Micaiah était nerveuse et rajusta une ou deux roses qui s’échappaient des tresses compliquées que Noah s’était échiné à faire. Leur parfum suave lui montait à la tête, sa sœur les ayant spécifiquement choisies ainsi, au cas où l’odeur de Noah entremêlée à la sienne se dissiperait au fur et à mesure de la journée. Bien que ce fut improbable, mais sa jumelle voulait être certaine que rien ne viendrait semer le doute dans l’esprit de qui que ce soit.

Une fois que sa sœur avait vérifié sa tenue une énième fois, elle s’était éclipsée, laissant Micaiah interpréter son rôle. La première partie s’était bien passée. Personne n’avait rien remarqué dans l’effervescence des festivités, et Micaiah devait bien l’admettre, ça avait été agréable de préparer avec ses compagnes Ebèdes les rubans du mât d’été. Puis, tout s’était enchaîné. Les premiers touristes les avaient cernées alors que l’énorme poteau était mis en place, et elles avaient dû danser ensemble dans leur robe blanche fleurie sur le rythme ancien des percussions jouées par les jeunes hommes du Cercle.

Et puis… elle avait pris un malin plaisir à torturer Aaron. Cela faisait quelque temps que Noah sortait avec Ishmail, et Micaiah n’avait pas tardé à remarquer qu’Aaron la couvait du regard. D’un regard possessif, jaloux et plein de désir. De ce fait, elle s’était moquée de lui, le lorgnant puis l’ignorant ostensiblement. Elle savait que cela rendait fou ce type imbu de lui-même choyé par tout le Cercle depuis son plus jeune âge. Elle voulait qu’il se sente tel qu’il traitait les autres : un ver de terre rampant, prêt à se faire écraser par une plus grande existence. Ce plaisir cruel valait bien toutes les fois où elle avait dû ravaler une remarque acerbe, se rappelant que Noah babillait gaiement et poliment avec leurs semblables, distribuant sourires et œillades à tous les mâles qui venaient l’aborder. Sauf à Aaron. C’était peut-être le plan de sa jumelle de la laisser le tourmenter ainsi.

Mais les choses sérieuses commençaient. À présent que les danses rituelles étaient terminées, elle était livrée à elle-même dans la foule mêlée d’Ebeds, d’humains et de touristes qui ne cessaient de la prendre en photo dans sa tenue traditionnelle. Noah avait été claire sur son planning. Elle avait prévu de retrouver Ishmail pour manger avec lui le midi et Micaiah ne pouvait s’empêcher de se sentir à fleur de peau. Elle serrait entre ses mains sa jupe blanche diaphane, cherchant la haute silhouette du jeune homme. Ils s’étaient donné rendez-vous près du stand à barbe à papa et le sucre lui chatouillait le nez. Le cœur de l’adolescente battait furieusement dans sa poitrine. Quand Micaiah était elle-même, Ishmail la traitait… comme une nuisance nécessaire, dont on ne pouvait se débarrasser, et tout se terminait en joutes verbales entre eux deux. Là… ça allait être différent. Il appelait Noah par son prénom. Il sortait avec elle. Il la considérait avec honneur et politesse. Qu'allait-elle ressentir ainsi cajolée sous son regard et par ses mains ? La jeune fille rougit, n’arrivant guère à imaginer tous ces élans tendres venant de son camarade Ebed. Allait-elle se sentir désirée, respectée ? Et pas comme la petite peste pénible qu’il fallait se coltiner pour le bien de tous ? Cependant, une ombre plomba ses pensées romanesques. Ishmail allait la traiter comme une personne normale… parce qu’elle serait Noah pour lui. Et pas Micaiah. Qui souhaiterait d’elle telle qu’elle était ? Une Ebède avec une tare.

— Hey.

