Suivant son conseil, je me dirigeai vers les arbustes au feuillage persistant. Mes pas lourds firent craquer quelques buissons de futures myrtilles. Ishmail avait raison, j’avais toujours préféré me transformer une fois tout le monde sous forme lunaire et occupé à jouer, s’ébattre ou courir après les papillons. Ce moment intime n’était qu’à moi et je n’aimais pas qu’on me presse pour le faire. Lentement, je me déshabillai, faisant tomber ma chemise et mon débardeur, ainsi que mes chaussures. Mes pieds nus s’écorchèrent sous les épines des petites plantes cachées dans la neige, me rappelant de pourquoi j’étais là et qui j’étais. Être au contact de la Terre dans son plus simple appareil. Courir sous les rayons de Mère-Lune. Je déglutis et mon cœur se mit à cogner fort dans ma poitrine, presque à m’en donner le vertige. Ces souvenirs oubliés, peut-être deviendront-ils réalité de nouveau ? Des sentiments complexes chaviraient mon corps et je fermai les yeux, essayant de me détendre.
Je sentais la caresse du vent froid sur ma peau nue, la faisant frémir, tel un amant prenant soin de sa dulcinée. Mes boucles, débarrassées de leur chignon, voletaient, se mêlant à la brise fraîche. Tout mon être était tendu, cherchant à se mélanger avec la Nature. J’étais cette Ebède qui voulait s’unir, retrouver la communion perdue avec son âme sœur, ce pour quoi j’étais née. Je fis appel à ma mémoire, à quoi je ressemblais sous ma forme lunaire. J’avais été une louve trapue, bien campée sur ses grosses pattes. Cependant, mon pelage bien fourni, de couleur chocolat, comme mes boucles, était épais et doux. Je conservais évidemment mes yeux dorés, comme un dernier souvenir de l’humaine qui se cachait en moi. J’aimais ma forme lunaire, bien que tout le monde trouve étrange que je ne sois pas aussi jolie et délicate que Noah.
« Bien sûr, on ne peut pas dire que tu sois une jolie louve », s’amusa-t-elle. « J’ai toujours été la véritable princesse de nous deux ! »
Son intervention me fit vaciller. L’image de ma seconde apparence se troubla dans mon esprit. Devant mes yeux, je pouvais distinguer la louve de Noah : haute sur ses pattes fines et menues, une élégante silhouette s’il en était. Son poil soyeux lui faisait un manteau chamarré, dont la teinte allait du café au doré en fonction de la lumière. Elle était somptueuse.
« Bien sûr, tu n’as jamais été que l’ombre, petite mocheté », persifla-t-elle d’une voix mauvaise à mon oreille.
Quelque chose se brisa en moi. J’avais toujours été fière de notre différence lunaire. Je n’avais jamais songé qu’elle puisse penser que la mienne puisse être une insulte à notre duo. Qu’elle puisse mépriser ce que j’étais sous mon apparence bénie par Mère-Lune. Mes jambes tremblantes me lâchèrent et je tombai dans les feuilles râpeuses. Mes doigts se portèrent à mon visage, mes yeux révulsés dans ma face suante. Mes muscles contractés étaient douloureux et mon esprit vacillait, quand deux mains abruptes se posèrent sur mes épaules, donnant une stabilité à mon être chancelant.
— Lockwood ! Reprends-toi ! tonna une voix rauque.
Je battis des paupières, redressant mon menton, et je mordis mes lèvres inférieures tandis que les larmes perlèrent sur mes joues.
— Je… Je n’y arrive plus, Ishmail. Je… Je.. Quelque chose est cassé, hoquetai-je.
Les deux bras de mon compagnon de route m’enlacèrent et me serrèrent contre lui, tandis qu’il faisait vibrer sa gorge puissamment, m’enveloppant dans ces tonalités dont j’étais en manque depuis si longtemps. Il accompagna ma démence dans un balancement rassurant, me laissant pleurer mon âme perdue contre son torse.
— Je ne veux pas mourir, je.. C’est ce qui va se passer, bégayai-je. Je dysfonctionne.
— Ça va Micaiah, murmura-t-il à mon oreille, son musc m'entourant, me saoulant d’odeurs et de sons Ebeds. On va trouver une solution, on est là pour ça.
Mon prénom. Cela me fit un électrochoc. Ishmail ne m’appelait jamais par mon prénom. C’était bien que la situation était catastrophique. Je continuai à hoqueter jusqu’à ce que peu à peu mes spasmes se firent moindres, je restai pantelante et haletante. J’inspirai goulûment l’air saturé de menthe et de musc, l’odeur m’anesthésiant complètement. Ishmail me laissa aller à mon rythme, puis quand il sentit mes muscles se détendre petit à petit, il relâcha son étreinte pour poser ses mains de nouveau sur mes épaules. Ses yeux cherchaient mon regard et le scrutèrent, essayant de trouver peut-être une dernière étincelle de ma raison malade.
Une fois satisfait, il énonça lentement les mots.
— Veux-tu que je t’aide à te transformer ? murmura-t-il.
— Comment peux-tu m’aider ? Je n’y arrive pas. C’est cassé, chevrotai-je.
Il resta un moment silencieux avant de me répondre :
— Je peux utiliser les vibrations pour te forcer à te métamorphoser. Tu sais, en imposant ma Dominance.
Je blêmis. Comme l’agent Duchesne l’avait fait… Ma tare… Ishmail n’en connaissait rien. Il perdrait tout espoir de me sauver s’il savait que j’étais une Ebède amoindrie depuis le départ.
