Alan sortit de l’ascenseur, non sans une certaine démotivation. Il n’avait pas envie de venir, mais c’était préférable qu’il régularise les quelques dossiers qu’il avait eu ce mois-ci. Il allait partir à Rome dans quelques jours et il tentait de se convaincre que c’était mieux d’alléger la charge avant son retour. Lorsqu’il releva enfin les yeux et sortit de ses pensées, il découvrit Abigaïl qui l’attendait, les bras croisés, appuyée contre son bureau. Oh… c’était rarement bon signe ça. Quand elle était venue ici pour lui trois ans plus tôt, c’était pour lui remettre en main propre un avertissement parce qu’il avait perdu son badge. Finalement, ce rappel avait disparu pour une raison obscure. Aujourd’hui, il ignorait pourquoi elle se trouvait là, et chose évidente : il n’était pas d’humeur. Il ne se laissa pas déstabiliser par la présence de la femme en rejoignant son bureau. Doucement, il s’installa sur son fauteuil et déposa sa canne en équilibre sur le bord de la table sans lui dire bonjour. Il sortit sa tablette pour la placer sur le socle et la connecter à son écran. Il finit par demander d’un ton morne et agacé par son silence :
— Vous avez un nouveau blâme à me remettre ?
— Bonjour Monsieur Ribes, lança-t-elle sèchement.
— Qu’est-ce que vous voulez ? J’ai bien mieux à faire que vous voir et vous aussi d’ailleurs. Si je me souviens bien, ces déplacements sont une perte de temps pour vous.
— Quelle mémoire.
— Pour qui me prenez-vous ? Je suis un Passeur, ça fait partie des critères.
— J’ai récupéré votre dossier, le siffla-t-elle en sortant sa tablette, non sans avoir claqué la langue pour marquer son agacement. Je peux le transférer que par contact.
Alan tourna sa chaise vers elle en essayant vainement de retenir sa surprise. Par contact ? C’était la sécurité la plus élevée pour les documents ! Pourquoi son archive interne la possédait ? Il se pencha sur son bureau pour récupérer son outil. Avec nonchalance, il lui présenta et Abigaïl posa la tranche de la sienne dessus. Les deux tablettes se mirent à clignoter d’une teinte rouge jusqu’à ce qu’une couleur verte se maintienne. La femme la rangea dans sa veste en précisant :
— Vous m’avez fait suer pour ce satané dossier Monsieur Ribes. J’ai dû obtenir les autorisations de plusieurs services et surtout celle de Monsieur Polen. J’ai eu du mal à le convaincre de me le fournir sous peine que vous comptiez lui bloquer du temps pour ça. Je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai pas de droits de lecture dessus, mais maintenant que vous l’avez, j’espère que vous allez me laisser tranquille !
— Dite ça plutôt à Müller. J’ai ce que je veux, je n’ai aucun intérêt à vous en demander plus.
— Merci bien, remarqua-t-elle d’un ton cassant.
Sans ajouter un mot de plus, elle se redressa pour partir. Toujours aussi charmante cette femme… Cependant, elle s’arrêta après avoir fait quelques pas. Ses épaules s’affaissèrent légèrement et elle se retourna doucement en pressant ses bras sous sa poitrine. Elle lui signala d’une voix un peu moins maitrisée qui ne lui ressemblait pas :
— Votre contribution pour le dossier de Mathias a été précieuse. Les informations tomberont bientôt.
Elle reprit son chemin comme si de rien n’était, mais il resta aussi perplexe que surpris. Ce qu’il avait lu dans son langage corporel lui donnait le sentiment que… Il se retint de se secouer la tête pour chasser ses constatations au risque de créer un violent vertige. Qu’elle connaisse maintenant l’affaire ne l’étonnait pas. Abigaïl n’était pas l’assistante de Monsieur Polen pour rien. Cependant, elle ne paraissait pas neutre vis-à-vis de cette histoire. Il décida de reporter son attention sur ce fameux dossier. Pourquoi était-il confidentiel ?
Après avoir passé l’authentification multiple, le fichier s’ouvrit et il ne put s’empêcher de grimacer en apercevant son portrait. Non seulement il n’aimait toujours pas voir sa tête, mais en plus, la photo se révélait récente. Quand avait-elle été prise ? Bref, ce n’était pas ça qui l’intéressait. Il commença à défiler la tonne d’informations. Ça ne le surprenait pas que la HDC en possède autant, il avait donné son accord en devenant Passeur après tout. Il cherchait dans un premier temps à se faire une idée du contenu avant de plonger dedans. Il avait survolé celui de sa femme avec son autorisation pour obtenir un point de comparaison. Cependant, il fit un rapide constat : pourquoi était-il moins étoffé que celui d’Ayana alors que les paroles de Simon sous-entendaient le contraire ? Il avait pourtant passé plus de tests qu’elle.
