Après avoir déambulé dans l’open-space, je retrouvai rapidement le bureau de Sara, calé dans son petit coin. Rien n’avait bougé depuis ma dernière visite. Il était resté tel quel, rendu sacré par la disparition de sa propriétaire. On commençait même à voir la poussière s’accumuler sur le dessus de la lampe, comme si s’occuper de ce meuble pouvait induire une malédiction. Comme si la mort était contagieuse.
Avec un soupir, je m’assis dans le fauteuil pivotant qui grinça quelque peu sous mon poids, ayant oublié d’être utilisé. Et je m’attelai à construire mes deux cartons écrivant sur le premier « Archives » et sur l’autre « Personnel ». Pour faire bonne mesure, je pris les deux gros classeurs que je savais trouver dans le tiroir du bas, et les posai dans mon premier carton. Il s’agissait principalement du nombre de participants aux activités « Feux de Camp » des précédentes années, ce qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce qui s’était passé.
Puis, je laissai errer mon regard, apercevant les photos que mon amie avait abandonnées derrière elle. J’en pris une, reconnaissant son frère qui était venu me rendre visite la dernière fois. Il n’était pas seul dessus, trois autres grands hommes entouraient Sara, minuscule, au centre. Toute sa famille que je n’avais jamais rencontrée. Elle ne m’en avait jamais parlé. Probablement parce que je ne m’étais jamais ouverte non plus à ce sujet. Sara était une personne empathique, et elle gardait le silence sur les sujets qui auraient pu me blesser. Elle m'apprivoisait, me donnant le temps de lui faire confiance, comme on le ferait avec un animal sauvage. Et quelqu’un nous avait volé ce temps, ne me laissant que des regrets.
Difficilement, j’enlevai toutes les photos pour les entreposer dans le second carton. Je me ferai une mission d’apporter les dernières affaires à Alessandro Fisher. Je n’avais pu faire le deuil de ma sœur, mais je souhaitais vraiment tout faire pour qu’il puisse faire le sien, lui. Je rajoutai les livres usés sur la faune et la flore, vu comme ils avaient été utilisés avec amour, c’était des ouvrages personnels. Et je pris une poubelle également, jetant les brochures et tous les papiers qui ne pouvaient être conservés. Mon ouïe commençait à déceler un léger brouhaha derrière moi, au fur et à mesure de l’arrivée des employés. Mes cartons étant suffisamment remplis et éloquents pour attester de ma présence ici, je me sentis d’attaque pour décrocher la grande carte du Parc sur laquelle elle travaillait. Je la posai sur le bureau ainsi vidé et la lissai, l’observant.
Les croix rouges étaient éparpillées. Cependant, elles ne se trouvaient jamais aux tréfonds du Parc, jamais très loin des sentiers de randonnée et toujours près des chemins fermés. Sara avait noté les dates de découverte des animaux massacrés également. Souvent, il y en avait deux ou trois rapprochés, non loin de ces zones. Puis, il y avait un vide d’un ou deux mois, avant d’avoir de nouveau une salve de braconnages à proximité d’un nouveau chemin fermé. Ma défunte colocataire avait été consciencieuse et avait relevé les périodes de fermeture de ces derniers lorsqu’ils avaient été rouverts depuis.
Me doutant que je ne pourrai pas forcément consulter la carte partout, je réécrivis dans un calepin les dates intrigantes de ces mêmes lieux. Il serait intéressant de savoir si des animaux victimes de braconnage étaient apparus près des chemins fermés actuels. Non. On avait retrouvé un cadavre, celui de Sara. Et le chemin avait été fermé. Les deux histoires avaient-elles un rapport ? Si j’en croyais ses données, Sara n’avait pas encore de pistes réelles et n’avait pris aucune mesure. Continuant à relever les dates, je ne pus m’empêcher de froncer les sourcils. Les périodes me semblaient familières, pourquoi ? Avais-je déjà noté ces périodes ou approchantes ? Quand est-ce que je notais des dates ?
Je me mordillai le pouce à mesure que je réfléchissais. Les seules fois où j'inscrivais des choses dans un calendrier étaient quand je m’occupais des réservations des chambres du Ruby’s Trail. Comme pour Monsieur Bill. Qui sentait la poudre. Qui regrettait sa jeunesse perdue pour chasser. Et qui parlait avec Neera au téléphone de chemins fermés et d’argent. Sara l’aurait-elle découvert ?
Que Neera ait trahi l’éthique des Rangers par appât du gain ne faisait pas d’elle une criminelle. Mais quand même. Ce serait une piste intéressante à suivre. La seule chose qui clochait, c’était que Neera n’était pas une Ebède.
Je pliai la carte et la rangea discrètement dans ma poche. Il fallait que j’en parle à Ishmail avant toute autre chose. Ceci fait, je terminai de trier le bureau de Sara, ne touchant pas à l’ordinateur qui de toute façon ne devait accueillir aucune information personnelle. Gardant ma détermination en tête, je vissai les couvercles des cartons et les emportai vers le bureau de la cheffe d’Ishmail où ce dernier devait toujours se trouver.
Je toquai à la porte, un peu intimidée par le lieu officiel. Derrière moi, les employés du parc vaquaient à leurs occupations et j’entendais leurs rires ressortir du brouhaha. Malgré l’absence de Sara, la vie continuait. Le temps ne pouvait pas se figer. Et le monde n’arrêtait pas de tourner. J’en prenais conscience un peu plus tous les jours. Malgré la peine. Malgré le choc.
