Ce n’est finalement qu’en milieu d’après-midi que nous réussîmes à rentrer chez Ishmail. Le temps de prévenir tout le monde et d’organiser la fermeture, les renforts appelés par Elijah Duchesne étaient arrivés et Ishmail, en tant que responsable du jour au vu de l’absence de Neera, les avait accueillis et dirigés comme il se devait. Bientôt, ce furent les autorités compétentes qui prirent le relais, installant les scellés jaunes autour de la salle d’exposition et de réception, les flics chargés de la surveillance de la zone se postant dans les lieux stratégiques.
De voir le Centre transformé en une scène de crime faisait naître une vive émotion pour tout le public. D’un endroit convivial et accueillant, symbole d’esprit d’ouverture sur la Nature, le voici devenu synonyme de mort et de tragédie. De ma place dans le pick-up, attendant le conducteur, j’observais, accoudée à ma fenêtre. Les voitures disparaissaient peu à peu, ne restaient que celles des unités du shérif. La foule s’éparpillait et il n’y eut bientôt plus personne.
Ce lieu qui avait représenté un endroit de rêve pour quelqu’un comme moi n’avait au final révélé qu’un horrible cauchemar. Je ne pouvais m’empêcher de penser que de tout le Parc, c’était le dernier bastion humain qui était souillé par le crime au beau milieu de la Nature dans toute sa gloire. Les sommets alentour toisaient les petites créatures viles que nous étions. Ils étaient imperturbables avec leur chapeau d’un blanc immaculé, alors que nous nous débattions pour chasser le Mal de ce lieu sacré, nous laissant faire tout le travail. Mais n’était-ce pas le rôle des Ebeds d’être leurs Gardiens ? Je respirai encore une fois l’air pur et froid, aussi tranchant qu’un rasoir pour des poumons trop habitués à la pollution de la ville pour leur propre bien. Je regardai s’agiter les dernières silhouettes sur le parking avant de fermer mes paupières pour me focaliser sur les odeurs et les bruits.
J’étais douloureusement consciente d’avoir tant inhibé mes sens qu’ils s’en trouvaient royalement affaiblis. J’avais eu besoin de toute ma concentration pour discerner cette odeur de sang, alors qu’Elijah et Ishmail, une fois dans la bonne direction, l’avaient repérée sans problème. Et il n’était pas normal non plus d’avoir son odorat complètement hors-jeu dès qu’une forte émanation faisait son apparition.
Depuis ma fugue, je pensais que taire cette partie de moi allait me sauver de la folie. Je m’étais presque coupée en deux, m’arrachant la moitié de mon âme pour survivre. Avait-ce été le bon choix ? Je n’en étais plus sûre. Peut-être n’aurai-je pas été au bord de la démence si je m’étais laissée aller pleinement.
Je me rendais compte qu’à présent que j’étais au pied du mur, que je ne pouvais plus fuir mon destin, je le regardais calmement venir à moi. Je n’avais plus que quelques jours devant moi probablement, mais j’allais pouvoir les vivre entièrement.
J’aimais l’odeur du pin et le bruissement du vent dans les branches. Il chantait si bien. Les pépiements des oiseaux et les couinements des écureuils l’accompagnaient, ajoutant un instrument de plus à la symphonie si mélodieuse de notre planète. Là-bas, une percussion de neige qui tombait au sol, ou par ici, le craquement d’une brindille sous le pas d’un cerf recherchant quelque écorce à se mettre sous la dent. C’était beau. C’était paisible. C’était une partie de moi. Celle que je refusais de laisser s’exprimer.
Je n’étais pas guérie de ma lente descente aux enfers mentale. Après tout, je parlais à ma sœur décédée qui me répondait si bien, mais si je devais être exécutée, au moins avais-je trouvé un apaisement ici. J’accepterai le verdict, quel qu’il soit.
— En pleine réflexion Lockwood ? m’interrogea Ishmail en ouvrant la portière du côté conducteur.
Je ne pris pas la peine de me tourner vers lui et restai ainsi, la tête appuyée dans ma main, les yeux fermés, me laissant envahir par son odeur de menthe qui venait taquiner mes narines. C’était pratique pour savoir qui s’approchait de vous, même si le bruit de ses pas avait également été un bon indice aussi.
— J’essayais en tout cas, marmonnai-je, car ma bouche ne pouvait pas tant articuler avec mes doigts contre mes lèvres. J’écoutais les bruits. Ça fait du bien.
