Alan ouvrit avec peine les yeux, la lumière l’aveuglait. Le sang pulsait avec violence dans son crâne et sa vision restait trouble. Comme à chaque retour de force, il se sentait loin de tout, l’esprit ailleurs. Cependant, il ressentait quelque chose de différent. Le temps lui semblait s’étirer sans s’arrêter. Le vide régnait. Doucement, sa réflexion redémarra et les pensées l’envahirent. C’était quoi cette immersion de malade ? Simon l’avait bien prévenu qu’il ne savait pas à quoi s’attendre, mais ça ? Ce n’était pas qu’une simple affaire d’héritage ! C’était bien pire ! Le juron sortit tout seul dans sa langue maternelle :
— Putain de merde…
— Monsieur Ribes ? Vous allez bien ? s’enquit une voix dans son dos.
Sa vision retrouva sa clarté en entendant ces mots et il revint définitivement à lui. On le tenait par les épaules, il s’était levé ? C’était possible ? Durant les tests de stress, ça ne lui était jamais arrivé ! Mateus. C’était lui qui le retenait. Son regard se posa sur monsieur Wang sur son lit. Même s’il était placé en coma artificiel, comment pouvait-il être aussi serein ? Son rêve se révélait tout le contraire… En face de lui, son fils affichait un air interrogateur. Alan préféra jeter un œil à son agent pour lui signifier qu’il pouvait le lâcher et lui donner un instant pour se reprendre. Il reporta son attention à Hiro, cet homme n’avait même pas conscience de ce qu’il s’était passé et de la menace qui planait sur lui. Alan questionna pour reprendre correctement pied avec la réalité :
— Monsieur Müller, combien de temps ?
— L’immersion a pris trois heures trente et votre réveil, quinze minutes, indiqua-t-il en le relâchant.
La durée de sa mission ne le surprenait pas, il avait déjà fait bien plus long, mais le retour de force de quinze minutes ? En s’étant lévé ? C’était bien une première ! Il se frotta les yeux nerveusement en pinçant des lèvres pour se retenir de rire. Cette intervention n’avait aucun sens ! Rien n’allait ! Cependant, dans l’immédiat, il avait besoin de s’accorder du calme. Il demanda le plus calmement possible :
— J’ai besoin sortir et prendre l’air s’il vous plait.
— Monsieur Ribes, tenta de forcer un des avocats de l’homme.
— Je possède ce que vous souhaitez, coupa-t-il qu’il n’insiste plus. Avant, je veux un temps pour réorganiser mes pensées. Le rêve a été plus éprouvant.
Monsieur Wang stoppa son collaborateur qui allait retenter sa chance et accepta sans lui demander plus d’informations. Alan se dirigea vers l’entrée tandis que Mateus lui emboita le pas en silence. En atteignant le hall, il fouilla ses poches pour se sortir une cigarette qu’il alluma aussitôt une fois dehors. En se frottant à nouveau les yeux nerveusement, il cracha sa fumée. Il marmonna encore en français :
— Putain, j’étais pas prêt pour ça… Pourtant j’en ai déjà vu d’autres…
— Sale immersion, commenta Mateus comme s’il l’avait compris.
— Vous ne croyez pas si bien dire, approuva-t-il en tirant une bouffée.
— Je me demande ce que tu as pu découvrir. Tu n’es pas le type de Passeur à te retrouver dans tous tes états au retour de force. C’est comme si tu avais fait un test de stress.
— Même les évaluations ne me mettent pas dans cet état… Techniquement, même si vous êtes proche de Monsieur Polen, je n’ai rien à vous dire… Mais quelque chose me dit que vous le saurez quand même.
— C’est-à-dire ?
Alan frissonna. Par chance, le temps frais pouvait justifier sa réaction. La simple question de Mateus avait été à la fois froide et menaçante à ses oreilles. Il avait vraiment du mal à suivre la personnalité et l’attitude de cet homme. Il préféra mesurer ses mots :
— Vous allez forcément communiquer ensemble. Même si Monsieur Polen sera le seul à connaitre les détails, je peux bien vous donner quelques informations. En plus, vous maîtrisez le jargon des Passeurs.
— Effectivement, confirma-t-il en reprenant un ton plus neutre. En vérité, je suis aussi un rêveur conscient, mais je ne possède pas de variance, mais une défense particulière. Je sais beaucoup de choses dans le domaine même si j’accorde à Simon la protection.
