Alan ouvrit les yeux sans pour autant avoir l’impression de l’avoir fait. Encore une fois, la surface ne représentait qu’une noirceur insondable. Voir une activité à ce niveau l’aurait surpris. En plus, il se sentait lourd… C’était probablement les effets des sédatifs et autre que monsieur Prévost avait dans le corps qui créait cet effet. Ses fonctions cérébrales tournaient au ralenti pour que le rêve se stabilise. Il flotta dans ce néant durant quelques minutes pour vider son esprit le plus possible. Son intuition lui soufflait qu’il n’avait pas besoin de chercher l’accès au niveau. Il allait « chuter » de lui-même. Les songes critiques et artificiels avaient tendance à créer des brèches qui le happaient. Il n’avait jamais compris pourquoi ça se produisait et encore moins obtenu des réponses de la part de ceux qui maitrisaient le sujet.
Il se concentra davantage sur les vibrations qu’émanait le rêve. Peut-être qu’il réussira à déceler comment la conscience allait réagir. Par expérience, elle suivait deux fonctionnements distincts. Le souvenir pouvait s’ouvrir de manière orientée, par une suggestion, ou alors, c’était le dernier vécu… Il souffla avec dépit. Il allait donc subir un accident d’une extrême violence. Ce n’était pas la première fois, il en avait déjà fait le test dans certains dossiers d’assurances. Cependant, il se doutait qu’il ne pouvait pas émettre de comparaison.
Il referma les yeux en gardant le sentiment de ne jamais les avoir ouverts lorsqu’il remarqua qu’un poids commençait à l’écraser. La chute. Il se laissa faire et progressivement, les vibrations autour de lui s’intensifièrent. Il n’avait pas besoin d’observer pour savoir que l’environnement prenait forme. Doucement, son corps se positionna et il trouva une véritable stabilité. Quand il décida de regarder ce qui l’entourait, il se découvrit assis dans une riche voiture. L’habitacle souleva aussitôt sa méfiance. C’était trop bien détaillé pour quelqu’un qui présentait un début de dégénérescence ! Une voix anglaise au fort accent français le tira de son observation. Monsieur Prévost avait son téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, son attention rivée sur la tablette qu’il tenait. Il semblait aussi soucieux que nerveux.
Alan s’empressa de se pencher pour vérifier le compteur : deux-cent-dix kilomètres par heure. Le souvenir suivait son cours et il ignorait le temps qu’il disposait. Ils se trouvaient sur l’autobahn. Son premier réflexe fut de se retourner pour regarder à travers le parebrise teinté. Un motard sur une grosse cylindrée les poursuivait sans peine à bonne distance, la tête plongée dans sa bulle pour limiter les prises d’air. Nightmare ! Il était déjà là ! Ce n’était peut-être qu’une question de secondes !
Il reprit place sur son siège en bouclant instinctivement la ceinture. Les Passeurs ne ressentaient pas les chocs et la douleur à travers les rêves, mais s’il pouvait éviter d’être trop secoué avant que ça dérape, ça l’arrangerait ! Les paroles de Monsieur Prévost attirèrent subitement son attention :
— Avec tout mon respect, je vous le répète encore une fois, mais la HDC devient problématique si ce n’est pas préoccupante ! On leur a laissé trop de liberté à cause de leur chantage ! Nous ne pouvons plus les réprimer. L’influence qu’ils ont gagnée n’est plus contestable !
Alan se décomposa en percevant une pointe d’amertume dans la voix de l’homme. Quoi ? Pourquoi parlait-il de la HDC comme si c’était le Mal ? Et avec qui ? Sans attendre, il se pencha sur la tablette qu’il tenait. Au premier coup d’œil, il comprit que c’était un document qui traitait d’un nouveau parti politique. « Dreamers »… Il resta sceptique, il serait mené par l’ensemble des PDG de la HDC ? Ce document était bien trop formalisé pour provenir d’un quelconque média. Il maitrisait pas trop mal ce point grâce à Hugo. De plus, la société annonçait toujours en interne les évolutions à venir. En tant que Passeur, il appartenait aux plus hautes positions, mais il n’avait pas entendu le moindre mot concernant une entrée dans le milieu politique. C’était même inimaginable ! Tout le monde savait que monsieur Polen considérait ce milieu « corrompu ». Monsieur Prévost continua en devenant presque méprisant :
— Vous connaissez très bien mon avis à ce sujet. Les Dreamers n’auraient jamais dû sortir du complexe. C’est tout à fait évident que le spécimen zéro vit encore et qu’ils l’utilisent pour poursuivre leurs recherches ! Regardez où ils en sont arrivés ! Ils se sont implantés à travers le monde ! Je ferais tout le nécessaire pour les bloquer autant que possible, reprit-il après avoir laissé son interlocuteur répondre. Bien, approuva-t-il après une nouvelle pause. Je vous remercie Chancelier Hartmann.
Chancelier Hartmann ? L’homme qui se trouvait à la tête du pays ? Alan le dévisagea sans comprendre. Il savait que les activités de la HDC ne faisait pas l’unanimité, mais ça ? Il pouvait qualifier ces paroles de complot ! La société œuvrait pourtant avec les autorités et le gouvernement ! Les intonations ne laissaient aucun doute à la véracité des propos tenus, mais le plus dérangeant, c’était : « le spécimen zéro » ? Mais que venait-il d’entendre encore ? Il se gratta nerveusement la tête en se réinstallant. C’était même clairement lié aux PDG, les Dreamers… Était-ce aussi le cas pour le projet Dreams ? se demanda-t-il en s’arrêtant d’un coup. Merde, il commençait à peine son immersion et il se posait déjà des tonnes de questions. Le chauffeur le sortit de ses réflexions en râlant :
— Mais qu’est-ce qu’il fait lui ?