Il se frotta les yeux et ferma le fichier afin de remettre sa tablette sur son socle. C’était préférable qu’il traite de ses dossiers avant, il sentait qu’il allait se perdre dans la lecture. De toute façon, il devait rester au siège toute la journée alors que ses tâches n’occuperaient pas tout ce temps.
Après avoir mangé sur le pouce, il s’étira rapidement. Ses épaules craquèrent sur l’instant. Qu’est-ce que le judo lui manquait... Néanmoins, il avait terminé. Tous ses dossiers étaient mis à jour. Il n’en aura que quatre à compléter et clôturer à son retour d’Italie. Il soupira. Il restait toujours en Europe alors qu’Ayana avait déjà fait plusieurs fois le tour du monde. Elle était d’ailleurs renvoyée aux États-Unis pour deux semaines. De temps à autre, il aimerait pouvoir la suivre et visiter certains pays. Il se redressa pour s’emparer de sa tablette. Par chance, aucun de ses rares collègues de présent autour de lui, ils étaient que six sur tout l’étage.
Il ouvrit le fichier et commença à lire. Les premières informations ne retinrent pas vraiment son attention, principalement des détails liés à son identité. Cependant, la partie concernant ses liens familiaux le fit grimacer, ne serait-ce qu’avec la mention de Marika. Même si ça l’arrangeait, Alan était tout de même étonné que la HDC n’ait vraiment aucunes données concernant son père. En revanche, la note de la section attira plus son regard :
Information complémentaire : Pas d’informations supplémentaires de la situation familiale en dehors des personnes recensées ci-dessus. L’identité du père est à ce jour inconnue malgré les recherches menées. Aucun antécédent judiciaire recensé.
Alan grimaça à nouveau. La société était un fin limier lorsqu’il s’agissait de trouver des données dissimulées, mais le « talent » de son père pour se cacher s’avérait plus fort qu’eux. Il savait de quoi il parlait dans les deux cas. Lui, il connaissait la vérité, mais il n’avait jamais eu la confirmation. C’était mieux que le lien reste obscur, sinon, il allait tout perdre. Après tout, même si l’on possédait les capacités, n’importe qui ne pouvait pas devenir Passeur. Voilà pourquoi les Visiteurs existaient. Une chance que Marika détenait une intelligence surprenante pour habilement esquiver les ennuis avec les autorités… Il tiqua à sa propre pensée. Il aurait préféré que les services sociaux mettent la main sur lui à l’époque. Néanmoins, il ne lisait rien de nouveau en soi.
Il continua de faire défiler le document et survola l’ensemble de son historique au sein du groupe. Sans surprise, tout était daté. Il avait été détecté en 2027 puis il avait passé tous ses tests l’année suivante à sa majorité. Même ses études étaient notées et toutes les formations internes qu’il avait pu faire jusqu’à maintenant. En revanche, son attention s’arrêta aussitôt sur le compte rendu de son dernier test de stress. Il ne s’en souvenait pas, mais il l’avait visiblement fait avant son accident d’après la date, deux jours d’écart. Il profita d’avoir les résultats sous les yeux pour les mémoriser :
Date : 08/10/2040
Résultats :
180 bpm – Seuil d’alerte : si supérieur durant 5 minutes
18 tensions – Seuil d’alerte : si supérieur durant 5 minutes
70 fréquences respiratoires – seuil d’alerte : supérieur à 50
Observations : les deux premières données sont cumulables. Si la troisième est atteinte, réveil d’urgence obligatoire.
Il soupira. Au moins, il était à jour et il n’avait plus à repousser le sujet car vraiment, il détestait ce test. Il s’était bien gardé de le préciser et de demander des informations. En revanche, il se concentra sur la section suivante, celle qui l’intéressait le plus à première vue. Il se concentra en déposant la tête sur le dossier pour supprimer un maximum de mouvement qui pourrait le gêner pendant sa lecture :
Descriptif de la défense :
Défense de type environnemental qui prend la forme d’un tourbillon autour de sa cible. Elle se déclenche rarement contre la volonté de M. Ribes. Elle reste passive tant qu’il a conscience et accepte la présence du Passeur.
Descriptif de la variance :
Cas uni Insensibilité totale aux défenses de type entité. Elles deviennent incapables d’atteindre M. Ribes, que ce soit par contact direct ou indirect. Lors des phases de tests, le Passeur est décrit comme une image qui n’a pas de matière. Il ressent une sorte de variation sur la zone de son corps traversé.
Informations complémentaires :
La particularité de M. Ribes possède une certaine ressemblance au qui rend ses variances occasionnellement instables. À ce jour, aucun facteur n’a été mis en évidence pour pallier ce problème. Ses capacités à s’immerger et mener des recherches d’informations ne sont pas affectées.
