Alan quitta son appartement lorsqu’il vit sur son application que son taxi arrivait. En regardant sa position, il supposa qu’il n’allait pas avoir le temps de fumer une cigarette. « Ça lui fera les pieds » comme dirait Hugo. Lui aussi commençait sérieusement à lui faire la guerre sur ce sujet. Alors qu’il attendait au pied de la résidence, il entendit son téléphone. Probablement un message de son ami, mais ça le surprenait qu’il ait déjà terminé son entretien. Il s’étonna en lisant le nom. Ayana ? Il devait être environ cinq heures du matin pour elle ! Néanmoins, il préféra esquiver sa question au risque d’en créer des nouvelles.
— Je viens de voir les infos, c’est quoi ce délire ?
— Je n’en sais pas plus que toi ! Hugo m’a prévenu qu’une sale info allait tomber !
— Tu sais vraiment rien ? insista-t-elle, visiblement disponible malgré son décalage horaire. Pourtant tu as fait une immersion avec Mathias avant qu’on ait plus de nouvelle de lui !
— Je suppose que c’est une coïncidence, je sais vraiment pas ! Tiens je pensais le dire plus tard mais je profite que tu sois réveillée. Je suis sorti de la clinique, les médecins ont validé mon opération si je donne mon accord, informa Alan pour aussi détourner le sujet qui le mettait mal à l’aise. Je t’expliquerai tout ça quand on pourra faire une visio. Je vais dormir un peu, ne t’inquiète pas si je réponds pas tout de suite.
— Pas de soucis, on se tient au courant. J’ai une immersion dans trois heures qui s’annonce longue.
Il rangea son téléphone après avoir reçu une notification qui lui indiqua que son chauffeur était proche. Il monta dans la voiture qui s’arrêta devant lui après que le conducteur lui fit signe que c’était bien lui qui le prenait. Il soupira. Ayana possédait une aussi bonne mémoire que lui en plus de se montrer très perspicace. Elle n’avait pas mis longtemps pour faire le lien avec lui… Il se sentait mal à l’aise de détourner le sujet parce qu’il ne voulait pas faire face à des questions qu’il ne pourra pas vraiment répondre. Il devait reconnaitre que la distance aidait, sinon elle l’aurait déjà grillé. Comme il s’y attendait, l’homme lui précisa que ce n’était pas nécessaire qu’il porte un masque, que cela ne le dérangeait pas. Alan lui adressa sa réplique toute trouvée :
— Ce n’est pas contre vous, j’ai la crève.
— Ok ! Je vous dépose bien au Wacholderweg 52a ?
— C’est bien ça, affirma-t-il en retirant sa casquette par politesse.
— Ça marche, on y va !
Il préféra rester silencieux durant le trajet. Par chance, le chauffeur aussi. Il préférait largement avoir la paix. Il se concentrait sur les différentes approches qu’il allait pouvoir tenter avec celui à qui il rendait visite, Even Parsher, l’ancien chef de l’équipe de maintenance. L’opérateur avait été rapide pour lui communiquer l’adresse à sa grande surprise. Déjà, il devait surtout le convaincre de l’écouter, ne serait-ce qu’un peu.
Il observa le chemin patiemment pendant qu’il traversait une bonne partie de Berlin. Il devait reconnaitre qu’il aurait eu bien du mal à faire tout ce trajet en transport en commun. En plus, il vivait dans un secteur assez isolé et peu desservi sur le réseau. À vrai dire, depuis un attentat quelques années plutôt, il préférait les éviter. Il remarqua que la voiture s’aventurait dans un quartier pavillonnaire modeste. Elle s’arrêta devant une petite maison dont le jardin paraissait négligé et devenait progressivement une friche. Les volets restaient clos et la boite débordait… Ce dernier détail se révélait étonnant. De nos jours, il n’y avait plus que les administrations qui envoyaient du courrier papier et c’était généralement les recommandés. Il prévint le chauffeur avant de valider sa course qu’il voulait juste s’assurer du nom : M. Parsher. Comme dû, il confirma le paiement de son trajet et le jeune homme partit aussitôt.
Il resta pensif devant la demeure en espérant au moins qu’il soit là. Depuis l’extérieur, rien ne lui permettait d’en être sûr. Il s’était toujours demandé ce que c’était de vivre dans une maison… Il chassa cette pensée et se sortit une cigarette. Ce n’était pas le moment que se poser ce genre de question. Il rentra sur la propriété en préférant aller directement à la porte plutôt que de tenter sa chance à l’interphone. En sonnant, il constata qu’elle ne fonctionnait pas. Une grimace désabusée naquit en même temps que sa réflexion, ça lui rappelait quelqu’un ça. Cependant, il connaissait aussi une méthode pour forcer l’attention.