Je déglutis.
— Je ne veux pas t'obliger. On peut y aller doucement et voir comment ça se passe, chuchota-t-il. C’est une proposition, rien de plus.
Ma gorge se noua. Ça… ou mon trépas. C’était ma vie qui dépendait de ma capacité à montrer que j’étais une Ebède viable en pleine possession de ses moyens. Mais je n’avais jamais été viable depuis le départ. Si je refusais, on me reprocherait de ne pas avoir tout tenté. Même si ça ne donnait rien, et ça ne donnerait rien, au moins aurai-je prouvé ma bonne volonté.
— Tu te rappelles ? Pour la Pleine Lune, on se transforme depuis chez nous. Personne du Collectif ne verra de quelle manière tu y parviens.
C’est sûr que d'y arriver parce qu’un autre Ebed nous l’imposait n’avait rien de glorieux.
Lentement, je hochai la tête, montrant que je comprenais les avantages.
— D’accord, fis-je tremblotante. On peut essayer. Ça ne coûte rien après tout.
Je tentais de me convaincre. Je ne pouvais pas réduire à néant les efforts d’Ishmail pour m’aider, sous prétexte que j’étais dysfonctionnelle depuis toujours. Il ne méritait pas ça. Est-ce que ça marchait ? Pas vraiment.
— En douceur, d’accord ?
Il se posa sur son séant en face de moi, attrapant mes deux mains dans les siennes. Mon agitation intérieure m’en faisait oublier le froid glacé de la neige sur ma peau nue.
— Prête ?
J’essayai de faire le vide dans mon esprit malade, forçant mes muscles à se détendre un à un, me concentrant sur ce qui allait se passer. Mes paumes étaient moites dans celles d’Ishmail. Je lui donnai mon consentement d’un signe de tête.
Les vibrations effleurèrent mon cortex comme une invitation à entrer. C’était doux et je laissai faire. Cette partie de mon cerveau lentement stimulée commença à mollir et je soupirai. Ishmail n’était pas une brute. Puis, peu à peu, les ondes prirent plus d’ampleur, envahissant tout mon esprit, comme une rivière se déversant dans mon âme. Alors, il y impulsa la force de Dominance qui se mit à parcourir le flot. Et invariablement, ces ondes glissèrent aux portes de ma conscience. C’était étrange. Les premières vibrations s’épanouissaient dans tout mon être tandis qu’une barrière invisible ne laissait pas entrer les secondes. Comme un tri sélectif. Peut-être que mon défaut passerait à l’as. Qu’Ishmail ne s’apercevrait pas qu’une partie de ses ondes étaient déviées et rejetées dans la nature. Je ne savais pas où elles allaient, ce qu’elles devenaient, je me concentrai sur toutes les autres qui me redonnaient ma vie d’Ebède.
Le flux s’écoula, noyant la présence de Noah. Elle n’était plus qu’un gargouillis lointain. Je soupirai, me retrouvant seule dans ma tête, enfin, m’abreuvant de ce concerto qui m’avait tout l’air du câlin. L’osmose entre Ebeds, voilà une chose qui m’avait été retirée et qu’Ishmail m’offrait généreusement sur un plateau. Un déclic se fit, puis un autre encore. La rivière devint fleuve, et le fleuve devint mer, engloutissant ma conscience, me laissant aller dans cette extase. J’en ronronnai. Je fermai les paupières pour mieux m’y abandonner, dérivant sur les flots. Le noir de mon esprit soudain s’illumina quand deux yeux ambrés me toisèrent. Ils grossissaient. À tel point qu'il n'y avait plus qu’eux et ils ne cessaient de se rapprocher. Leurs iris jaune pisseux alors me jugèrent. J’entrevis le dégoût dans leur éclat qui survolait le raz-de-marée bienfaisant. Je gémis. Je m’enfonçai dans ma tendre rivière, mais les pupilles énormes se rétrécissèrent et devinrent verticales, pulsant d’Autorité. Je ne m’y attendais pas. L’attaque me coupa le souffle lorsque je l’encaissai. Mon corps se contracta sous un spasme tandis que la présence monstrueuse aspirait mon bouclier ondulant. Je m’accrochai à la moindre vaguelette, serrant les mains d’Ishmail qui faisait encore vibrer son torrent, tremblant sous l’effort qu’il impulsait pour l’alimenter. En colère, les iris éclairèrent peu à peu la peau tout autour d’eux. Les paupières, les rides, le nez busqué, les lèvres plissées en un rictus malveillant. Elles s’ouvrirent et laissèrent passer le souffle tonitruant qui étouffa mon cerveau, l’asphyxiant de ses ordres monstrueux. Sa parole poisseuse me happa et dévora mon être pour mieux l’anéantirent. Je me mis à hurler, mais aucun cri ne sortit de ma gorge. Je suffoquai d’horreur alors que je sentais mon âme me quitter, engloutie par cette présence qui se tapissait tout au creux de moi.
Deuxième spasme. Je n’arrivais plus à respirer. Il s’accaparait mes souvenirs, mon intimité, mes rêves. Le raz-de-marée du clou de girofle balaya la menthe réconfortante. Mon corps se tétanisa dans les bras d’Ishmail. Pour survivre, je n’avais pas le choix. Je me ruai dans cette partie vide et noire, pour me blottir dans cet oubli rassurant où plus rien n’existait. Ni mes pensées ni le monstre qui m’avait marquée de son empreinte, qui me surveillait constamment. Je sombrai, fuyant le déluge qui s’abattait dans ma psyché malade.