Alan relut plusieurs fois les deux derniers paragraphes avant de baisser sa tablette et de se frotter les yeux. Il était fatigué ou bien des détails étranges se trouvaient dans ces deux sous-sections ? « Cas uni » ressemblait à une phrase tronquée qui n’avait aucun rapport avec la suite. En tout cas, sa variance était assez bien résumée. Cela dit, il avait pensé qu’elle serait plus poussée comme celle d’Ayana dans son dossier. De plus, la partie complémentaire semblait aussi posséder des passages tronqués. Il manquait la référence, celle qui indiquait qu’il se rapprochait à quelqu’un ou quelque chose.
Cependant, un détail attirait particulièrement son attention. Pourquoi « variance » était notée au pluriel ? Chaque individu qui en développait n’en détenait qu’une seule et unique… Les erreurs de saisies, c’était possible, mais là, c’était étrange. Il restait sceptique vis-à-vis de la notion d’instabilité. Si c’était avéré, pourquoi ne le remarquait-il pas ? Puis, la HDC ne l’autoriserait pas à s’immerger si c’était le cas et pourtant… Il continua sa lecture, non sans garder une inexplicable impression.
Quand il survola l’historique de ses immersions, Alan fronça à nouveau des sourcils. Qu’il ait mené presque sept-cents immersions depuis qu’il se trouvait en fonction ne le surprenait pas. Après tout, s’il était devenu le numéro un, c’était bien pour le travail qu’il fournissait. En revanche, bien qu’il ne s’en souvenait pas, il savait qu’il manquait deux interventions dans la liste récente. Il en avait visiblement parlé à Hugo juste avant sans dévoiler leur nature. Il le lui avait rappelé pour tenter de raviver un peu sa mémoire. Ce genre de renseignement n’était pourtant jamais perdu puisque c’était le système d’information de la HDC qui le générait. Définitivement, quelque chose ne lui plaisait pas dans ce dossier. Il poursuivit avec l’ensemble des données médicales.
Alan déglutit difficilement. C’était presque flippant que la HDC en sache autant sur son parcours médical. Les informations les plus récentes en lien avec son accident lui semblaient légitimes, surtout que c’était à cause de l’Amplificateur… Mais toutes ses fractures et autres quand il était mineur en France ? C’était vraiment glaçant qu’ils connaissent tout ça sans pour autant se demander comment ça avait pu arriver. Après réflexion, ce n’était pas plus mal que ces détails restent inexpliqués. Chaque ligne lui rappelait de terribles souvenirs, il n’avait pas envie qu’on le prenne en pitié en plus. Il passa vite à la suite en remarquant qu’il se trouvait déjà à la fin du document :
Avant la reprise des fonctions, M. Ribes a participé à des nouveaux tests d’aptitude sous la supervision de M. Polen. Le but de la démarche était de vérifier si les mesures enregistrées à la détection avaient subi un quelconque impact. La charge du paramètre ZAF était à son niveau initial lors du dérèglement de l’Amplificateur.
Ces mesures censées varier que très peu au fil du temps ont doublées. Les capacités de M. Ribes sont susceptibles de devenir de plus en plus imprévisibles et précises. Mme Edren et Mme Liang continuent leur étude à ce sujet en se basant
Alan posa sa tablette sur le bureau, non sans être dépité. Ce dossier ne mentionnait pas du tout ce que Simon lui avait parlé lors des tests qu’il avait menés. En plus, il découvrait qu’il était un sujet de recherches pour les trois fondateurs de la HDC ! Quelle blague… Tout comme ce document ! La dernière phrase de la section d’observation n’était même pas terminée !
De toute évidence, ce fichier était falsifié et incomplet. Il n’y avait pas la moindre trace de résultats de tests contrairement à Ayana. Cependant, pourquoi laisser des éléments qui soulevaient des interrogations si c’était vraiment le cas ? Il ignorait dans les mains de qui il était passé, mais il doutait que ce soit celle de Monsieur Polen. Il n’aurait jamais fait de telles erreurs s’il voulait cacher quelque chose.
Son regard se perdit à travers la fenêtre. C’était quoi ce paramètre ZAF ? Il ne le connaissait pas. Pourtant, il possédait la certification ASU la plus avancée… Une idée lui traversa la tête et il s’empara à nouveau de sa tablette en allant directement dans les propriétés du document. Encore une fois, il trouva des anomalies. La création du fichier datait d’il y a deux jours alors qu’il était censé exister depuis presque sept ans.
Il avait la terrible impression que Simon s’était bien foutu de lui cette fois. Ça n’arrangeait pas son sentiment de méfiance vis-à-vis de lui. Il ne pouvait clairement pas lui demander plus d’informations sans douter de leur véracité. Cependant, le paramètre de l’Amplificateur l’intriguait le plus. Il jeta un furtif regard à sa montre. Il avait largement le temps de rendre visite aux opérateurs de la machine pour obtenir plus de détails. Ce n’était pas comme s’il avait mieux à faire pour le moment. Il rangea sa tablette dans sa poche intérieure et s’empara de sa canne avant de partir en direction des ascenseurs, bien décidé à trouver quelques réponses à ses questions.