Après trois heures de route avec toute une section sur autobahn à une vitesse glaçante signée Mateus, Alan commença à comprendre leur destination. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la ville de Stendal, la tour européenne que les Dreamers avait construit fendait le paysage et le ciel. Si gigantesque alors qu’ils se trouvaient encore à une bonne centaine de kilomètres de celle-ci. Hallucinant… Jusqu’à maintenant, il n’avait jamais réalisé l’ampleur de l’édifice. Pourtant, il avait entendu à quel point ce bâtiment se révélait titanesque et hors norme. Elle était terminée ? Ce dernier temps, il avait été trop préoccupé pour suivre son évolution. Il ne s’en tenait qu’au strict nécessaire. À côté de lui, Ayana s’étonna :
— C’est pour l’inauguration de la tour que nous sommes convoqués ?
— C’est ça, répondit Mateus sans plus de précision.
C’était pour ça que la Passeuse américaine dont parlait sa femme l’était aussi en pleine nuit ? Il restait sceptique. Ça l’agaçait de ne pas comprendre. En tout cas, il devait l’admettre, il était bluffé. L’édifice à l’allure futuriste et à l’aspect de verre s’avérait tout bonnement gigantesque. Tout ce qu’il avait vu en reportage ne lui avait pas donné ce sentiment, même quand des chiffres étaient cités. Tout semblait peu crédible… Et pourtant !
Lorsqu’ils arrivèrent au pied de la tour, Alan leva la tête à s’en faire mal au cou. Elle était si haute, que son sommet se perdait dans les quelques nuages bas qui erraient dans le ciel. Il se retourna vers Ayana qui sortait de la voiture après lui avoir donné sa canne. Il lui offrit son bras tandis qu’elle réagissait comme lui. En regardant un peu autour de lui, il remarqua une bonne cinquantaine de véhicules déjà présente. Il vit Mateus descendre à son tour en enfilant sa veste caractéristique et leur présenta l’entrée de la main en précisant :
— Je vous accompagne, vous êtes les derniers arrivés.
Ils suivirent sa directive en silence, trop impressionné par ce qu’ils découvraient. Si tous les étages se révélaient aussi vastes, il ne serait pas étonné que la tour puisse vraiment accueillir quelques millions de personnes… Il s’aggrava en même temps que sa gorge serra, seulement quelques millions. Il réalisait que c’était loin d’être suffisant pour abriter la population européenne comme le promettaient les Dreamers depuis plusieurs années.
En entrant dans l’immense hall, un terrible sentiment de vide le tirailla. Rien. Vraiment rien ! Pas un semblant de vie, de mobilier, juste une large colonne de métal au centre. Aucune activité n’était prévue à ce niveau de toute évidence. Alan devina qu’il s’agissait des ascenseurs en s’approchant de la structure. C’était très certainement le point névralgique de l’édifice. Sans lui, personne n’entrait ou ne sortait… Comme une prison, se glaça Alan en émettant cette réflexion. Sa sensation de piège ne faisait que s’intensifier en suivant Mateus jusqu’aux portes du plus grand accès.
Lorsqu’il le pénétra avec Ayana, il eut l’impression qu’il ressemblait davantage à un monte-charge réagencé tant la cage était large. Mateus s’orienta vers le panneau d’affichage qui s’alluma. Pendant un instant, Alan resta admiratif. Ce n’était pas qu’une série de chiffres, mais une représentation de l’édifice lui-même. L’agent pressa sur une zone au centre et les portes se refermèrent derrière eux. Alan sentit un léger mouvement de suspension et au fur et à mesure, la vitesse que prit la cage pour s’élever. La sensation que ses pieds étaient scotchés au sol était déstabilisante. Après quelques secondes, Alan décida de prendre appui contre la paroi, cette étrange gravité perturbait son équilibre. Ses yeux croisèrent ceux de Mateus qui se foutait ouvertement de lui en silence, il manquait plus qu’il se mette à rire ! pesta-t-il en serrant des dents.