Il appuya un bras sur le mur à côté de lui et attrapa sa canne à mi-hauteur. Il frappa avec sa poignée en titane pour faire le plus de bruit possible, dans le cas ou Monsieur Parsher se trouvait à l’étage. Il recommença avec insistance quand il constata qu’il n’obtenait aucune réponse. Après plusieurs tentatives, il se résigna, il n’était pas chez lui. Cependant, après son dernier coup, il entendit à travers la porte une protestation véhémente :
— DÉGAGE !
Alan redressa la tête, non par surprise, mais avec satisfaction. Ce genre de situation, il l’avait vécu de nombreuses fois, mais il venait d’avoir la preuve que Monsieur Parsher se trouvait bien là. Clairement, il n’allait pas lui ouvrir, il devait utiliser sa technique… Si Marika cédait au bout d’une heure, Even n’allait pas tenir longtemps. Il se mit à toquer avec la poignée de sa canne moins fort, mais avec un rythme régulier qu’il comptait maintenir jusqu’à ce qu’il cède. S’il avait bien une qualité qu’il pouvait vanter, c’était sa patience même si souvent elle tendait à l’entêtement. Il retint le mouvement de balance de sa canne lorsqu’il entendit le loquet de la porte au bout d’une quinzaine de minutes. L’homme d’une cinquantaine d’années lui hurla dessus en même temps qu’il ouvrit :
— Je vous ai dit de dégager ! Je ne répondrais à aucune interview !
— J’ai une gueule de journaliste peut-être ? rétorqua Alan en tirant son masque pour montrer son visage. J’ai eu du mal à arriver ici, je vais certainement pas lâcher l’affaire !
Monsieur Parsher se décomposa lorsqu’il le reconnut enfin. Aussitôt, il tenta de lui claquer la porte au nez, mais Alan bloqua le passage avec sa canne. Il grimaça en apercevant un éclat de bois voler. Ayana allait lui demander des comptes quand elle allait le découvrir. Even lui hurla à nouveau dessus, mais cette fois-ci, il entendit de la peur dans sa voix :
— J’ai tout perdu à cause de vous ! Vous êtes la dernière personne que j’ai envie de voir !
— Contrairement à ce que tout le monde pense, je n’ai pas déposé la moindre plainte ! précisa-t-il en forçant sur sa canne pour ouvrir le passage. La HDC a pris l’initiative et pas une seule fois je n’ai eu mon mot à dire !
— Ça ne changera rien à ma situation ! Vous avez ruiné ma vie ! renvoya-t-il en poussant la porte pour la refermer.
— Et moi je suis devenu handicapé putain ! rétorqua Alan en haussant le ton tandis qu’il s’appuyait de tout son poids sur sa canne, quitte à la briser. Ce n’est pas pour autant que je rejette la faute sur vous ! Si je suis là, c’est parce que je pense que vous avez été un bouc émissaire ! J’ai besoin de comprendre cette partie de ma mémoire qui n’existe plus !
— Quoi ? s’étonna l’homme en abandonnant sa résistance.
Alan se rattrapa de justesse sur l’embrasure face à cet arrêt soudain. Il avait visiblement capté l’attention de Monsieur Parsher et il semblait maintenant plus enclin à l’écouter. Il reprit son appui sur sa canne après avoir jeté un œil aux éraflures sur celle-ci. En retirant sa casquette pour lui montrer qu’il n’avait aucune animosité envers lui, il remarqua qu’il restait tout de même sur la défensive. Il lui précisa ce que la HDC n’avait pas révélé aux médias :
— La décharge que m’a envoyée l’Amplificateur ne m’a pas couté que mon oreille et mon équilibre, mais aussi deux semaines de mémoire avant l’accident. Depuis, je fais face à d’étranges impressions que je ne peux pas expliquer et des anomalies vis-à-vis de ma fonction. C’est un de vos anciens collègues qui m’a donné votre adresse. Je veux parler avec vous même si je sais très bien que je suis la dernière personne au monde que vous aimeriez voir. J’ai le sentiment que cet accident n’est pas juste une négligence et il a aussi émis cette hypothèse malgré ce que ça aurait pu lui couter. Je demande qu’à discuter, entendre votre version des faits pour essayer de donner du sens à ce qui s’est passé, indiqua-t-il avec sincérité.