— En parlant de défense… Celle-là c’était des saloperies, commenta Alan sans réfléchir. Puis un souvenir traumatique qui a déclenché une résonance. J’ai obtenu les informations, mais le problème, c’est que j’ai trouvé deux codes… Putain, j’ai déjà vu des fusillades, mais un meurtre d’aussi près, non, ajouta-t-il en français en se frottant encore les yeux.
— Monsieur Ribes, parler en français trahit votre état d’esprit. « Déjà vu des fusillades » ? En voilà une bonne blague.
— La bonne blague, c’est que vous connaissiez le français, renvoya Alan aussi sec. Dois-je rappeler de là où vous m’avez sorti avec Monsieur Polen ?
Mateus se tourna vers lui en arquant un sourcil perplexe. Alan soupira en même temps qu’il cracha sa fumée. Il devait reconnaitre qu’il avait raison. Quand il commençait à mélanger l’anglais et le français, ça signifiait qu’il était déstabilisé et en plus il avait répondu sans réfléchir. Néanmoins, l’agent ne lui accorda qu’un commentaire en reportant son attention sur le domaine :
— Un enfant ne devrait jamais voir un truc de ce genre…
Mateus redevint silencieux. Ça l’arrangeait. Déjà que le fait qu’il sache d’où il venait avec Simon l’irritait. Même Ayana en connaissait beaucoup moins qu’eux. Il préférait qu’elle sache juste que son enfance avait été difficile en France. Qu’il avait quitté son pays quand il l’avait pu pour obtenir une nouvelle vie. Cependant, la question que l’homme lui posa après quelques minutes le déstabilisa :
— Tu saurais identifier le meurtrier si tu venais à le voir ou l’Amplificateur le pourrait ?
— Non, répondit-il après un temps de réflexion. Il était très bien préparé et il dissimulait très bien tout élément qui aurait pu l’incriminer. Une casquette pour couvrir une bonne partie de sa tête, des lentilles blanches pour échapper aux reconnaissances rétiniennes, un demi-masque oni avec un modificateur de voix, des gants… Par contre, j’ai remarqué qu’il possédait un accent, mais je n’ai pu l’identifier. Sa carrure ressemble à la tienne, mais on ne peut pas dire que c’est un détail vraiment utile. En revanche, sa cicatrice le trahirait, mais je doute qu’il soit assez stupide pour la montrer.
— Sa cicatrice ? À vrai dire, j’en ai vu un paquet. Peut-être que je peux deviner à quoi elle est due.
— Elle était blanche, donc vieille. Je pense que c’est une brûlure et elle couvre toute sa gorge même si je ne l’ai pas aperçu entièrement. Un truc me laisse perplexe…
— Ah ?
— Elle avait une forme étrange, mais je ne saurais pas la décrire, avoua-t-il avant de tirer une bouffée sur sa cigarette. Ce n’est pas le détail que j’ai cherché à retenir. Monsieur Polen verra bien ce qu’il fera de ça après que je sois passé sur l’Amplificateur…
Alan écrasa son mégot avant de lever les yeux au ciel. Il focalisa son attention sur les nuages et se concentra sur sa respiration pour calmer son flux de pensées. Son problème immédiat revint : il possédait deux codes de coffre-fort. Lequel était le bon ? Il attrapa sa tablette et ouvrit le fichier concernant monsieur Wang. Peut-être qu’il trouverait un indice. Mateus l’interrogea :
— Un problème ?
— Je l’ai dit tout à l’heure, j’ai deux codes de coffre-fort. Je ne sais pas lequel est le bon. Je vérifiais le dossier pour voir s’il y avait une information à ce sujet. Je crois que l’un d’entre eux n’existe pas pour la famille de Monsieur Wang et je ne veux pas créer de problème.
— Tu peux toujours jouer sur la confidentialité par mesure de sécurité, proposa Mateus avant flegme. Tu sauras sortir de belles paroles.
Alan grimaça au commentaire, ou comment lui signifier qu’il était un menteur quand il le voulait. Cependant, il devait admettre que c’était sa meilleure solution pour le moment. Il n’aimait pas cet homme, mais il venait donner une bonne piste. Il souffla une dernière fois pour définitivement reprendre son rôle et indiqua :
— On peut y retourner. Je me suis assez remis les idées en place. Je m’excuse pour ce manque de professionnalisme, ce n’est pourtant pas mon genre.