Une petite sonnerie retentit en le surprenant avec sa femme. Ils eurent tous les deux le réflexe de vérifier leur téléphone bien que ni l’un ni l’autre ne possédait cette sonnerie. Avec étonnement, Alan regarda Mateus sortir de sa veste une tablette qui variait en couleur, rouge et orange… C’était elle qui avait émis du son ? Mais elle n’était pas encore complètement au point pour contenir cette fonction ! Et depuis quand Mateus en détenait une ? Non sans abandonner son sourire mesquin, il l’utilisa pour écrire quelque chose et les nuances disparurent. Si c’était comme la sienne, c’était une notification prioritaire.
Alan sentit le mouvement d’élévation s’atténuer sous ses pieds avant de se stopper totalement. Il se redressa en s’assurant que son équilibre n’allait pas lui fausser compagnie. Les portes s’ouvrirent et il découvrit le monde qui se tenait au loin dans un vaste espace lumineux. À nouveau, Mateus leur fit signe de la main pour leur présenter leur direction :
— Je vous prie…
Sa demande, qui ressemblait plus à un ordre, fut accompagnée d’une profonde variation d’énergie qui les poussa à se mettre en marche. Ayana tira davantage Alan pour qu’il avance plus vite. Il resta interdit alors que sa démarche devint automatique. Sa femme côtoyait souvent des Dreamers et leur garde, et pourtant, c’était elle qui réagissait le plus. Encore une fois, rien n’allait dans ce rassemblement. Il connaissait le passé de la HDC, mais son futur s’avérait tout simplement obscur à ses yeux.
Alors qu’ils se dirigeaient tous les deux vers la foule qui avait reporté son attention sur eux, Alan entendit de longs bips dans son dos. Ceux-là, ils les reconnaissaient ! Alan se retourna vivement et il découvrit la mine victorieuse de Mateus, sa tablette toujours en main. Derrière lui, les différents ascenseurs s’étaient bloqués d’après la croix sur l’affichage ! Ils étaient tous piégés ! Son intense regard les intimait au silence et avec une angoisse qui montait en lui, il rejoignit avec Ayana les Passeurs qui se trouvaient là. Il remarquait la présence de nombreux hommes de sécurité qui les encerclait… Ayana lui souffla alors qu’ils reprenaient leur chemin :
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Mateus ne s’est jamais montré aussi glaçant.
— Je ne sais pas, admit-il d’un souffle.
Tous les Passeurs de la branche européenne étaient là, estima-t-il en balayant l’espace du regard. Il reconnaissait également de nombreux haut membre de l’administration et différent responsable de service. Cependant, un affreux et pesant silence régnait, à l’égal des visages marqués par l’incompréhension. Tout le monde fut pris de court lorsque les grandes baies vitrées se teintèrent de gris clair avec comme fond le logo de la HDC. Alan déglutit, le système qui se trouvait dans l’une des salles de réunion du siège était généralisé sur l’ensemble des fenêtres ? Tout autour de lui, ce motif se répétait… Il devint blême quand Simon apparut en le remplaçant. Alan reconnaissait ce regard furieux et cette expression dure, c’était même pire que la dernière fois qu’il l’avait affronté au sujet du projet Dreams.
Subitement, des téléphones se mirent à retentir ici et là, dont le sien. De plus en plus, les sonneries se levèrent devinrent assourdissantes. Que se passait-il ? En prenant le sien, il découvrit qu’il n’avait plus aucun réseau, mais qu’Hugo l’avait appelé et envoyé un message avant que ça coupe. Ce qu’il lut en l’ouvrant le terrifia profondément :
— Al’ ! C’est quoi ce foutoir ? Les Dreamers ont piraté tous les canaux de communication ! Pas seulement en Europe ! PARTOUT !
— Alan ! C’est pareil aux États-Unis ! alerta Ayana à côté de lui avec les yeux rivés sur son téléphone.
— Mais putain ! Qu’est-ce qu’il se passe ? siffla-t-il en reportant son regard sur Simon.
Derrière lui, il put entendre qu’un vent de panique était en train de se lever. À droite et à gauche, il voyait des personnes tenter d’appeler en vain. Le réseau était hors service. Un blackout, réalisa Alan en peinant à garder son sang-froid. La seule diffusion existante, c’était celle des Dreamers… La voix claire et dure de Simon résonna d’un coup, telle une sentence :
— Durant de nombreuses années, nous avons alerté et démontré la corruption qui règne sur notre monde ! Gouvernements, multinationales, armées, organisations criminelles… Malgré nos actions, rien n’a changé. Pire, ils essaient de nous faire taire, peu importe les moyens utilisés !