« Tu veux m’oublier ? » murmura Noah à mon oreille.
Sa voix était ténue, et j’en distinguai les accents blessés. Mon cœur se serra, me sentant coupable d’avoir songé à un avenir où je pourrais me laisser moi aussi à vivre pleinement ma vie. Je me secouai, reprenant une inspiration avant de toquer à nouveau à la porte, n’ayant pas de réponse et ne décelant pas la moindre odeur non plus.
Finalement, je me décidai à actionner la poignée pour me glisser dans le bureau. Et ce que je craignais se réalisa : le bureau était bien vide de toute présence humaine ou Ebède. Avec un soupir, je posai mes cartons sur le sol, dans un recoin avant de parcourir des yeux la pièce.
Il n’y avait pas vraiment beaucoup d’espace. Juste assez pour mettre des armoires et un bureau qui prenait toute la place. Le seul avantage de cet endroit était sa relative intimité. En plus, Neera avait disposé sa table de travail face à la porte. Ainsi, personne ne pouvait jamais lire derrière son épaule. Sauf si elle-même se tournait vers le mur pour contempler… Était-ce bien un calendrier des Dieux du Stade ? Et à côté, des pompiers dénudés eux aussi ? Juste histoire d’être sûre, je battis des paupières avant de reprendre mes esprits. Chacun avait le droit d’aimer ce qu’il voulait.
Il était plus prudent de laisser les affaires de Sara ici pour me mettre à la recherche d’Ishmail, je serai moins encombrée et moins visible pour me balader dans le Centre. J’étais curieuse de connaître ses trouvailles. Pour ma part, il faudrait que j’aille vérifier les réservations au Ruby’s Trail pour confirmer mes suspicions. Il était temps de retrouver le Grand Méchant Loup.
Discrètement, je refermai la porte du bureau et j'en fis de même avec mes paupières, inspirant profondément. Pour la première fois depuis une éternité, je faisais appel à mes sens consciemment. Je leur demandai de travailler plutôt que de les inhiber. Les odeurs de surface s’affadirent pour laisser apparaître les fumets résiduels. Mon cerveau les décortiquait en même temps qu’ils devenaient plus intenses. Ici, un effluve de transpiration acide ressortait sous la senteur chimique d’un gel douche aux touches marines. Là, un reste de tabac froid qui essayait de se cacher sous le parfum d’huiles essentielles à l’eucalyptus. Ou encore les relents de camembert léchant le sol d’une personne qui avait enlevé ses grosses chaussures pour mettre ses pieds à l’aise. Peu à peu, je les distinguai une à une, les triant et les cataloguant. C’était plutôt éreintant, je ne l’avais pas fait depuis des lustres après tout. Mais je réussis cependant à discerner la trace diluée d’Ishmail. Il était parti depuis un moment déjà, car son musc mentholé n’était qu’à peine une émanation ténue, s’attardant paresseusement dans les airs. Néanmoins, elle m’indiquait la direction qu’il avait empruntée et je lui emboîtai donc le pas.
Je traversai ainsi l’open-space, décidée, afin d’éviter que les collègues qui travaillaient sur place ne remarquent que je ne savais pas vraiment où j’allais. Et ne prêtent attention à cette petite nouvelle qu’ils n'avaient jamais rencontrée. Je passai devant le tableau des sorties, et j’ouvris la porte qui menait à la partie publique du Centre. Mes pieds m’éloignèrent de la réception et très vite, je me retrouvai dans la section exposition destinée aux visiteurs avides d’en connaître un peu plus sur la faune et la flore. J’errai entre un loup et un élan empaillés quand je perdis pour de bon la trace de mon colocataire. J’en soupirai d’agacement. Voilà qu’il me faudrait attendre à tourner en rond. À moins que je ne prenne mon courage à deux mains et demande à la Ranger qui poireautait à l’accueil – le jeune homme, le fameux Jonathan étant absent. Mais je n’avais pas envie non plus qu’on me pose des questions gênantes quant à ma présence ici, ou dans cet uniforme.
Distraitement, j'observai les lieux. L’exposition était vraiment bien faite. Les animaux, des sujets empaillés, semblaient presque vivants et il suintait encore d’eux un relent léger de mort, imperceptible à l’odorat humain. Pour faire bonne mesure, le décor valait lui aussi le coup d’œil. Les Rangers qui s’étaient occupés de ce secteur avaient tout donné : ils avaient ramené d’énormes troncs et avaient fabriqué nombre de branches et de feuilles avec grand soin pour qu’on puisse s’apercevoir à quel point les bêtes, même d’une certaine taille, pouvaient se fondre dans leur environnement naturel. Entre bouleaux, pins, et autres cèdres, il y avait une bonne partie de l’écosystème qui avait été reproduit dans les moindres détails. Un véritable artiste siégeait par ici. Il avait poussé le vice jusqu'à rajouter des écureuils et certains oiseaux dans les arbres en train de faire leurs réserves ou construire des nids, recréant les activités des habitants de la forêt avec minutie. Était-ce réellement un lynx avec un lapin dans la gueule par là ?
J’en restai béate d’admiration, jusqu’à ce qu’une odeur de coriandre vienne chatouiller mon nez. Je reniflai, essayant de déterminer d’où elle provenait. Un Ebed dans le coin. Je commençai à gigoter sur place, mal à l’aise. Je ne la connaissais pas celle-là. Est-ce que je discernais réellement un léger soupçon de musc ou je l’imaginais ?
— Micaiah ! Quelle surprise de te voir ici ! L’uniforme te va à ravir !