L’homme le jugea quelques secondes avant de lui ouvrir définitivement la porte en accordant un signe pour qu’il entre. Alan se laissa guider jusqu’au salon. La petite maison se trouvait sens dessus dessous, un véritable capharnaüm. Ce n’était pas pire qu’à Marseille quand il y vivait… Cependant, il voyait un tout autre message à travers celui-ci. Monsieur Parsher révélait une grande détresse au point que c’était devenu visible sur son lieu de vie. Il proposa le fauteuil s’il avait besoin de s’assoir et Alan accepta. Toute cette agitation à la porte avait réveillé des vertiges assez conséquents. Il allait peut-être vraiment la faire cette opération finalement. Even ironisa :
— Désolé pour le bordel, j’imagine qu’un Passeur de rêve ne doit pas connaitre ce genre de problématique.
— Savez-vous d’où je viens ? demanda-t-il quelque peu piqué par ce préjugé. Je suis français et j’ai grandi dans l’une des pires cités du pays. Croyez-moi, votre maison est bien rangée si je la compare à l’appartement miteux où je vivais.
— Excusez-moi… Les gens communs comme moi imaginent beaucoup de choses au sujet des Passeurs et c’est clair que la fortune que vous avez n’arrange pas cette vision.
— Je ne pourrais pas dire le contraire malheureusement.
— Je regrette que mes erreurs vous aient tant couté…
— Je vous arrête. J’apprécie votre attention, mais je pense vraiment que vous y êtes pour rien. Je m’estime juste heureux que les opérateurs aient pu lancer l’arrêt d’urgence avant que la deuxième séquence que j’avais programmée s’enclenche. J’ai besoin d’un appareil auditif, d’une canne pour rester debout et je ne peux plus pratiquer de sport, mais je peux toujours rêver et ça me va. En vérité, je suis plus inquiet pour vous que pour moi.
— Ma femme s’est barrée avec les gamins. Je croule sous les dettes à cause des dommages et intérêts que la HDC m’a mis sur le dos. Plus personne ne s’approche de moi sauf les journalistes. Et encore, c’est pour que je bave sur la société qui ne manquera pas d’empirer ma situation si je le fais. Je ne sais même pas si je vais arriver à garder ma maison… Le rêve, hein ?
Alan haussa simplement des épaules. Que pouvait-il bien répondre à ça ? C’était « à cause de lui » après tout qu’il se retrouvait dans cette horrible situation. S’il pouvait rétablir la vérité et le remettre d’aplomb, il le ferait volontiers. Il se sentait coupable… Monsieur Parsher se reprit :
— Enfin, vous n’êtes pas là pour m’écouter me plaindre j’imagine. Que voulez-vous savoir exactement ?
— J’aimerais connaitre votre version des faits ce jour-là. Votre collègue m’aurait presque insulté si j’avais osé insinuer que vous avez mal fait votre boulot. Tout ce qui a été rendu public atteste une négligence. Alors pourquoi Abigaïl, qui m’a apparemment autorisé à décharger et qui avait consulté le rapport de maintenance, n’a rien vu ? Ça veut bien dire que vos opérations étaient approuvées, non ?
— C’est bien le cas, admit-il en prenant place dans le fauteuil en face de lui. On possède toute une procédure qui vérifie les réglages quand on termine. Si une des valeurs a, serait-ce qu’un décalage infime, elle ne se valide pas. Ce jour-là, on savait qu’un Passeur avait une décharge de haute importance. On a encore plus durci les inspections vu qu’on avait assez de temps pour le faire.
— J’ai découvert qu’un certain paramètre ZAF était revenu à son niveau initial et que c’est ce qui aurait provoqué le dérapage de l’Amplificateur…
— ZAF ? coupa-t-il avec étonnement. Vous êtes sûr ? Je… Attendez, se stoppa-t-il. Où avez-vous lu cette mention ?
— Dans mon dossier interne. Que j’ai d’ailleurs eu du mal à obtenir pour au final avoir l’impression qu’il est incomplet.
— J’ai déjà vu ce mot, mais je ne sais pas du tout à quoi il sert. Tous les ans, l’Amplificateur est entièrement démonté sous la supervision directe de monsieur Polen pour assurer le bon état général. C’est d’ailleurs une période où il voyage beaucoup parce qu’il fait la même chose à toutes les machines de la HDC… Je me souviens qu’une des pièces porte justement une gravure « ZAF » et c’était Simon qui s’en chargeait.
