Alan s’installa en passant aussitôt sa ceinture de sécurité et s’empara de sa tablette pour reprendre la rédaction de son compte rendu. Il voulait focaliser son attention sur quelque chose que vraiment boucler son rapport au plus vite possible. Il se stoppa dans son élan en découvrant qu’il avait reçu un nouveau dossier : n006x. La fameuse intervention qui allait à priori l’occuper tout le reste de la semaine… Il regardera ça plus tard et ouvrit son répertoire. Un détail l’étonna dans le planning de l’affaire, l’utilisation de l’Amplificateur n’était pas programmée à son retour. Ça arrivait qu’il fasse plusieurs décharges en même temps, mais là, il voulait vraiment soulager sa mémoire. Il commença sa rédaction, mais très vite, il chercha ses mots. Son esprit demeurait embrouillé. Il ne parvenait pas à prendre le recul requis, au moins pour noter les grandes lignes. En quittant le domaine de la famille Wang, Mateus lui remarqua ironiquement sans le moindre détour :
— Tu es un très bon menteur.
— C’est nécessaire parfois, rétorqua-t-il sèchement sans contredire. Puis j’arrange ou embellis seulement la vérité.
— À mes yeux et par expérience, les menteurs ne font que servir leur propre intérêt.
— C’est vrai, j’ai souvent vu ça. Mais je suis un « Ribes », j’ai vite appris si je voulais m’en sortir, marmonna-t-il en se perdant dans ses pensées.
Mateus devint silencieux et ne releva pas les mots qui lui avaient échappé. Tant mieux. Son regard restait rivé sur la route. Pour sa part, il tenta de se replonger dans son rapport en relisant les notes qu’il déjà avait rédigées. Sa pensée se bloqua quelques minutes plus tard après avoir écrit : « projet Dreams ». Les paroles qu’il avait entendu à ce sujet le glaçaient. Un terme en particulier : hécatombe. Ses connaissances en histoire n’étaient pas mauvaises, mais si une telle chose s’était vraiment produite, cela ne serait pas passé inaperçu… À moins que cela concerne un honteux secret parfaitement dissimulé. Il se frotta les yeux en relevant la tête de son écran, dans quelle merde il avait mis le nez encore ? Cette possibilité ne l’étonnait pas, il en avait déjà vu des belles.
Il décida de passer sur le nouveau dossier. Peut-être qu’il allait réussir à penser à autre chose. La sécurité maximale sur les documents ne le surprit pas, les cinq autres affaires classées x la possédaient aussi. Quand toutes les demandes d’autorisation se validèrent, il se concentra sur sa lecture :
Robert Prévost
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68 ans
Clinique privée, groupe HDC – Berlin, Allemagne
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Victime et rescapé d’une violente sortie route sur une voie rapide sans limitation de vitesse. L’expertise menée par les forces de l’ordre a révélé —— ——————— —————— ————————— —— —————— —— ———— ——————————— La cause de l’accident demeure pour le moment inconnue. Après investigation, —— ————— —————————— — ——— ——————— —— ————————— ———————— —————————— ————————— ————— ——— —————— —— —————————————— ——————— —— ———————— —— ———— ——— ——————— —— immersion spécifique et est en cours de négociation auprès de la HDC Europe.
L’état du patient a été stabilisé en coma artificiel profond, puis ajusté en paradoxal dans le cadre de l’immersion à venir.
aucune donnée connue.
Recherche d’informations, définition en cours.
Intervention urgente avant dégradation totale de la phase paradoxale. D’après les premiers examens, la déstructuration s’est enclenchée. Des données complémentaires à venir.
niveau 5
Alan posa la tablette sur les jambes et bascula la tête en retenant un rire nerveux. C’était quoi ce dossier encore ? Ce n’était pas la première fois qu’il découvrait des mentions censurées avec la nomenclature x, mais là, avec un nom pareil… C’était flagrant que cet homme était français. Alors pourquoi sa nationalité était rayée ? Qui plus est, ça avait tout l’air d’une enquête criminelle. Avec un peu de jugeote, c’était même d’une évidence déconcertante. De plus, seul le gouvernement délivrait des autorisations de profondeur aussi poussée. Le niveau le plus profond d’un rêve avant les Méandres ! Rien que ça ! Le mot complexe devenait faible ! Là, autant dire qu’un nouveau record venait d’être établi.
Il souffla devant l’évidence et se frotta le visage. Il n’était pas en mesure de produire son rapport à chaud. Il avait perdu son sang-froid malgré sa façade. Réfléchir convenablement après le choc de l’immersion se révélait impossible. Il se sentait qu’il allait avoir besoin de temps pour digérer ça. Cependant, il n’avait pas vu son agenda. Il espérait que l’Amplificateur allait le soulager assez, sinon la HDC allait l’envoyer de force consulter un de leurs psychologues. Il sortit de sa poche son téléphone, c’était préférable qu’il planifie maintenant son passage. Il prononça :
— Répertoire professionnel, Abigaïl Rosten.
