Quittant à regret ma sœur, mais sachant que ce n’était que temporaire – à vrai dire, je savais pertinemment comment la retrouver – j’allais prendre des vêtements propres pour les enfiler. Je ne travaillais pas aujourd’hui et décidai de me faire plaisir en mettant mon jean préféré, d’un bleu marin profond, et d’un débardeur vert décoré de perles sur les bretelles, ma manchette fleurie était visible de bout en bout, des boutons d’aubépine qui naissaient à mon poignet jusqu’aux ronces des roses noires qui s’évasaient sur ma gorge. D’un geste plein d’affection, j’apposais la pulpe de mes doigts sur les sombres pétales qui ornaient mon épaule, me rassurant sur sa présence avant de passer à la suite. Il faisait toujours froid, mais avec ma veste et des bonnes bottes, le vent me laisserait tranquille. Je me remémorai lentement les résolutions que nous avions prises.
Noah et moi avions décidé de rendre justice à Sara, quitte à devoir coiffer au poteau les adjoints au shérif. Je ne pensais pas qu’ils allaient y mettre tous leurs moyens, tant que l’autopsie n’avait pas révélé tous ses mystères, ce qui nous amenait dans tous les cas à devoir nous mêler aux Ebeds du « Collectif » d’ici. Qu’était un Collectif ? En quoi différait-il d’un Cercle ? Quelle latitude les Ebeds allaient-ils me donner ? Ishmail pourrait répondre probablement à mes questions. De plus, la médecin légiste de l’affaire, Zachariah Svartland, était la Matriarche du Collectif. Elle m’avait laissée sous la responsabilité d’Ishmail par ailleurs. Et je ne savais pas non plus ce que cela pouvait impliquer. Notre première étape était donc d’extorquer des informations au Grand Méchant Loup.
Être dans l’action me permettrait de ne pas m’enfouir dans le désespoir. Satisfaite, je pris mon sac et sortis de l’appartement en n’oubliant pas de le fermer à clé.
Je n’avais descendu que quelques marches quand la concierge de l’immeuble m’arrêta. Madame Roemer était une femme d’une soixantaine d’années. Ses cheveux gris étaient noués en un chignon grossier au sommet de son crâne. Pour peu que sa coiffure fût négligée, sa stature était quant à elle solide, les épaules droites. Son corps ressemblait à un pilier sur lequel on pouvait s’appuyer. Et c’était ce qu’il se passait : Madame Roemer était d’une fiabilité et d’une honnêteté sans failles.
— Mademoiselle Lockwood, j’ai appris pour Mademoiselle Fisher, c’est affreux, me dit-elle en guise de salut.
Toujours droit au but, Madame Roemer. Douloureusement, je hochai la tête :
— Oui, murmurai-je. Affreux, c’est le mot.
— Mademoiselle Fisher était si gentille et souriante, quelle tristesse qu’elle nous ait quittés, poursuivit-elle en posant sa main sur mon bras en un geste de soutien.
— Oui, acquiesçai-je, regardant ses doigts ridés, ne sachant où elle voulait en venir.
Je redressai les yeux pour la scruter. Ses prunelles fuyantes m’indiquaient qu’elle cherchait comment aborder le sujet.
— Encore toutes mes condoléances, je partage votre peine, continua-t-elle. Malgré ça…
Ah ! Elle allait enfin lâcher ce qui la turlupinait.
— Malgré ça, il faut que je vous informe que le frère de Mademoiselle Fisher va bientôt arriver, afin de récupérer les affaires de sa sœur et les mettre en ordre. Comme l’appartement est au nom de Mademoiselle Fisher et non au vôtre, vu que votre arrangement était informel, je ne sais pas si Monsieur Fisher sera d'accord pour vous loger de la même manière.
Oh. Je pensai à refermer la bouche face à la nouvelle assommante. On pouvait compter sur Madame Roemer pour garder les pieds sur terre et vous ramener sur la planète le cas échéant. Évidemment, la famille de Sara était au courant aussi, à présent qu’elle avait été retrouvée et identifiée.
— Je sais que ce sont des choses fâcheuses à entendre, Mademoiselle, mais je sais également que les ignorer ne les fera pas disparaître, compatit la vieille concierge.
— Merci de m’avoir informée, fis-je sincèrement. Je vais essayer de voir ce que je peux faire. Je vais m’arranger. Merci beaucoup Madame Roemer.
La mort de Sara me bouleversait émotionnellement, mais je n’avais pas pensé à ce qui allait se passer autour. Il fallait que j’avise Juan. Peut-être pourrait-il me sauver de ce mauvais pas ? Cela m’embêtait de lui demander de l’aide à nouveau, mais peut-être que je pourrais louer une des chambres du Ruby’s Trail tout simplement ? Je n’allais pas m’inviter sur son canapé alors qu’il découvrait l’intimité de la vie à deux avec Marco. Ça pouvait être sympa d’être la voisine de Gypsie après tout. Dans tous les cas, je n’avais que peu de temps pour trouver une solution.
— Encore toutes mes condoléances Mademoiselle Lockwood, j’espère que ça ira pour vous, me salua Madame Roemer après avoir opiné de la tête, reconnaissante que je ne lui en veuille pas pour avoir été l’oiseau de mauvais augure.
— Merci, marmonnai-je. Il faut que j’y aille.
Je pris la fuite, dévalant l’escalier. La situation se compliquait si j’allais devoir déménager par la même occasion. Histoire de paraître encore plus coupable qu’avant.