— Je pense qu’il vaut parfois en manquer sur l’instant pour mieux réagir après, confessa Mateus en le suivant. Par contre, je vais devoir remonter ça à Monsieur Polen.
— Faite comme vous voulez, de toute manière, je compte aussi le prévenir. Je préfère admettre mes torts avant qu’ils me tombent dessus.
Alan reprit son attitude froide en découvrant que monsieur Wang et ses collaborateurs étaient en train de venir à eux dans le hall. C’était trop demander de patienter ? Néanmoins, il leur présenta ses excuses :
— Veuillez me pardonner pour le désagrément. Ce genre de réaction au réveil peut arriver, elle n’a aucune incidence par rapport à l’intervention.
Il réactiva sa tablette qu’il avait gardée en main. Pendant qu’il la manipulait pour notifier que son immersion était réalisée, il s’enquit :
— Si vous êtes tous d’accord, je souhaite voir le coffre-fort afin de vérifier que les informations que j’ai collectées sont correctes. Monsieur Wang a suivi un entrainement pour renforcer la sécurité de ses rêves, j’émets pour l’instant quelques doutes quant à la véracité de mes données. J’ai détecté des souvenirs montés de toute pièce, mentit-il pour convaincre. Si cela s’avère nécessaire, je demanderai une seconde intervention.
— Si vous le permettez, je souhaite échanger avec mes collaborateurs, indiqua monsieur Wang après un petit temps de réflexion.
— Bien sûr, accorda Alan.
Alan reporta son attention à son outil pendant que le groupe se mit à l’écart pour discuter. C’était pénible ça… Pour patienter, il commença à noter les grandes lignes de l’immersion qu’il venait de réaliser. Il profitera du trajet de retour pour rédiger son rapport de manière plus détaillé.
Le commanditaire revint à lui après de longues minutes et lui demanda de le suivre. Ils acceptaient ses conditions. Il sauvegarda sa saisie et rangea sa tablette en se laissant guider à travers l’immense manoir. Vraiment, à quoi ça servait de vivre dans un lieu aussi grand ? Lorsqu’ils rentrèrent dans une pièce lumineuse, il reconnut les moindres détails de celle-ci. Il confirma en pointant l’endroit :
— C’est bien le bureau que j’ai observé. Si mon information est conforme, le coffre est dissimulé dans le mur à droite de ce tableau, indiqua-t-il en pointant l’endroit.
— C’est bien le cas, accorda monsieur Wang. Maître Hirsch, pouvez-vous ouvrir l’accès s’il vous plait ?
L’homme s’exécuta et Alan découvrit le coffre-fort qu’il avait vu à la fin du rêve, encastrer dans le mur et caché par une plaque. C’était le digital. Qu’est-ce que ce que pouvait contenir l’autre étant donné la tonne de documents que monsieur Wang s’était donné tant de peine à rédiger à l’ancienne ? Il se garda de le dire, ce n’était pas ce qu’on lui demandait. Le commanditaire lui précisa :
— Connaitre le code lui-même est une bonne chose, mais ce n’est pas suffisant. Au moment de la saisie, il y a un rythme à respecter sinon le coffre se bloquera pendant plusieurs jours avant de pouvoir faire une nouvelle tentative.
— Je vois. Laissez-moi quelques secondes…
Alan se concentra pour retrouver les images de ce souvenir. Plusieurs fois, il mima la combinaison en suivant la séquence qu’il avait regardée. Il y avait effectivement un temps de pause entre chaque numéro. Après un bref calcul, il informa :
— Le code doit être saisi en huit secondes. Précisément, une seconde par chiffre. Monsieur Wang marquait un léger arrêt entre chaque nombre.
— Pouvez-vous me le communiquer ? demanda le notaire.
— La combinaison est : deux, neuf, un, cinq, neuf, sept, trois, quatre.
Alan regarda l’homme la répéter quelques fois en remuant silencieusement les lèvres. Puis, il le composa en respectant le délai. Le coffre émit plusieurs bips bruyants avant de s’ouvrir. Il sortit plusieurs grandes enveloppes. Il reprit son souffle avec soulagement, c’était le bon code et surtout le même contenu. Le notaire confirma le cachet de monsieur Wang et tendit à son fils la plus petite en lui demandant de traduire les kanjis dessus. Ce dernier s’en empara et lut :
— « Testament – Hiro Wang ».
