des rires se faisaient entendre au loin. Mon cousin s’était arrangé pour que Polynice ne remette jamais les pieds à Thèbes, et il comptait bien faire prospérer la cité.
— Enfin te revoilà !, s’exclama Antigone en m’accueillant. Je commençais à m’ennuyer sans toi.
— Je pensais que mon frère te tenait compagnie, la taquinais-je.
Ma cousine rougit. Ce n’était un secret pour personne qu’elle et Hémon étaient fous l’un de l’autre. Les fiançailles avaient été officialisées depuis quelque temps, mais aucune date n’avait été fixée pour le mariage. Cela n’empêchait pas Antigone de se montrer très pudique et réservée sur sa vie amoureuse.
— Et bien, oui Hémon m’a tenu compagnie, répondit-elle. Mais rien ne vaut celle de ma cousine préférée !
— Je suis ta seule cousine, dis-je en riant.
— Justement, c’est pour ça que tu es ma préférée !
Alcide repartit directement après notre arrivée. Il disait que plus vite il partait, plus vite il serait rentré. En attendant, ma cousine m’informa des changements de ces derniers mois. Toutefois, après diner je sentis la fatigue s’emparer de moi. Je partis donc me coucher tôt.
Les jours qui suivirent, j’eus du mal à rattraper cette fatigue accumulée lors de notre expédition avec Alcide. Mon père s’en inquiéta et fit venir le médecin. C’est alors que j’appris que Créontiadès serait bientôt grand frère.
Plusieurs mois passèrent. Le retour de Polynice approchait de semaines en semaines. Mon cousin était angoissé à l’idée que son frère tente de s’emparer de la cité par l’usage de la force. Cette peur le rendait paranoïaque et il essayait d’anticiper chaque action que pourrait entreprendre Polynice dans les mois à venir. Il savait pertinemment que le peuple de Thèbes ne supporterait pas un nouveau conflit et voulait tout faire pour l’empêcher.
Alcide revint enfin après six mois d’absence. Il avait entre temps accompli trois nouveaux travaux, dont l’un avait été invalidé par Étéocle, encore, portant le nouveau nombre de travaux à effectuer à douze. Comme il avait été très efficace en tuant les oiseaux du lac de Stymphale et en domptant le taureau du roi Minos en crête, Eurysthée lui accorda un repos bien mérité.
Trois nouveaux mois passèrent et notre deuxième fils, Thérimaque, vit enfin le jour.
— C’est le plus beau jour de ma vie, s’enthousiasma Alcide en tenant le bébé dans ses bras.
— Ce n’est pas très sympa pour moi ou ton fils ainé, dis-je pour le charrier.
— D’accord, c’est l’un des plus beaux jours de ma vie, rectifia-t-il. Satisfaite princesse ?
— Quand tu es près de moi ? Toujours !
Le retour de Polynice devait avoir lieu un mois après la naissance de Thérimaque. Plus les jours passaient, plus Étéocle montrait des signes d’inquiétudes. La malédiction prononcée par son père était plus vive que jamais à son esprit. S’il était amené à affronter son frère, ce serait leur fin à tous les deux.
Un an jour pour jour après son départ, Polynice se présenta aux portes de la cité pour réclamer le trône. Comme l’avait ordonné Étéocle, l’accès lui en fut refusé.
— Ne savez-vous donc pas qui je suis ?, s’énerva mon cousin retenu à l’extérieur de la ville. Je suis Polynice, fils du roi Oedipe et de la reine Jocaste, frère du roi Étéocle et souverain de Thèbes. Ouvrez ces fichues portes ou je m’occuperais personnellement de vous arracher les dents !
Devant le refus des gardes de lui ouvrir, Polynice demanda à parler à son frère. Étéocle ne voulait pas l’affronter, ses sœurs non plus. C’est donc à moi que revint la tâche d’annoncer à Polynice qu’il avait été banni.
Afin de ne pas lui donner la moindre opportunité d’entrer dans la cité, je dus monter sur les remparts pour communiquer avec lui. Alcide décida de m’accompagner, ne voulant pas me laisser seule là-haut.