Alan reporta son regard sur l’homme dont le reflet se répétait tout autour de lui. Chacun de ses mots ne le surprenait pas car il connaissait l’envers du décor du Projet Dreams et une partie de son présent. En revanche, là, il venait de jeter un grand seau d’eau glacé sur tous ceux qui l’écoutaient. Il tendit l’oreille attentivement :
— Avant même les Dreamers naissent, la HDC a vu le jour pour préserver et faire des recherches au sujet des songes… Mais pourquoi sont-ils subitement apparus durant la pandémie des années 2020 alors que l’homme rêve depuis des millénaires ?
Alan blêmit en entendant cette question, anodine et pourtant terrible. Cette interrogation et ses vérités qui l’avaient réduit au silence… Est-ce qu’il comptait vraiment dévoiler le projet Dreams, là, comme ça, en paralysant le monde ? Il resserra les doigts sur sa canne lorsque Simon commença à répondre :
— Vers les années 2015, un programme militaire a vu le jour dans l’unique but de pouvoir réagir aux hypothétiques futures guerres qui pourraient éclater. Déjà à cette époque, une paix durable était tout simplement inenvisageable ! À mon plus grand regret, comme tous mes pairs, j’ai été contraint d’y participer en tant que chercheur ! De nos travaux naquirent l’Amplificateur et le gène D… Oui ! Ce fameux gène qui fait que nous pouvons devenir de véritables rêveurs et pour une poignée d’entre nous, des Passeurs ou des Visiteurs !
Oh putain, déglutit Alan avec difficulté. Simon était vraiment décidé de tout balancer ! Pourquoi ? Il savait très bien que le monde n’était pas prêt pour entendre ça ! À l’échelle à laquelle il était en train de tout révéler, sans compter les autres Dreamers éparpillés à travers le globe qui devait faire de même, ça n’allait générer qu’un immense chaos ! De plus, c’était une première qu’ils admettent qu’il n’y avait pas que les Passeurs qui exploitent leur variance ! La dénomination qui suivit le pétrifia, il avait osé la prononcer :
— Tel qu’il a été nommé, Le projet Dreams est classé secret gouvernemental pour chaque pays initiateur… Vingt-sept pour être exact ! L’union Européenne entière ! Puis, au vu des résultats que nous démontrions, la décision de le diffuser à l’échelle mondiale a été prise sans consulter les principaux concernés : vous ! Comment me direz-vous ? Et bien en jouant sur votre instinct de survie qui vous a tous poussé vers la vaccination durant la pandémie ! tonna-t-il d’un ton irrévocable. Nous étions des chercheurs, ingénieurs, biologistes et même soldats, mais aucun d’entre nous ne voulions ça ! tempêta-t-il à nouveau. Si vous pensez que chacun de mes mots n’est que fabulation, allez donc voir les sites de la HDC ! Nous les avons mis à jour et vous trouverez tout ! Dix ans de travaux et de rapport en tout genre !
Alan s’empressa de reprendre son téléphone, sceptique. Comment pouvaient-ils si le réseau… Depuis quand la wifi était activé ? remarqua-t-il soudainement. Il ne chercha pas à comprendre et se rendit sur les sites en question. Il n’arrivait pas à croire que les Dreamers osaient divulguer tout ce que Josh s’était donné un mal fou à obtenir. Non sans quelques difficultés pour afficher la page, il trouva diverses listes de fichiers classés dans le temps. Le pire, c’était qu’ils avaient le culot de mettre un compteur de téléchargement pour chacun d’entre eux ! Voir ces chiffres augmenter s’avérait terrifiant à ses yeux. Il y avait un détail en particulier qui le dérangeait…
— Je possède une variance que je me suis interdit d’utiliser depuis ce fiasco, reprit Simon d’un air grave. Vous le savez, avec John Carter, nous sommes les créateurs de l’Amplificateur. En vérité, nous n’avons pas eu le choix. Cette machine reproduit ma capacité à immerger des personnes sans variance dans un rêve ! Plus précisément dans un songe artificiel qui permettait de simuler un champ de bataille tout en pouvant supporter une charge phénoménale… Plus ! Toujours plus ! martela-t-il. Surentrainer des armées entières en un temps record ! Tel était la direction que l’on nous imposait !
Simon déformait la vérité ! C’était ce qu’il était en train de déduire en lisant les noms des fichiers ! Une majeure partie d’entre eux devait être falsifiée ! Il ne comptait absolument pas aborder le cœur même du projet Dreams : le spécimen zéro ! Cependant, à travers ses demi-mensonges, monsieur Polen restait juste dans les révélations qu’il jetait au monde :
— Pour une opération de grande envergure, pas moins de deux-cent-cinquante-mille soldats étaient installés sur ce maudit réseau ! Plus toujours plus ! répéta-t-il avec force. Nous faisions partie de ce nombre ! Nous n’avions pas le choix, nous devions participer à cette funeste campagne pour toujours plus approfondir nos observations et nos recherches !
Alan restait tétanisé. Hormis les mensonges qui se mêlaient à la vérité, il était terrifié par les mots de Simon. Il n’était plus le PDG maitrisé de la HDC, mais l’ingénieur qui avait subi cet enfer. Alan n’arrivait pas à réaliser qu’il possédait une telle facette bien qu’il connaissait en détail l’histoire du projet Dreams… Enfin presque. Tout, sauf ce qui s’était passé dans le rêve du spécimen zéro. Simon, même en faisant preuve d’un calme légendaire, révélait une fureur terrifiante. Comme si celle-ci ne lui appartenait pas tout à fait… Son ton s’apaisa, mais sa mine s’assombrit davantage. Sa voix vibra d’une douleur honnête :
— Le 18 janvier 2025 restera à jamais le jour le plus funeste de ma vie… La source du système est devenue incontrôlable alors que toute une armée se trouvait immergée dans un rêve défiant la logique. Le réseau a saturé et surchargé malgré tout le travail de sécurité que nous avions fait. Si nous savons comment les Méandres existent et à quoi ils peuvent ressembler, c’est parce que ce rêve artificiel nous a tous happés… Ce… Ce fut une véritable hécatombe, avoua-t-il d’une voix blanche. La maigre poignée de rescapés n’est d’autres que nous, les Dreamers, mais aussi les Nightmares… Nos âmes, nos cœurs, nos corps sont à jamais marqués par cet enfer que nous avons subi.
Alan entendit des murmures se lever autour de lui alors qu’il restait gravement suspendu aux paroles de Simon. « Les Nightmares », il l’avait dit ! Il s’associait à eux en prononçant ses mots et surtout révélait qu’il n’y en avait pas qu’un comme tout le monde l’imaginait ! Ayana était bien celle qui demeurait la plus sidérée à ce sujet. Elle avait passé tant d’années à essayer d’en débusquer, ne serait-ce qu’un seul d’entre eux. Les paroles de monsieur Polen reprirent leur intensité :
— Abandonnés et laissés pour morts, les gouvernements ont tout fait pour étouffer ce fiasco total, mais ils n’ont pas réussi à nous effacer ! Pourquoi les partis politiques s’attaquaient-ils anormalement à nous ? Pourquoi le Méridien ciblait-elle les Passeurs ? Pourquoi pouvions-nous manipuler cette société sans la moindre peine ? Et bien maintenant, vous le savez ! Nous sommes une menace pour eux et leur silence corrompu ! Que de belles paroles, pouvez-vous penser… C’est vrai, je serais même le premier à le dire ! admit-il avec une étrange conviction. En revanche, les souvenirs sauvegardés par un Amplificateur ne peuvent pas être falsifiés ! J’ai mis un point d’honneur sur ce détail lors de sa conception ! Regardez les miens ainsi que ceux que nous avons récoltés au fil des années pour étayer nos propos ! Regardez la vérité en face !
Simon disparut de l’écran et tout s’assombrit subitement. Alan observa autour de lui sans comprendre. Des souvenirs ? Il bafouait toutes les règles qu’imposait la HDC avec les informations que récupérait la machine ! L’image se précisa, l’environnement était métallique et froid. La vue se situait en hauteur et donnait une vision sur un vaste espace… C’étaient des Amplificateurs qu’il discernait à perte de vue ?