— Comment elle aurait pu se dérégler si personne à part Simon ne peut la toucher ? En revanche, je ne sais pas pourquoi, mais ce genre de détail ne me surprend pas…
— Ce que je me demande, c’est pourquoi c’est une donnée que les opérateurs ne voient pas si elle peut être dangereuse ? Vous possédez quelle certification ASU ?
— L’avancée.
— Donc vous pouvez utiliser l’Amplificateur sans assistance. Je crois que vous êtes cinq à l’avoir à la branche européenne… Qui était cette Passeuse alors ? se questionna-t-il lui-même. Elle devait l’avoir aussi étant donné que l’équipe de contrôle n’était pas encore de retour quand on a terminé…
— Quelle Passeuse ? reprit-il avec suspicion. On m’a dit que la machine m’était réservée pour la journée entière.
— Je pensais que c’était le cas, mais la veste qu’elle portait attestait qu’elle en était bien une. Je ne l’ai pas reconnu, je ne vous connais pas tous comme les opérateurs.
— Vous ne le lui avez pas demandé ?
— En fait… Je voulais le faire, mais quand elle a posé les yeux sur moi, je me suis ravisé. Elle nous a tous mis mal à l’aise. Si je compare, c’est comme avec monsieur Müller les rares fois où il passait.
Alan fronça des sourcils en entendant cette comparaison. Les Dreamers possédaient tous cette étrange impression et c’était encore plus marqué chez leurs agents. Cette femme était l’une des leurs ? Mais laquelle ? Il resta sceptique au sens de sa dernière pensée. Monsieur Parsher reprit en lui indiquant :
— Je me rappelle qu’elle est brune avec une tresse plaquée et aux yeux marron… Elle n’a rien dit, mais j’ai bien cru qu’elle allait m’incendier sur place avec son regard. Ah ! Je ne sais pas pourquoi, mais elle portait un gant en cuir sur une seule main. Ça m’a marqué parce que j’ai trouvé ça bizarre…
Il resta davantage pensif, il avait vu quelque chose de similaire, il en était certain. Il s’était fait la même remarque que lui… Il avait déjà aperçu cette femme, mais où ? Il s’agaça un peu que sa mémoire lui fasse faux bond au moment où il en avait besoin. En tout cas, ça devenait évident que Simon cachait quelque chose au sujet de l’Amplificateur et à propos de lui. Cependant, il se sentait dans une impasse. Il avait beau bénéficier d’une haute position au sein de la HDC, il faisait face à des niveaux de sécurité qu’il ne pouvait contourner par lui-même… Il remercia l’homme en se relevant :
— Je vous remercie pour toutes ces informations. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps et comme promis, je ne vous importunerais plus à l’avenir. Cependant, si je peux vous aider d’une quelconque manière, même de l’argent si vous le souhaitez, proposa-t-il en le suivant dans la maison.
— J’apprécie l’intention, je me doute que vous pourriez régler mes problèmes financiers d’un coup, mais je préfère encore espérer gagner au loto. Simplement, ne jamais vous revoir me convient, indiqua-t-il en lui ouvrant la porte d’entrée.
Alan le remercia encore une fois d’avoir bien voulu l’écouter et discuter avec lui avant de le saluer et de remettre sa casquette. Il rappela un taxi pour rentrer et alluma une cigarette en attendant. Il comprenait son désir de ne jamais le recroiser. En revanche, qu’il refuse son argent alors qu’il le proposait de bon cœur… N’importe qui aurait sauté sur l’occasion. Enfin, c’était une généralité qu’il émettait depuis qu’il était devenu Passeur et qu’il avait observé de nombreuses fois. Cependant, il n’était pas la seule personne qui déclinait, constata-t-il en pensant à Pablo.
Une voiture le récupéra assez vite, mais durant tout le trajet, il resta muet, plongé dans ses réflexions. La HDC ne se révélait pas aussi idyllique qu’il ne l’imaginait, à l’image qu’elle renvoyait. Il ne comprenait pas pourquoi depuis son accident il décelait autant d’anomalie, de contrainte alors que tout lui semblait normal avant. Il voulait savoir… Néanmoins, il ferait mieux de faire profil bas un bon moment. S’il continuait ainsi, il allait attirer davantage la suspicion d’Ayana, mais également la méfiance de monsieur Polen. Il jugea que c’était préférable qu’il poursuive ses activités sans poser de questions et ne pas se faire remarquer. Il n’avait plus confiance en son patron, mais il devait maintenir la sienne, même si cette dernière paraissait maintenant factice. Du moment qu’il restait silencieux comme il l’avait toujours fait, le Dreamer sera satisfait de lui.