Il porta l’appareil à son oreille après que l’appel fut enclenché. Mateus lui lança un regard furtif dans son rétroviseur intérieur. Peut-être curieux. Après tout, les Passeurs savaient qu’il adorait lui faire perdre son temps. C’était limite du harcèlement quand il y pensait. À vrai dire, il n’aimait pas spécialement cette femme aussi. Trop… condescendante. Il s’était accroché avec elle la semaine dernière. Simon l’avait appelé à son bureau sans qu’un entretien soit programmé. À son plus grand regret, c’était aussi elle qui gérait tout le planning lié à la machine. Après quelques tonalités, il l’entendit :
— Abigaïl Rosten, HDC Europe, j’écoute.
— Alan Ribes à l’appareil. Je suis en retour d’intervention, j’ai besoin de…
— Vous tenez à programmer vos rendez-vous maintenant ? coupa-t-elle sèchement.
— Planifier une utilisation de l’Amplificateur, termina-t-il en ne cachant pas son agacement. Abigaïl, ça va pas l’faire. Je ne suis pas d’humeur alors on va faire simple, mettez-moi dans le planning de l’Amplificateur dès que possible. J’arrive à Berlin dans moins de trois heures.
— Je ne vous permets pas de me parler ainsi, vous savez très bien que cela peut faire l’objet d’un blâme !
— Un blâme ? rit-il sans se retenir. Monsieur Müller, trouvez-vous mes paroles déplacées ?
— Je m’en cogne complètement, grogna le concerné.
Un blanc passa. Elle ne disait plus rien. Alan supposa qu’elle avait entendu la réponse de Mateus en plus du fait qu’il l’ait cité. Cependant, cette conversation lui tapait aussi sur le système. Il redemanda une nouvelle fois sans cacher sa mauvaise humeur :
— Donnez-moi ce foutu créneau. J’ai autre chose à faire.
— Je ne peux pas vous en fournir aujourd’hui, indiqua-t-elle plus calmement. L’après-midi est complète, le planning est tendu suite à des directives. Par contre, l’utilisation de la machine est bloquée toute la journée demain. Les techniciens doivent passer pour la maintenance et elle vous est exclusivement réservée pour votre intervention à venir. Je possède déjà les documents qui vous permettront de décharger les deux immersions en même temps.
— Fais chier, râla Alan en français avant de lui raccrocher au nez.
Il s’écrasa dans son siège et se concentra sur sa respiration pour tenter d’évacuer son irritation. S’agacer ne servait à rien. Si elle disait qu’elle ne pouvait pas déplacer les créneaux, ça devait être vraiment le cas. Peut-être qu’il pouvait contourner le problème en s’adressant directement à Simon, mais il n’allait pas le déranger pour si peu. Mateus le surveillait de temps à autre dans son rétroviseur intérieur, il devinait qu’il avait son mot à dire, mais pour une fois, il gardait le silence. Ce n’était pas plus mal. Depuis quand ne s’était-il pas énervé de la sorte ? se demanda-t-il en se frottant les yeux. Il détestait que cet aspect de lui apparaisse. Il avait changé. Il n’était pas comme « eux ». Vivement le retour d’Ayana, elle avait le don de l’adoucir sans même s’en rendre compte. Il porta ses doigts comme s’il tenait une cigarette sans réfléchir et il claqua la langue de contrariété en remarquant son geste. Avec le plus de diplomatie possible, il demanda à Mateus :
— Pouvons-nous nous arrêter à une aire de repos ? Je veux de fumer pour me calmer et acheter une cartouche. Ah, vous pouvez me déposer chez moi aussi…
— Pas de besoin de le préciser, c’était déjà prévu. J’aurais adoré voir la tête d’Abigaïl tout à l’heure, mais je vous déconseille fortement de me refaire le coup, grogna-t-il sèchement. Dès que je trouve une aire assez grande, je fais un arrêt… C’est bien la première fois que je t’entends t’énerver après quelqu’un.
— Vous me connaissez mal, rétorqua-t-il en regardant ce qui lui restait dans son étui. J’ai juste appris à masquer ma colère… Mes nerfs sont rarement à vif comme ça. Forcément, ça ressort. Je vendrais ma mère sans aucun remords pour m’en soulager, échappa-t-il.
— Crois-moi ou non, mais la colère, ça me connait, murmura Mateus. On ne dit pas plutôt que les mères, c’est sacré ? ironisa-t-il aussitôt.
— Il parait ouais, mais c’est pas donné à tout le monde, commenta Alan avec amertume.
— Le contraire serait bien trop beau, les cauchemars existeront toujours.
Alan reporta son regard sur son chauffeur, surpris que cette armoire à glace puisse faire preuve d’un semblant de philosophie. Cependant, il trouvait ses mots trop bien choisis vu ce qu’il venait de vivre. En plus, il ne pouvait pas le contredire. Derrière chaque rêve, aussi beau soit-il, se cachait un cauchemar. Ça ressemblait aux paroles de Nightmare durant son immersion maintenant qu’il se faisait la réflexion… Il chassa vivement ses pensées en observant dehors. Pour l’instant, tout ce dont il avait envie, c’était de fumer une clope. Ou plusieurs. Il allait trouver le temps affreusement long jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent…