— Allez, crache le morceau. Dis-moi qu’est-ce qui devrait me faire prendre la fuite.
Mes doigts tapotaient le bar. Il était fait en bois lui aussi, mais recouvert d’une couche de vernis, le rendant facilement lavable et résistant à bien des accidents de cuisine. Ça aurait pu être un travail commandé à mon père.
Il poussa un profond soupir, me servant le café fumant et parfumé. Je me laissai envelopper dans cette odeur rassurante.
— Zach m’a appelé. Elle a entendu parler de tes petits exploits avec Duchesne. Résultat, elle passe ce soir nous voir.
Un long frisson remonta le long de ma colonne vertébrale. Dans un coin de ma tête, ma sœur commença à s’agiter, sa voix prenant plus de force, me chuchotant de fuir. J’inspirai profondément le fumet de ma boisson chaude, me donnant une contenance, me maîtrisant. Ishmail observait très attentivement ma réaction face à cette nouvelle dérangeante. J’étais en danger. J’étais à découvert. Mes paumes se resserrèrent sur ma tasse jusqu’à se brûler.
— C’est parce qu’elle a été impressionnée et qu’elle veut que je lui donne des leçons, ou c’est pour me taper sur les doigts de ne pas avoir obéi à son petit soldat valeureux qui ne respecte pas les règles ?
J’avais réussi à prendre un ton nonchalant. Noah était sous contrôle encore. Je monitorai les battements de mon cœur pour ne pas céder à la panique. Une pulsation, un temps de repos, une autre pulsation. Pour le moment, tout allait bien. Ishmail se détendit, me voyant adopter une attitude bravache.
— Aucune idée. Mais dans tous les cas, tu es en sécurité ici. Même la Matriarche ne me provoquera pas sur mon territoire, répondit-il, les mains dans les poches.
Il avait l’air si sûr de lui. Mes muscles se relâchèrent, la tension s’évanouit, et, coude posé sur la table, j’appuyai ma tête sur mon poing, le regardant. C’en était bizarre. Il suffisait qu’on s’entraîne l’un et l’autre dans des phrases piquantes et je-m’en-foutiste pour que nous en ressentions un effet salvateur. Mon stress s’était apaisé, mais celui d’Ishmail aussi. Il en avait été toujours ainsi.
Je savourai la ligne de ses larges épaules — vraiment, quelle idée de prendre tant de carrure depuis ! et remontai jusqu’à son visage. L'imposante cicatrice n’était plus si surprenante et accentuait son air farouche. Plus qu’à mettre ses mèches de cheveux en arrière pour apprécier toute la sauvagerie de ses traits. Finalement, je crois que je préférais cet Ishmail abîmé au beau gosse de Noah. Peut-être parce que nous étions aussi fracturés l’un que l’autre, même si ce n’était pas de la même façon.
— Le tableau te plaît, Lockwood ? fit-il, un sourire naissant au coin de ses lèvres tandis qu’il portait enfin sa tasse à ces dernières.
— Ça dépend, on peut mettre du chocolat dessus ?
Mon regard se fit le plus innocent possible, battant des cils. Je prenais plaisir à l’embêter et vice-versa. L’Ebède en moi était ravie, les vibrations silencieuses créaient une harmonie apaisante. Et mon cerveau y réagissait, déversant des hormones salutaires dans tout mon être. Elles m’entouraient tel un plaid doux, cotonneux et chaud. J’avais oublié cette sensation. J’avais vraiment été au fond des abysses.
Je pris une gorgée de café, mon regard se perdant dans le vide, tandis que je me shootais au mélange aromatique qui collait aux murs. Menthe sauvage. Musc. Sous-bois. L’odeur d’Ishmail imprégnait son chalet, l’enveloppant d’une couche réconfortante et sécuritaire. C’était presque… presque comme à la maison.
On entendit le bruit d’un moteur à l’extérieur, le véhicule freinant et s'arrêtant devant le garage. Je relevai mon regard vers Ishmail, interrogative, et il me confirma ma crainte d’un hochement de tête. Eh bien, elle n’avait pas perdu de temps !
— Elle m’avait dit qu’elle était en chemin au téléphone, expliqua-t-il en haussant les épaules.
Je répondis d’un grognement tandis que je sentais la fleur d’oranger, à jamais gravée dans mon esprit comme sa signature, s’insinuer derrière la porte.
Puis, on toqua sur le panneau de bois. J’étais prête à sortir tous mes pics dehors, mais Ishmail émit une vibration profonde à ma destination.
— Rien n’arrivera Lockwood, prends ça comme une visite de courtoisie.
Il en avait des drôles tout de même ! Ce n’était pas lui qui avait une épée de Damoclès au-dessus de la tête ! Mais je fis bonne figure tout en n’omettant pas de faire ma plus belle grimace alors qu’Ishmail éleva légèrement la voix.
— Tu peux entrer Zach, c’est ouvert !
La porte grinça et un vent froid s'insinua à mesure qu'elle s'ouvrit et la haute silhouette de la Matriarche apparut sur le seuil.
— Ah, ça fait longtemps que je ne t’ai pas rendu visite dans ton trou perdu !
Elle huma l’air, inspirant profondément le riche arôme gourmand de la maison et de la cuisine.
— J’en oubliai que tu faisais un bon café !
— Tu arrives juste à temps, il est encore chaud. Mais j’ai un peu l’impression d’avoir été averti au dernier moment de ta venue, non ?
La voix de l’Ebed était calme, avec ses touches rauques, mais il y avait clairement un mécontentement sous-jacent. Probablement qu’Ishmail n’était pas du genre à être envahi sans avoir été prévenu suffisamment longtemps à l’avance.
— Je terminais quelques petites choses au Parc, se justifia-t-elle. Je n’avais pas envie de faire l’aller-retour depuis Madison Hills pour préserver ton intimité.
Ishmail grogna. Zachariah leva ses beaux yeux bleus au ciel, et accrocha son manteau dans l’entrée, faisant comme chez elle avant de tourner ce regard outremer vers moi, un sourire amusé sur le visage.
— Je vais croire que tous les Ebeds des Selenes ne s’expriment qu’en grognements !
Mon grondement n’avait rien à envier à celui de mon compatriote, ce qui fit rire la Matriarche.
— Ah, j’aime votre humour ! s’exclama-t-elle, loin de s’en formaliser.
Elle se déplaça souplement jusqu’à se percher sur un deuxième tabouret et attrapa la tasse de café qu’Ishmail venait de lui servir, très à l’aise. Quand on irradiait d’autorité, que son pouvoir était bien assis sur d’autres vies, à quoi bon douter de soi ? Cette femme avait quand même eu la courtoisie de laisser un tabouret vide entre elle et moi, n’attaquant pas immédiatement mon espace vital. Je pris le temps de l’observer en silence. Ishmail avait peut-être confiance en elle, mais j’étais bien loin de lui accorder ce même vote. Je ne la connaissais pas. Et de toute façon, on ne connaissait jamais assez bien les gens. Tous étaient capables de vous poignarder dans le dos. Dans tous les cas, c’était une grande femme, atteignant presque une stature égale à celle d'Ishmail. Elle se tenait bien droite, le menton relevé, fière d’être ce qu’elle était. Son joli carré accentuait le sourire qu’elle affichait. Oui, elle irradiait de force et le savait, ne doutant de rien.
— Que viens-tu faire ici, Zach ? Tu es là en qualité de Matriarche ou pour autre chose ? demanda Ishmail, n’aimant pas tourner autour du pot.