— Cousine ! Je suis ravi de te voir, mais je m’attendais à voir mon frère, cria Polynice depuis le bas des portes.
— Je suis navrée, criais-je en retour depuis le haut des remparts. Étéocle est occupé, il ne peut pas venir.
— Még, que se passe-t-il ? Pourquoi me refuse-t-on d’entrer dans Thèbes ? Cela fait un an que je suis parti, il est temps que je reprenne mes fonctions.
J’étais gênée de devoir annoncer à mon cousin la trahison de son frère. Trahison à laquelle j’avais moi-même participé.
— Écoute Polynice, commençais-je mal assurée, tu ne vas pas pouvoir entrer, j’en suis désolée.
— Még, que se passe-t-il ? Une épidémie ferait-elle de nouveau rage, vous obligeant à confiner la ville ?
— Non, non, tout va très bien ne t’en fais pas. C’est juste qu’Étéocle a donné des ordres et nous sommes tous contraints de les respecter.
— Quels ordres mon frère a-t-il donnés ?, interrogea Polynice de plus en plus suspicieux.
Je pris une grande inspiration afin de prendre mon courage à deux mains. Polynice avait beau être mon cousin, ses colères étaient légendaires et je redoutais vraiment de devoir lui apprendre son exil. Alcide sentit mon angoisse et m’apaisa en posant sa paume dans mon dos. La chaleur qui se dégageait de son corps détendait le mien et je trouvais enfin la force d’annoncer la vérité à mon cousin.
— Écoute Polynice, il a été jugé que tu n’étais pas apte à gouverner. À chaque roulement, Thèbes souffre de plus en plus. Ta gestion de la cité ne fait que l’affaiblir, le peuple en souffre, ainsi que les caisses. De ce fait, Étéocle a décidé de te bannir de la ville. Tu ne règneras plus, je suis désolée.
Pendant que je parlais, je vis le visage de mon cousin pâlir et se décomposer de rage face à ce couteau que son propre frère venait de lui planter dans le dos. Ne voulant pas m’en mêler davantage je fis directement demi-tour en direction du palais sans attendre de réponse de sa part. Cela ne m’empêcha pas de l’entendre me hurler dessus.
— Traitresse ! Comment peux-tu m’annoncer cela ! Mon frère ne vaut pas mieux que toi !, s’emporta-t-il. Je jure que je reviendrais et ferais en sorte de retrouver mes droits ! Je tuerais mon frère de mes propres mains s’il le faut !
Ses paroles me firent froid dans le dos. Il le pensait vraiment. Il était prêt à tout pour voir son droit au trône de Thèbes restitué. Y compris tuer son frère de ses propres mains. Il n’y avait aucun doute là-dessus.
Les semaines passèrent, mais tout le monde était sur le qui-vive. Alcide devait bientôt repartir accomplir la suite de ses travaux pour Eurysthée. Cependant, il ne voulait pas me laisser seule au palais sachant que Polynice menaçait notre sécurité à tous.
Le jour tant redouté finit par arriver. Polynice se présenta à la porte principale de Thèbes. Il n’était malheureusement pas seul. Une armée l’accompagnait. Au total, sept chefs. Un pour chacune des portes de la cité. Ces chefs avaient chacun sous leurs ordres une centaine d’hommes. Nous étions encerclés. Impossible de sortir de la ville.
Étéocle convoqua un conseil de guerre. Nous étions tous réunis autour d’une table : mes frères, Hémon et Ménécée, mon père, Alcide, mes cousines, Ismène et Antigone, ainsi que moi. Le devin Tirésias s’était également joint à nous.
— Que vas-tu faire ? demanda Antigone à Étéocle.
— Il n’a pas le choix, répondit Alcide, il faut contre-attaquer. Placer des hommes à chacune des portes et se débarrasser de cette menace. Définitivement.
— Les citoyens ne voudront pas, surenchérit Hémon. D’autant plus que nous sommes en position de faiblesse ici. Il faut trouver une solution rapide avant que nous ne tombions à court de ressources.
