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JBDelroen
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Interlude

Micaiah attendait au pied du hêtre comme elle en avait convenu avec Noah, comme d’habitude. Elle était assise, rhabillée et tenait ses genoux contre sa poitrine pour ne pas trop frissonner sous la brise nocturne. Levant les yeux au ciel, elle contemplait la silhouette ronde et pas encore tout à fait pleine de Mère-Lune qui éclairait la montagne de sa lueur blafarde.

C’était une belle nuit pour une sortie lunaire. Le Patriarche encourageait ces escapades entre adolescents pour que ces derniers forgent les liens et la hiérarchie qui les gouverneraient dans le futur. Aaron aimait prendre la tête quand ils allaient vagabonder à pied sur les falaises pentues, mais comme Noah l’occupait amplement, Micaiah se donnait la peine de rester en arrière avec Isée, Jonah et Tobias et ne venait pas le provoquer davantage. Surtout que par la suite, le groupe se fractionnait et terminait le plus souvent en duos.

Micaiah se balançait lentement sur son séant, écoutant les bruits portés par le léger vent, guettant le moindre signe de Noah. Elles avaient un rituel, une promesse. Elles partaient ensemble, et elles rentraient ensemble. Peu importait ce qui se passait durant cette sortie lunaire, le début et la fin ne déviaient jamais. Pour patienter, elle renifla son bras et frotta les tâches de myrtilles qui paraient sa peau, preuves de ses ébats dans les fourrés avec Jonah. Noah allait l’asticoter avec ça si elle s’en apercevait. À moins qu’elle ne soit trop marquée par ce qu’elle avait fait avec Aaron…

Après le départ nécessaire d’Ishmail pour le continent où il allait suivre ses études, elle n’avait pas tardé à se remettre avec l’imbécile fini, tout bouffi d’importance par le choix de Noah. Comme s’il s’était senti menacé par le jeune Ebed, plus grand et un peu plus âgé que lui. Ceci dit, son comportement avait légèrement changé. Il se montrait un tantinet plus respectueux avec Noah, en public du moins, comme s’il avait compris que c’était un honneur d’être avec sa sœur, et il passait moins de temps à chercher la bagarre avec elle-même. Un soulagement au quotidien. Avait-ce été le plan de Noah depuis le départ ? N’étant plus tout à fait une paria aux yeux du futur Patriarche, des garçons avaient osé l’approcher, elle. Et elle avait fait ainsi la connaissance de Jonah, un gentil Ebed un peu timide mais généreux et plein de douceur, lors des travaux communautaires pour prendre soin de leur petite ville.

Ils s’étaient bien amusés tous les deux cette nuit, à rouler dans les myrtilles, à s’embrasser, passant des crocs aux dents, à se laisser emporter par la chaleur de leurs reins en fusion, leur peau griffée par les broussailles. Comme d’habitude, Jonah lui avait proposé de revenir avec lui pour poursuivre leurs jeux intimes dans un endroit plus confortable, comme sur un matelas et entre des draps. Mais il y avait des choses sacrées. Et rentrer ensemble avec Noah en était une. Jonah était donc parti, et elle était restée seule au pied du hêtre où gisaient les habits de sa jumelle, preuve s’il en était qu’elle était toujours en train de courir dans les bois.

Ceci dit, elle ne voyait plus non plus les vêtements des autres. Ni ceux de Bethanie, la meilleure amie de sa sœur, ni ceux d’Aaron. Ils étaient déjà rentrés, tout comme Isée et Tobias. Et ça, c’était plus inquiétant. L’aube n’allait pas tarder à pointer, et Micaiah était encore seule au beau milieu de la montagne indéfiniment. Noah perdue ? C’était impossible. Son flair était aussi bon que le sien. Par contre, elle pouvait s’être blessée. Mâchouillant son pouce, Micaiah prit la décision de partir à la recherche de Noah. Elle ne rentrerait pas sans elle à la maison. Elle laissa tout de même sa paire de chaussures à côté des vêtements de sa jumelle, ainsi, si elle revenait entre-temps, Noah comprendrait.

L’adolescente se redressa, pieds nus, et huma l’air. Rose et aubépine mêlées. Leur odeur à toutes les deux, toujours aussi prompte à se mélanger, symbole de leur union. La seule différence, c’était que la fragrance de sa sœur était accompagnée de la sauge d’Aaron et des violettes de Bethanie, sa meilleure amie. Leur trio était parti à l’opposé de son propre groupe de camarades, traversant les buissons et les bois pour se retrouver au pied d’une grotte où le musc puissant d’Aaron avait aspergé toutes les parois. Un tapis d’épines de pin bien aplati sur le sol témoignait de bien d’autres choses et Micaiah grimaça, ne voulant aucunement savoir ce que Noah avait exactement fait. Ce qui était plus intéressant par contre, c’était que les odeurs se scindaient au-delà de l’escarpement rocheux. Aaron avait l’air d’être parti avec Bethanie en contrebas dans la vallée, alors que Noah avait décidé de grimper sur la falaise. Déterminée, Micaiah poursuivit sa route, toujours sous sa forme solaire, car ainsi, elle avait un peu plus de hauteur et se laissait moins détourner par ses instincts.

