Comme officiellement Ishmail remplaçait Neera aujourd’hui, nous étions arrivés tôt au Centre du Wuruhi, et pour l’occasion, j’arborais l’uniforme des Rangers, essayant de ne pas plaisanter sur ma nouvelle ressemblance avec un sapin. Ishmail m’avait convaincue que je me fondrais plus facilement dans le décor du côté des bureaux administratifs, surtout s’il devait s’absenter. Je tirai une fois de plus sur le pan de ma chemise qui dépassait de mon pull tout en râlant :
— J’aurais quand même préféré porter le chapeau.
— Tu en auras un quand tu seras réellement Ranger, Lockwood. Le chapeau, c’est sacré, il ne faut pas plaisanter avec, me répondit-il tout en vissant le sien sur la tête, histoire de me narguer un peu plus.
— Franchement, c’est le seul truc cool dans votre costume, maugréai-je tout en claquant la portière du pick-up, descendant sur le goudron propre du parking.
— À ton service, Lockwood, me sourit-il de façon narquoise, et me saluant en bougeant son couvre-chef discrètement.
Nous avançâmes vers le bâtiment et il me fit passer par la porte de derrière, évitant d’ouvrir la partie publique du centre. D’un mouvement rapide, il désactiva l’alarme en tapotant un code et nous entrâmes.
La dernière fois que j’étais venue, les bureaux bruissaient de monde et d'agitation, petite fourmilière qui œuvrait dans l’ombre de l’accueil des visiteurs, mais à cette heure matinale, il n’y avait encore personne. Ishmail poursuivit vers la salle de repos et commença à faire couler du café, avec une gestuelle qui témoignait d’une grande habitude. Je respirai à fond. Les arômes familiers de la boisson envahirent mes sinus et je me détendis, l’odeur de la caféine était presque apaisante, sans même l'engloutir.
— Quel est le programme ? demandai-je, un peu nerveuse de me retrouver dans cet univers qui relevait du rêve pour une Ebède : travailler dans la Nature, tous les jours, avec des personnes qui la comprenaient et l’aimaient.
Se servant une tasse du précieux liquide, le Grand Méchant Loup me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, du côté droit. Je ne voyais ainsi que son iris rouge, sanglant, au milieu d’une balafre hideuse. Vraiment, s’il voulait intimider un ennemi, il devrait faire ce geste plus souvent. En fronçant des sourcils, il n’en serait que plus inquiétant et sauvage. Je mis résolument les mains dans mes poches, me balançant sur mes talons, détendue. J’avais le chic pour réagir à l’inverse des gens sensés. Un effet secondaire de ma tare peut-être. Le grondement dans sa gorge ressemblait à un rire, et je ne pus m’empêcher de lui répondre par un sourire.
— Tu regarderas le bureau de Sara, et ses notes sur les traces de braconnage qu’on a relevées dans le Parc. Pendant ce temps-là, je serai dans le bureau de Neera, là où je dois être aujourd’hui dans tous les cas. On mettra ensuite nos découvertes en commun. Ça te va ?
— Et si quelqu’un me pose la question de qu’est-ce que je fais ici ?
— Tu es stagiaire et tu obéis à mes ordres : trier et ranger les affaires de Sara. On doit le faire de toute façon, me répondit-il tout en me donnant deux cartons pliés. Tu connais assez Sara pour différencier ce qui relève du Parc et ce qui est personnel.
La dure réalité revenait me cogner en plein cœur. Je déglutis en prenant dans mes mains ce qui allait accueillir les dernières traces de ma défunte colocataire.
« Souviens-toi que je n’ai même pas eu droit à un tel traitement, personne ne sait que je suis morte, moi ! » grinça la voix de ma jumelle dans ma tête, jalouse d’un tel traitement de faveur.
C’était vrai. Ma famille faisait comme si nous allions revenir toutes les deux un jour ou l’autre et tout était demeuré en place, immuable. Et je n’avais pu emporter ni objet ni photo de ma sœur, condamnée ainsi à s’effacer peu à peu des mémoires, alors que Sara allait recevoir l’attention de ses proches pour le restant de leurs jours. Ma recette de muffins aux myrtilles, celle qu’elle adorait, était le seul hommage que je pouvais lui rendre.
« Je comprends », répondis-je à ma moitié. « Peut-être trouvera-t-on une solution ? ».
Je la sentais enragée au fin fond de mon cortex Ebed. Tel un lion en cage, elle ne cessait d’aller et venir tel un reflux de colère. Soudain, j’eus peur. Impossible qu’un courroux pareil reste enfermé bien sagement en moi.
— Lockwood.
Deux grandes mains se posèrent sur mes épaules, les serrant et me ramenant sur terre. D’une légère secousse, elles appelaient mon attention. Je ne pus que lever mes yeux vers le regard écarlate qui me toisait. Les vibrations qu’il émettait m’enveloppaient, formant une bulle de réconfort qui remontait à la surface, là où les fantômes ne hantaient pas les vivants.
— Ça va, marmonnai-je, posant mes paumes sur ses mains, les resserrant, le remerciant ainsi silencieusement.
Il soupira et doucement, ses doigts s’échappèrent de ma poigne pour me remettre une mèche en arrière. Il m’observa, et je ne pus que sentir mes joues chauffer sous cet examen. Mon cœur cognait fort dans ma poitrine, mais cela n’avait plus rien à voir avec la mort de Sara ni celle de Noah. Je détournai la tête en grognant.
— Ça va vraiment, je ne la laisserai pas prendre le contrôle.
Je devinais encore ses prunelles brûlantes glisser sur moi, puis il fit un pas en arrière, son bras retombant le long de son corps.
— Pense à ton bien avant tout, Lockwood, murmura-t-il de sa voix rauque.
Je ne pus que hocher la tête. En silence, j'attrapai mes cartons, le gobelet de café qu’il m’avait préparé et je m’enfuis de la salle de repos.