Lorsque nous prîmes la route pour Madison Hills, je compris que les nouvelles étaient encore pires que ce que je pensais. Ishmail n’avait pas dit un mot en me tenant la porte, ni quand il démarra le moteur, ni même quand il sortit de la ville. Était-ce sa manière à lui d’encaisser les choses également ? J’étais anxieuse et ne cessai de gigoter sur le siège passager, n’arrivant pas à poser mon regard sur les paysages qui défilaient. Mes jambes s’agitaient de soubresauts et Ishmail se mit à grogner en réponse à ma nervosité. Le trajet était long. Et peut-être qu’il semblait encore plus long, car j’étais toujours dans cette incertitude malaisante. Je voulais espérer. Mais s’il y avait eu la moindre chance d'une issue favorable, Ishmail me l’aurait dit. Je ne pouvais que m’enfermer dans le chagrin. Et ce dernier était trop effrayant. N’y tenant plus, je rompis le silence :
— Que s’est-il passé ?
Je vis mon chauffeur me jeter un léger coup d’œil avant de se concentrer de nouveau sur la route. Ses sourcils se fronçaient. Il cherchait ses mots avec précaution. Les jointures de ses mains blanchirent, attestant de la dureté de ce qu’il allait lâcher.
— L’invasion des chasseurs d’images a eu du bon. L’un d’eux, un de ceux qui sont prêts à payer des amendes pour être entrés dans des zones interdites, est tombé sur Sara. Pas très loin de la mine. Sans lui, on ne l’aurait peut-être jamais retrouvée…
Je passai mes mains sur les yeux à son énoncé.
— Et… à présent ?
— Nous allons à la morgue, à présent.
Le mot était lâché. La réalité venait de me frapper en plein ventre. Sara… n’était plus là. Je repris brusquement ma respiration.
— À la morgue… ?
Je détestais entendre ma propre voix trembler. J’étais chamboulée. Et je ne voulais que personne ne me voit dans cet état. Heureusement, Ishmail ne me le fit pas remarquer.
— Il…, il hésita. J’ai pu identifier le corps, mais une autopsie est nécessaire.
Son ton grave était détaché. Elle me semblait lointaine à mesure que mes yeux perdaient leur aptitude à se poser sur quelque chose. Tout devenait de plus en plus flou. Les contours se brouillaient. Hormis le reflet que je commençai à percevoir dans le pare-brise. Il se précisait. Les boucles chocolat cédaient leur volume aux longueurs lisses. Les oreilles se paraient d’or, une touche pour rappeler la teinte de nos yeux. La bouche se colorait d’un rose pimpant et brillant.
— Lockwood.
La voix vrombissait doucement, atteignant mon cortex Ebed. Les vibrations s’échappaient de sa gorge, envoyant par vague le musc emplir mes narines. Ce fut un électrochoc. Je papillonnai des yeux, mon cerveau arraché à sa contemplation. La paume chaude d’Ishmail se trouvait sur mon poignet, et par ce simple contact, j’avais l’impression que son cœur pulsait dans mon corps, charriant le sang et effaçant les traces de ma folie.
Sentant que j’étais revenue, il enleva sa main et les vibrations se calmèrent, bien qu’un léger roulis restait dans les airs.
— Tu vas également rencontrer quelqu’un d’important, ajouta-t-il.
Cette déclaration me redonna toute ma lucidité. Je le regardai, incapable de savoir si cela sonnait comme une menace ou non.
— Je ne veux pas te prendre au piège, mais c’est indispensable si tu comptes voir Sara.
— Qui ?
J’étais sur la défensive. Complètement. Ishmail poussa un profond soupir, et me jeta un rapide coup d’œil avant de poursuivre :
— C’est le médecin légiste qui est à la tête du Collectif.
Je me hérissai à sa déclaration. Pourquoi étions-nous dans une voiture qui roulait trop vite pour que je me rue au-dehors ?
— Lockwood.
Encore ce grognement. Mon poing droit était crispé sur la poignée de porte, complètement tétanisé. Ishmail replaça ses doigts sur ma main gauche.
— Il ne va rien se passer. C’est juste une rencontre dans un cadre légal pour Sara. On ne va rien te faire. Je m’en assurerai.
Mon cœur battait à vivre allure. Mes yeux se braquèrent sur lui, toujours aussi calme, qui continuait à regarder la route.
— Promis ? demandai-je d’un air farouche et un brin sauvage.
— Promis.
Je ne savais pas qu’est-ce qu’il pourrait faire face au Patriarche de son Collectif, si l’envie prenait à se ce dernier de m’exécuter séance tenante. Ce n’était pas comme si le Patriarche était l’Ebed le plus fort du Cercle, ou du Collectif ici. Et qu’il possédait l’Autorité.
Sa main pressa la mienne avant de se reposer sur le volant, accompagnée d’une volute de menthe sauvage musquée. Je l’observai en silence, peut-être laissant le prédateur en moi effleurer la surface. Ishmail et moi avions toujours partagé une relation compliquée. Il avait systématiquement le petit mot caustique au bout des lèvres, et poursuivait nos joutes verbales, comme un match où nous faisions éternellement jeu égal. Mais jamais il ne m’avait fait du mal ou promis des choses impossibles. Je me rencognai dans mon fauteuil en croisant les bras et regardai délibérément de l’autre côté.
— D’accord, maugréai-je. Mais c’est pour Sara.
Il acquiesça.
— Bien sûr. Pour Sara.