Il hocha imperceptiblement la tête avant de se hisser à sa place devant le volant.
— Prête pour le retour ?
— J’ai mis les affaires personnelles de Sara dans le coffre, acquiesçai-je. Ainsi que la carte. Je n’aimerais pas que certains individus réduisent à néant son travail.
— On regardera ça plus en détail à la maison, m’avisa-t-il en faisant démarrer le moteur.
Je restai quelques instants silencieuse, pensive. J’avais du mal à croire que nous approchions de la fin. Que bientôt justice serait rendue à Sara et qu’elle pourrait reposer en paix. Enfin, non. Pour être honnête, Sara ne ressentait plus rien. C’était moi qui retrouverais une quiétude sereine à savoir que le coupable allait payer pour son crime. Peut-être pourrais-je aller de l’avant. Peut-être sortirais-je vraiment du gouffre dans lequel je me trouvais. Et si j’étais optimiste, peut-être à temps pour ne pas être exécutée.
Je ne savais pas si le processus qui transformait les Ebeds en Solitaires était réversible, tant le sujet était méconnu et tabou, mais ça valait la peine d’essayer. Pour moi, cela pouvait tout changer.
La route d’asphalte défilait sous les roues du Toyota et la lumière grisâtre rendait les pins qui la bordaient plutôt lugubres. Nous étions midi passé et nous avions pourtant l’impression d’être en fin de journée. Quittant mes pensées un peu trop joyeuses, je tournai mon regard sur le profil de mon nouveau colocataire. Il gardait les yeux sur le chemin et conservait une allure modérée, trop conscient qu’un animal pouvait traverser à tout instant, trop conscient que tout pouvait déraper en un instant, et ce, malgré la belle ligne droite qui s’étendait devant nous.
Les longues mèches d’Ishmail ne pouvaient guère cacher l’énorme cicatrice qui parcourait son côté droit et disparaissait sous son pull qu’il avait remis depuis que nous étions sortis du Centre. Ruben avait parlé d’attaque de grizzli, pourtant je n’en devinai pas le pourtour, bien que je ne sois pas experte en gros nounours, loin de là. Et à priori, Ruben non plus. En tant que Ranger dans un pays d’ours, c’était un peu la loose… Mais cela voulait aussi dire que les Ebeds du Collectif n’étaient pas forcément au courant de la véritable nature de l’accident qui avait failli coûter la vie à mon compatriote. Je ne digérais toujours pas cette révélation : Ruben était un Ebed et me l’avait sciemment caché. Pire encore, il savait comment me le cacher. Je me sentais comme la dernière des idiotes derrière mes handicaps. J’émis un grognement de désappointement, ressassant ces récentes découvertes.
— Contrariée, Lockwood ? s’enquérit mon conducteur en m’entendant.
— Un peu, admis-je, en me tortillant sur mon siège, cherchant une position plus confortable. J’ai appris aujourd’hui que Ruben était un Ebed.
Je vis Ishmail froncer les sourcils, essayant de suivre mes pensées.
— Tu ne le savais pas ? Je croyais qu’il venait t’acheter des pâtisseries dernièrement pourtant.
— Ce n’est pas si grave, j’imagine, poursuivis-je en secouant la tête. Chaque fois qu’il se pointait, il sentait atrocement l’Eau de Cologne, je ne sais pour quelle raison, mais ça grillait mon odorat.
Je finis ma phrase par une grimace. Je n’étais pas fière d’avoir rendu mes capacités si faibles, mais ça avait été ma seule réponse pour survivre alors. Et j’étais toujours un peu confuse des considérations qui avaient poussé Ruben à me cacher sa nature. Ishmail ne réagit pas tout de suite, cherchant probablement quelques arguments sensés. Sa voix était encore éraillée quand il reprit la parole.
— Ruben n’est pas très sûr de lui, peut-être l’intimidais-tu en étant toi.
— Comment ça en « étant moi » ? m’offusquai-je. En plus, en tant que vendeuse, je suis super agréable !
Il éclata de rire. Je fus surprise du bond que fit alors mon cœur dans ma poitrine en entendant le son rauque, mais rempli de joie simple qu’il produisit. Résultat, mon organe se mit à battre d’autant plus fort.
— Je n’en doute pas, mais lui ne te voit pas seulement en tant que vendeuse. Ne sais-tu donc pas que tu peux être impressionnante en tant qu’Ebède ?