— Qui est-ce qui m’a fichu une gamine pareille ?! hurla Baroukh dont la rage exsudait par tous les pores de son corps.
La fillette vola en même temps que la claque, tombant lourdement sur le carrelage. Sa tête cogna en un bruit sourd et mat. L’enfant porta sa main à sa joue blessée, du sang dégouttait de sa lèvre.
— Micaiah !
Noah tendit son bras vers sa jumelle, mais Hannah la happa pour la pousser derrière elle, dans un rare geste protecteur.
— Tu vois bien que ce n’est pas le moment de te faire remarquer, houspilla-t-elle en sifflant entre ses dents.
Noah leva son regard doré vers elle, sans comprendre. Les pupilles de sa mère étaient rétractées au milieu de ses iris marron et ternes. L’enfant renifla, mais l'odeur de lavande seule ne parvenait plus à réconforter son instinct, car elle était trop grande à présent pour juste se fier à celle-ci. Elle sentait et voyait différentes choses. Les coudes de ses épaules frêles ramenés près de son corps, les mains autour de son ventre creux, la carrure légèrement voûtée, un faible tremblement, mais tout son être restait tourné vers son compagnon fulminant. Du haut de ses quatre ans, Noah apprit une rude leçon ce jour-là : leur mère n’était pas là pour les protéger, elle était du côté de leur père et des autres adultes. Sa mère était soumise aux puissants, à la fois craintive, mais cherchant désespérément leur approbation par tous les moyens, la queue entre les jambes. Elle le resterait. Jamais elle ne viendrait en aide à Micaiah.
Elle ramena son attention à la forme menue qui bougea sur le sol pour se relever péniblement. Elle redressa son petit nez et son visage passa de la confiance à une déception vaine. Elle aussi se rendait compte qu’il n’y avait rien à attendre de la femme qui les avait mises au monde. Oui, leur mère avait été portée aux nues, quand, à quinze ans, elle avait accouché de jumelles, un miracle au sein de la Communauté Ebède où les naissances étaient si rares et si espérées que personne ne se souciait vraiment de contraception. Tout le Cercle pensait qu’Hannah et Baroukh allaient repeupler leur tribu à eux deux. Mais voilà, cinq ans avaient passé sans aucune trace d’un nouveau-né. Hannah se préoccupait plus du bébé qui ne venait pas que des deux mômes qu’elle avait déjà, et Baroukh se désespérait de posséder un héritier mâle digne de lui.
Pire encore, ils s’apercevaient tous les deux que les deux fillettes n’étaient pas les dons de Mère-Lune que tout le Cercle escomptait, jusqu’à les appeler « Princesses ». Enfin, disons qu’ils commençaient à se rendre compte que sa petite sœur de quelques secondes n’avait aucun instinct de survie et n’arrivait pas à percevoir ou ignorait (Noah n’avait pas tout à fait compris si cela était un choix de sa sœur ou non) les vibrations de Dominance provenant des adultes, mais aussi celles de certains enfants qui joueraient un rôle important dans leur société.
Micaiah était de nouveau debout, faisant face à son père. Tout le corps de Noah tremblait, lui dictant le comportement à adopter devant la colère de Baroukh. Baisse la tête et les épaules, sois contrite, acquiesce à ce qu’il dit, promets, fais profil bas, gémis de t’être fait ainsi corriger pour lui plaire. Comme sentant sa plainte interne, la petite tourna les yeux vers elle et eut un sourire discret, comme pour la rassurer sur son état, puis leva le menton vers leur géniteur, en le regardant droit dans les yeux. Tout le contraire de ce qu’il fallait faire. Noah ferma les paupières pour ne pas voir la prochaine claque tomber sur l’autre joue de sa moitié. Comment faire pour mettre Micaiah et ses imperfections à l’abri ? Peut-être en attirant toute l’attention sur elle ?
— Qu’est-ce que tu n’as pas pigé ? Je t’ai dit de te laisser faire quand Aaron veut quelque chose !? rugit Baroukh, toujours en proie à la rage et l’incompréhension.
Une énième fois, la fillette se redressa, des bleus s’ajoutant aux blessures qu’elle avait récoltées dans une énième bagarre. Personne ne relevait que lui aussi ne s’en était pas sorti indemne et Noah ne pouvait s’empêcher de jubiler intérieurement. Personne ne devait le savoir, mais elle était fière de sa sœur qui, mine de rien, gravissait les échelons dans la hiérarchie, envers et contre toutes les règles en place dans leur Cercle. Si Micaiah avait été un mâle, Baroukh l’aurait encouragée à poursuivre ses altercations. Ce n’était pas juste.
La gamine prit son air buté, carrant les épaules pour affronter les conséquences de ses décisions, mais jamais ne les remettant en question.
— Aaron voulait que Noah se prosterne devant lui et l’appelle « mon roi ». Et avant, il a forcé Isée à lui donner son goûter. Personne ne lui dit rien, alors que c’est mal.
Les traits de Baroukh se décomposèrent, posant ses mains sur ses tempes, presque à s’arracher les cheveux face à la mine têtue de sa fille ensanglantée qui essuyait négligemment sa lèvre fendue avec la manche de son t-shirt. Il avait beau émettre des vibrations de Dominance qui faisaient trembler Hannah du désir de se vautrer à genoux devant lui, qui donnaient envie à son autre progéniture de se cacher sous le lit en pleurant, il devait bien constater qu’elles n’avaient que peu d’emprise sur l’avorton à ses pieds, comme si ces dernières n’arrivaient pas à s’accrocher. Une tare. Si cela se savait au sein du Cercle…
— Si c’est mal, si c'est bien... On s'en fiche ! Aaron est ton futur Patriarche, il a le droit de faire ce qu’il veut de ta sœur, ou de n’importe quel autre gamin ! Tu dois lui obéir en tout.
Micaiah grimaça, fort peu en accord avec cette conclusion. L’évidence se fit jour en lui. Elle recommencerait. Peu importe les raclées qu’elle prenait à la maison par la suite – et il ne pouvait décemment pas arrêter de le faire, on le lui reprocherait – elle continuerait. Il massa ses tempes douloureuses, l’adrénaline courant encore dans son corps, mais son instinct d’Ebed lui dictait également que sa gamine, son sang, était une extension de sa personne. Il devait la garder physiquement en vie, ses hormones voulant à tout prix que ses gènes traversent les âges.
Ses yeux dorés, aussi brûlants que de l’or fondu, se tournèrent vers sa fille aînée, cachée derrière les jupes de sa compagne indifférente au spectacle qui s’était déroulé devant elles. Un de ses rejetons était défectueux, mais l’autre saisissait déjà comment marchait le monde au sein du Cercle des îles Selenes. Se frottant le menton, une idée lui vint. Il allait devoir parler à Abraham. Ce dernier comprendrait, il en était sûr. Et à voir la mine grave et calculatrice de Noah, il savait que celle-ci ferait ce qu’il faudrait.
Pour le bien de tous et de sa descendance, il le fallait. En attendant le fils prodigue qui réglerait tous les problèmes, il le fallait.