Arrivant sur une clairière, elle observa sur la terre battue les empreintes toutes fines de sa jumelle. Cette dernière avait essayé de brouiller sa piste, malheureusement, Noah n’avait jamais brillé par son agilité à le faire. Micaiah trouva bien vite une touffe de poils accrochée dans les branchages cassés, et le passage du gué n’était qu’une ruse bien faible pour effacer ses traces.

La direction qu’avait empruntée Noah était pour le moins surprenante. Micaiah ne comprenait pas. Sa sœur avait pris la tangente vers le cœur de la forêt, là où les arbres commençaient à se tordre sous l’effet du froid. La marche devenait de plus en plus pénible, il était plus difficile de se mouvoir entre les ronces et les formes cauchemardesques des bois. Le chemin se compliquait ainsi que poser les pieds sans que le sol ne s’effondre sous son poids. Les gravillons se décrochaient de la terre trop sèche, et il fallait parfois se tenir aux racines maigrichonnes qui elles-mêmes essayaient de survivre sur l’escarpement rocheux et abrupt. Pourtant, la jeune fille ne céda pas à la peur et la panique, puisant dans la confiance et la maîtrise qu’elle avait de son corps, ne gardant en tête que son objectif : retrouver sa sœur. La piste était on ne peut plus claire, l’odeur ne mentait pas, Noah était bien passée par là.

Curieusement, le sol se raffermit. Les buissons avaient plus d’emprise et les arbres se dressaient les uns contre les autres, comme s’aidant mutuellement pour mieux tenir droit. Ils faisaient une belle haie d’honneur et Micaiah avança prudemment, consciente de la pesanteur de l’atmosphère brumeuse. Les nuages s’accrochaient aux épines, le froid caressait sa peau, ses pas étaient assourdis par la poussière châtaigne. La nuit pâlissait sous les premières lumières de l’aube tandis qu’un relent métallique qui étouffait toute autre odeur figea la jeune Ebède. Elle s’immobilisa, reniflant. Son pied nu s’enfonça dans la terre humide. Humide. Alors que tout était sec. L’aurore redonnait ses couleurs à la Nature, et voilà que le terreau brun était teinté d’un rouge sombre qui ne laissa aucun doute : du sang. Du sang s’écoulait doucement jusqu’à ses orteils.

Elle releva la tête. Une forme inerte était allongée au milieu de la clairière. Les yeux écarquillés par l’horreur, Micaiah ne pouvait dévier son regard du cadavre de sa sœur.

Noah était là, étendue sur le sol. Ses pattes fines cassées en deux. Sa queue touffue et lustrée à demi arrachée. Son poitrail béait, ne tenant plus qu’à quelques morceaux de peau du reste de sa carcasse, réduisant à néant son port autrefois royal. Ses prunelles dorées fixaient le ciel, sans plus aucune étincelle pour les faire briller, sa langue pendait entre ses crocs rougis de sa gueule ouverte. Son corps fin était dépecé et tout autour d’elle, les lambeaux de chair et de poils s’étalaient en une ronde macabre, se gorgeant du sang qui gouttait encore de sa carotide.

Micaiah s’effondra, tombant à genoux, muette devant le spectacle monstrueux. Elle rampa jusqu’au cadavre de Noah, effleurant de ses doigts le manteau doux et soyeux chocolat qui ne refléterait plus jamais la lumière, que ce soit celle de la lune ou du soleil. Sa voix n’était plus qu’un gargouillis dans sa gorge tandis que les larmes roulaient sur ses joues. Sans comprendre ce qu’elle faisait, Micaiah prit entre ses mains le museau bien-aimé, l’amenant dans son giron, enfonçant son nez dans la fourrure poisseuse pour respirer encore une fois les roses qui s’effaçaient devant l’odeur fétide de la mort. Alors, elle renversa la tête en arrière, laissant échapper son désespoir en un cri silencieux face à la cruelle réalité, les ongles se fichant dans la chair meurtrie. Noah était morte. Noah était morte sans elle. Il n’y avait plus que le vide qui envahissait son être, seule à jamais à l’intérieur d’elle-même.

Combien de temps l’adolescente resta ainsi, aussi fracturée à l’intérieur que le corps de sa sœur ? Pour le bien de tous, personne n’aurait pu le dire.

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