Hémon a toujours été le plus pragmatique. Il était proche des Thébains et leur bien être lui tenait à cœur. Alcide lui était trop tête brulée. Il pensait à l’immédiat, mais pas aux conséquences sur le long terme.
— Nous ne pouvons pas attaquer frontalement, dis-je tout en réfléchissant à voix haute. Le roi d’Argos fait partie des sept chefs de Polynice. On ne peut pas se mettre tous les Argiens à dos.
Tous approuvèrent mes paroles. Une nouvelle guerre était inenvisageable.
— Et si, on attribuait un guerrier à chaque porte. Un combat, un contre un, entre chaque chef. Le peuple serait alors épargné, suggéra Ménécée.
— C’est une bonne idée, approuva Étéocle.
— Il est hors de question que tu affrontes Polynice, s’exclama Ismène jusqu’alors silencieuse. Il serait même mieux que tu te tiennes à l’écart des combats.
— Hors de question, s’insurgea son frère. Je ne peux pas me terrer dans le palais et envoyer mes soldats à l’abattoir affronter Polynice !
— Mais tu ne peux pas non plus prendre le risque de mourir en le combattant, lui rappelais-je alors.
— Souviens-toi de la prophétie, intervint Antigone.
— Arrêtez de vous inquiéter les filles, s’énerva Étéocle. J’ai accepté mon sort, vous devriez en faire autant.
— Tes sœurs et Még ont raison, intervint mon père. Il ne sert à rien d’envoyer des hommes combattre si l’on sait d’avance que la guerre est perdue. Si bataille il doit y avoir, c’est pour s’assurer que Polynice ne remonte pas sur le trône et que tu continues à faire prospérer la ville.
Le ton commença à monter. Mes cousines et moi essayant de dissuader Étéocle de prendre part aux hostilités. Hémon et Ménécée le soutenant et tentant de trouver une stratégie militaire.
Il fut décidé de poster nos meilleurs soldats à chacune des portes. Un pour chaque chef. Le débat reposait sur qui devait affronter Polynice, Étéocle voulant évidemment s’en charger lui-même. Nous n’avions aucun moyen de savoir si ce plan fonctionnerait. Les hommes de Polynice étaient tous d’habiles combattants.
Le débat se poursuivait, Étéocle insistant pour participer, ses sœurs tentant désespérément de le dissuader. Elles ne voulaient pas prendre le risque de perdre leurs deux frères. Il fallait trouver un moyen de s’assurer la victoire sans qu’ils se combattent l’un l’autre.
— Tirésias, appelais-je alors le devin resté silencieux. Dis-nous comment nous pouvons nous assurer la victoire contre les sept chefs ?
Le vieil homme se leva de sa chaise et posa ses mains marquées par les années sur la table. Le temps ne semblait pas avoir d’effet sur lui. À mes yeux, il avait toujours été vieux.
Le devin prit une grande inspiration et inclina sa tête en arrière. S’il n’avait pas été aveugle, on aurait pensé qu’il cherchait des réponses au plafond.
— L’un des fils de Thèbes doit se sacrifier pour assurer la victoire à la cité, annonça-t-il d’un ton neutre, plantant ses yeux sans vie dans ceux de Ménécée.
Un lourd silence s’abattit sur la pièce. Il était évident qu’Étéocle ne pouvait pas se sacrifier, cela n’aurait plus de sens d’affronter Polynice. Cela se jouait donc entre mes deux frères. Les larmes me montèrent aux yeux quand je compris que l’un d’eux allait devoir nous quitter si nous voulions nous assurer la victoire. Antigone comprit en même temps que moi et prit la main d’Hémon dans la sienne. Supplique silencieuse lui implorant de rester en vie.
Mon regard croisa celui de Ménécée. Mon frère semblait plus résolu que jamais. La guerre, c’est tout ce qui comptait à ses yeux. Ménécée était un soldat, il obéissait aux ordres. Son regard ne laissait aucune place au doute. Il le ferait.
— Hors de question, intervint mon père. Aucun de mes fils ne perdra la vie !