Nightmare ! Il l’avait oublié avec ce qu’il venait d’entendre ! Il se tourna à peine qu’il le vît arriver devant la fenêtre de monsieur Prévost en maintenant sa vitesse. Quand le motard pivota la tête, il révéla son affreux sourire de démon rouge et denté. Puis, il accéléra pour se mettre au niveau du conducteur, assez proche de la portière. L’homme à côté de lui vociféra son ordre :
— Percute-le ! Que cet enfoiré ne se relève pas !
Alan se tétanisa à ces mots. Monsieur Prévost connaissait cet homme et la menace qu’il représentait. Être capable de donner un tel ordre… Sa réflexion se stoppa quand Nightmare sortit son arme. Ce mec était assez cinglé au point de lâcher son guidon d’une main à cette vitesse ? Il tira à plusieurs reprises avant que la fenêtre n’éclate et que le chauffeur soit touché au bras. Sous le choc, l’homme donna un violent coup de volant vers la droite et envoya la voiture contre la glissière de sécurité. Alan s’accrocha immédiatement à tout ce qui tomba sous ses mains en devinant ce qui allait suivre : une terrible succession de tonneaux. Quand le véhicule percuta la rambarde, il se sentit projeté contre sa portière alors qu’il avait resserré sa ceinture. La vitesse et la première collision plièrent la tôle, la voiture passa par-dessus en commençant une folle série.
L’habitacle se comprima autour de lui, les chocs le secouaient dans tous les sens, à en perdre son orientation. Alan se recroquevilla sur lui-même en protégeant au mieux sa tête. C’était un rêve, mais son instinct de survie ne faisait pas la différence. Le temps était devenu affreusement lent, la voiture peinait à arrêter ses tonneaux. Il n’avait pas compté, ça allait trop vite. Durant de longues secondes, il n’entendit qu’un vacarme assourdissant de métal qui se déformait, éclatait, se déchirait… Quand cet enfer s’acheva enfin et qu’ils terminèrent sur le toit du véhicule, Alan mit un instant avant de réaliser que c’était bien le cas. Il se sentait désorienter dans cet espace comprimé et défiguré, mais il reporta aussitôt son regard sur monsieur Prévost. Il se trouvait dans un sale état, sa respiration sifflait, mais il lui semblait encore conscient. Le souvenir ne s’était pas arrêté.
Contrairement à monsieur Wang, son hôte connaissait Nightmare… Et avec de la chance son identité ! En tout cas, il n’était pas le seul français qui mélangeait les langues dans certaines situations… Cet ordre merde ! Il avait en toute conscience ordonné une mise à mort ! Il se frotta nerveusement les yeux. Monsieur Polen lui donnait vraiment des affaires aussi sensibles que foireuses en ce moment.
Le crissement du gravier à l’extérieur le fit revenir à la réalité avec brutalité. Le souvenir n’avait pas atteint à sa fin et surtout, le motard était arrivé à eux. Il chercha une solution pour s’extirper de ce qui restait de la voiture, il devait sortir pour observer de plus près Nightmare.
Alan sursauta à cause de la détonation qui retentit. Le chauffeur ! Il posa immédiatement la main sur le cœur en s’efforçant de le calmer, de retrouver son souffle. Ce n’était pas le moment qu’il commence à faire grimper ses constantes parce qu’il paniquait ! Il savait déjà que cet homme n’avait pas survécu. Cette fois, il ne l’avait pas vu directement… À nouveau, il entendit les pas. À côté de monsieur Prévost, les restes de verres de la fenêtre tombèrent, pousser par une arme à feu. Alan pesta, il n’apercevait que sa main et elle était gantée ! À sa grande surprise, Nightmare vérifia s’il était toujours vivant. Il l’entendit commenter, la voix étouffée dans son casque qui l’empêchait encore de l’identifier de cette manière :
— Ah ! J’ai gagné mon pari avec mon second ! Je savais bien qu’une vieille carne comme vous n’allait pas claquer pour si peu… Fidèle à vous-même, vous donnez des ordres qui amènent la mort. Dommage que votre chauffeur ait hésité sur son coup de volant. On ne m’achève pas comme ça, vous le savez très bien pourtant… Si vous l’aviez réellement souhaité, vous auriez dû le faire il y a quinze ans quand j’étais piégé sur mon Ampli… Enfin ! Je vous dois au moins une chose ! C’est grâce à vous que je suis devenu un Nightmare, que cela m’en déplaise, remarqua-t-il en ricanant. Ne vous en faites pas mon Général, je vais appeler les secours pour qu’ils vous ramassent. Comme ça, vous pourrez montrer le cauchemar que vous avez provoqué au Passeur français qui va gentiment visiter votre tête ! Faites de beaux rêves Robert !
Alan resta pétrifié. Est-ce que Nightmare venait d’insinuer qu’il savait que c’était lui le Passeur en question ? La relation entre les deux hommes n’était plus à prouver, ils se connaissaient depuis quinze ans ! Putain… C’était autre chose qui le préoccupait avec ce qu’il avait entendu. « L’Ampli ». La HDC est la seule détentrice des droits de création et d’utilisation des Amplificateurs. Ce criminel était aussi lié à la société ?
Il se concentra pour se calmer, il se trouvait qu’à la conscience bon sang ! En tout cas, Nightmare lui donnait une autre mission en quelque sorte. Il devait aller le plus loin possible dans le rêve avant qu’on le réveille de force. Quel était ce fameux cauchemar que cachait monsieur Prévost ? Doucement, le souvenir se désagrégea et il se sentit chuter dans le songe. La structure se révélait sensible…