La jeune fille leva brusquement la tête à la voix grave et rauque qui voulait attirer son attention et vida d’un coup tout l’air de ses poumons. Il était là. Ses joues prirent un ou deux degrés de plus tandis qu’elle regardait, avide, l’adolescent qui se tenait devant elle. Ses mèches noires un peu folles avaient été légèrement disciplinées, alors que sa tenue traditionnelle, une grande chemise blanche tout aussi vaporeuse que sa robe et un pantalon de laine bleue, mettait en valeur sa silhouette fine et musclée. Une large ceinture qu’il avait choisie rouge pour aller avec ses yeux complétait le costume. Le sang tambourinait à ses tempes alors qu’elle le détaillait et inspirait la menthe et le musc mêlés qu’Ishmail dégageait. Elle ne réagissait pas à la Dominance, mais ça… ça la rendait toute chose. Allons bon, reprends-toi Micaiah ! Que dirait Noah ? Noah était habituée à flirter et voir les garçons se mettre en quatre pour elle, c’était la routine !

— Whoa, la tunique te va bien, Ishmail. Tu es très élégant.

Forçant ses mains à lâcher sa robe, elle ne put s’empêcher de les triturer l’une et l’autre, jusqu’à ce que le jeune homme pose la sienne dessus.

— Toi aussi, fit-il, acceptant le compliment avec modestie.

Puis, il remit de quelques doigts une rose blanche qui s’entêtait à s’échapper de sa couronne, alors que ses yeux inquisiteurs scrutaient les détails des broderies de sa tenue.

— Mais quelques aubépines auraient vraiment bien complété l’ensemble.

Les paupières de Micaiah battirent sous l’effet de la surprise. Pourquoi ? voulut-elle demander. Mais ça n’aurait pas ressemblé à Noah, toujours sûre de chacun de ses choix.

— J’y réfléchirai pour la prochaine fois, finit-elle par répondre en haussant les épaules, balayant d’un geste anodin cette remarque qu’elle trouvait fort intime, de celles qui faisaient pulser le sang à l’intérieur.

— La prochaine fois, lui rétorqua le jeune homme en baissant la tête pour pouvoir murmurer à son oreille le plus bas possible, ce serait mieux de venir en étant toi-même, Lockwood.

Micaiah se figea en entendant son nom de famille. Il savait. Il savait qu’elle n’était pas Noah. C’était l’angoisse ! Tout devint flou autour d’elle. Noah avait bien spécifié que personne ne devait savoir. Comment allait-elle faire ? Aucune chance qu’Ishmail joue le jeu bien gentiment. Il ne résisterait jamais à la tentation de l’asticoter. Et elle. Elle non plus ne résisterait pas à l’envie de lui répondre vertement. Elle devint sourde aux bruits de la fête, aveugle aux couleurs des échoppes et autres barnums, rendue muette par la panique.

— Tout va bien, Lockwood ? demanda un Ishmail concerné et dérouté par l’effroi qui avait pris sa compagne Ebède.

Micaiah secoua la tête, les mains tirant sur les mèches échappées, enfermée dans sa peur et ses appréhensions, terrifiée par son manquement à la promesse que sa sœur lui avait arrachée. Même ça, elle n’arrivait pas à la tenir jusqu’au bout.

— Je dois partir, parvint-elle à balbutier. C’est mieux pour tout le monde.

La fuite. Une évidence. Bien sûr. Personne ne saurait qu’elle n’était pas Noah si elle n’était plus là. Et tout le Cercle l’avait vue en train de danser. Le contrat était rempli. Pour le bien de tous et de Noah.

— Quoi ? balbutia le jeune homme à côté d’elle, sans comprendre grand-chose à ce qu’il se passait.

— Je dois partir, répéta l’adolescente sans le regarder dans les yeux. Ne dis rien.

Et sans perdre plus de temps, elle s’échappa de sa main, qui laissait encore une marque chaude sur son épaule et s’enfuit à travers la foule, disparaissant et se fondant dans les ombres. Pour le bien de tous, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire, et le mieux que l’on pouvait attendre d’elle.