De toute évidence, sa mission était terminée. Il reprit sa tablette et la lui présenta à monsieur Wang après avoir ouvert un document spécifique. En prenant soin de la garder en main pour qu’elle évite de se verrouiller par sécurité, il informa :
— Mon intervention touche à sa fin. Pouvez-vous signer ce document afin d’attester que celle-ci a obtenu les objectifs attendus ?
— Bien sûr, confirma-t-il en posant son doigt sur son outil. Je suis satisfait par votre travail.
— Je vous remercie. Toutes les démarches suivantes seront à effectuer auprès de la HDC lorsqu’elle vous recontactera d’ici deux ou trois jours. Je vous remercie également pour la confiance que vous m’avez accordée.
— Permettez-moi de vous raccompagner.
— Avec plaisir, accepta Alan pour la forme.
Le regard furtif que jeta Hiro à Mateus qui restait toujours silencieux derrière lui fut révélateur à ses yeux. L’homme voulait lui en demander plus, ce qui, en soi, constituait une tentative de corruption. Allait-il prendre le risque de commettre cet affront devant l’agent de Simon sans qu’il le sache, ou alors ce dernier l’intimidera trop ? Il devait l’avouer, il était curieux de le voir. Garder le silence et le rappeler, c’était ses maîtres mots, mais il était toujours impressionné de découvrir à quel point l’audace pouvait devenir déplacée. Dans le couloir, monsieur Wang remarqua :
— Je suis loin d’être un expert comme vous, mais je sais qu’un rêve qui se déroule bien ne provoque pas ce genre de réveil. Qu’est-ce que mon père vous a montré pour que vous ayez eu une réaction de panique ?
— C’est vrai, c’est le cas de manière générale, admit Alan. En revanche, Monsieur Wang ne se trouve pas en bonne santé physique et psychique, et de surcroit, placé en coma artificiel paradoxal. Une surcharge mentale a provoqué mon réveil. J’ai reçu trop d’information d’un coup. D’où mon besoin de remettre de l’ordre dans mes pensées.
Ses explications techniques sans aborder le contenu même du rêve parurent le convaincre assez pour ne pas insister. En atteignant le perron du manoir, il serra la main de monsieur Wang une dernière fois, mais celui-ci le retint :
— Avant de nous quitter, puis-je vous poser une question personnelle au sujet de mon père ?
— Je peux l’écouter, mais il y a de grandes chances que je ne puisse pas y répondre, informa-t-il avec méfiance. Ma fonction impose un silence professionnel strict.
— Je me demande si vous avez vu ma mère… Peut-être qu’elle est apparue à travers les souvenirs que vous avez découverts. Je ne veux pas d’indications précises sur ce que vous avez pu observer, mais simplement une piste qui pourrait m’aider dans mes recherches.
Alan perçut une nouvelle variation dans la présence de Mateus qui le mit aussi mal à l’aise que monsieur Wang. Il cacha son ressenti, mais la gêne demeurait. Il avait un peu l’habitude avec Simon, mais son agent paraissait bien plus agressif par rapport à cette sensation qu’il émanait. Le visage de cette femme terrifié lui revint… Il ne pouvait pas l’avouer. Mateus allait probablement détecter sa vérité ou son mensonge :
— C’est une belle femme, admit-il. J’ai vu une dispute, mais comme je ne parle pas mandarin, je n’ai pas pu comprendre ce qui l’a déclenchée. J’imagine qu’elle a disparu après, le désespoir que vous m’aviez mentionné est apparu par la suite.
— Je vous remercie pour votre réponse honnête, accorda-t-il en s’inclinant devant lui après avoir relâché sa main.
Le malaise d’Alan se renforça. Son mensonge semblait l’avoir bien plus convaincu qu’il l’avait pensé. Il avait horreur de ça, mais il n’avait pas le choix. Cependant, monsieur Wang paraissait déçu qu’il n’ait pas pu lui donner de véritables pistes à suivre. Comment pouvait-il avouer à cet homme que sa mère avait été assassinée sans qu’il s’en rende compte car il était enfermé dans sa chambre ? Parmi la multitude de secrets qu’il conservait, c’était bien le pire qu’il possédait. En se tournant vers Mateus pour lui indiquer qu’ils pouvaient partir, il découvrit un étrange sourire en coin qui disparut immédiatement. C’était quoi ça ? Il savait que cet homme était prétentieux, mais il ne comprenait pas pourquoi il venait de se montrer ainsi. Néanmoins, il ne préféra pas le relever et se dirigea à la voiture, il ne le rendait pas serein aujourd’hui.