Au final, Ishmail resta avec moi, m’aidant à nettoyer les débris du miroir de l’entrée, l’enlever et le jeter dans les ordures. Si Sara revenait, je me chargerais de lui expliquer ce qui était arrivé à cette ignominie qui trônait auparavant dans notre salon, quitte à lui en offrir un nouveau. Je préférais penser qu’elle se mettrait à rire de la tournure inattendue des événements et ravie d’avoir l’opportunité de renouveler sa décoration. Je ne désespérais pas de la voir rentrer. En même temps, si je lâchais ces réflexions positives, il ne me restait que le pire à envisager. Et je n’avais pas la capacité à l’encaisser.
Après m’avoir aidée, Ishmail s’était changé, enfilant son uniforme de Ranger. Le pantalon vert et droit lui allait comme un gant. La chemise bleue accentuait sa carrure, bien plus large que du temps de son adolescence et heureusement, le pull, vert sapin quant à lui, gommait ces muscles trop présents. Je l’avais taquiné :
— Et ton chapeau, tu ne le mets pas ?
— Pas pour tes beaux yeux, Lockwood, je n’aimerais pas le voir se flétrir. C’est l’élément le plus important de l’uniforme tout de même.
Près de douze ans de silence et nous avions repris, sans même nous en rendre compte notre dynamique d’antan, à coup de piques et de sarcasmes. Cela m’allait. C’était familier. Un peu comme quand on enfile de vieilles pantoufles. Cela apaisait mes angoisses. Cela maintenait à distance le fantôme qui me hantait. Et peut-être que mon esprit était un chouïa plus stable. Je soupçonnais Ishmail de jouer le jeu consciemment, comme s’il savait ce qu’il fallait faire pour mettre de la distance entre la folie et mon être. Même s’il ne le reconnaîtrait probablement pas devant moi.
Une fois prêt et un troisième café – à priori, il était plutôt accro – il m’avait saluée d’un « Pas de bêtise, Lockwood » et la porte s’était refermée sur lui. J’avais juste grommelé en croisant les bras sans faire plus de commentaires et l’avait laissé partir.
J’avais pris le temps de me préparer, de me détendre sous une douche chaude et revigorante afin d’effacer les cernes de ma mauvaise nuit pour que rien n’apparaisse au travail. Juan ne se douterait de rien et j’avais l’air aussi professionnelle que n’importe quelle serveuse ou vendeuse. Je fis le chemin vers le Ruby’s Trail en entraînant mes lèvres à s’étirer dans ce sourire tant bienveillant qu’artificiel. J’aurais presque pu faire carrière au cinéma.
La brise matinale était fraîche et sèche, autant que l’on pourrait en attendre à cette période de l’année. J’emplis à fond mes poumons, comme si ce dernier pouvait laver mon âme entachée de pensées sombres et lugubres. La neige continuait de fondre, formant de belles flaques pleines de gadoue glissante, cela devenait bien compliqué de ne pas tremper ses chaussures. Noah aurait détesté ça : devoir porter des bottes confortables et à l’épreuve de la météo plutôt que de mettre sa silhouette en valeur. Mais les jours rallongeaient et les températures s’adoucissaient peu à peu. Pas encore totalement pour passer au-dessus de zéro, mais presque. D’ici peu, le soleil arriverait à sécher tout cela, et on pourrait ranger les boots au placard pour ressortir les petites sandales. La vie allait reprendre et refleurir. Du moins, on l’espérait. Et j’espérais voir ce printemps avec Sara.
Le Ruby’s Trail était déjà ouvert. C’était au tour de Juan de le faire, et dès l’entrée de service, je sentis la chaleur bienfaitrice m’envelopper. Il avait dû mettre en route le gros poêle qui trônait au milieu de la salle principale, nous bénissions sa présence tout l’hiver sans le moindre doute. Cela donnait un charme certain au lieu, jouant sur la nostalgie du temps des chercheurs d’or et autres aventuriers, quand ils n’avaient que de misérables cabanes en rondins de bois pour s’abriter des éléments et des tasses en fer trouées pour boire leur café. Je me débarrassai de mes affaires, ajustant mon tablier et nouant ma crinière en un chignon flou. Sara aurait aimé ce détail.
Les mains lavées, je pris une grande inspiration, plaquant mon plus beau rictus sur le visage, j’étais prête pour faire face à tous les clients, dans la joie et la bonne humeur. Aucun ne saurait que cette nuit avait été atroce. Qu’elle était peut-être le tournant de mon avenir incertain.
— Bonjour Juan ! fis-je avec entrain en me plaçant derrière le Comptoir et jetant un coup d’œil circulaire à la salle tout en enlevant un ou deux pétales fanés du bouquet qui se trouvait près de la caisse. Gypsie n’est pas là ?
Monsieur Bill, lui, était bien là, assis non loin du fourneau ronflant. La meilleure place à n’en pas douter pour profiter au mieux de la matinée et d’une boisson chaude. Son café, un noir très corsé, était enveloppé par ses mains calleuses. Une source de chaleur supplémentaire, apaisante pour les articulations. Son croissant au beurre me mettait l’eau à la bouche. Le cinquantenaire regardait, rêveur, les flammes du poêle, comme si elles pouvaient rendre réels tous ses souhaits. À l’opposé, dans le coin de la salle, je vis Nicholas qui examinait avec attention une carte du parc, tapotant son stylo dessus et annotant parfois quelque chose. Il avait même utilisé le petit bol de boutons de roses pour maintenir le papier bien à plat. En voilà un qui n’avait pas peur de se donner les moyens pour voir ses vœux s’exaucer. Sa tasse de thé embaumait la pièce. C’était un mélange d’oranges et de plusieurs épices qui avait un franc succès aux alentours de Noël. J’essayai d’ignorer la pointe de clou de girofle qui perçait et qui avait le don de m'asséner une belle nausée, me concentrant plutôt sur l’odeur de brownie chaud qu’il avait à côté de lui, un fumet gourmand et capiteux qui restait sur le palais.
Enfin, si Nicholas étudiait la topologie du parc, c’est qu’il n’avait pas dû encore trouver son loup. C’était de bon augure et pour les Ebeds et la vie sauvage en général.
Ici et là, quelques clients bavardaient à voix basse, profitant du confort généreux mis en place par Juan, il n’avait pas ménagé sa peine pour rendre ce lieu toujours aussi accueillant.
— Michokoh ! Comment vas-tu ? me répondit Juan, tout en astiquant une des machines à café. Et Gypsie est à l’école de conduite. Tu ne seras bientôt plus la seule au volant de la Précieuse, ajouta-t-il en gloussant.
Je laissai mes yeux errer sur le Comptoir et vis plusieurs assiettes contenant des mignardises préparées avec soin : un mini-éclair au chocolat, un gros donut au glaçage rosé et des petits muffins à la fraise. Juan surprit mon regard :
— Nicholas a grand-faim, à priori.
— Son brownie était à peine entamé, m’étonnai-je.
— Le client est roi, Michokoh ! Qui suis-je pour critiquer les appétits ? plaisanta-t-il en me faisant un clin d’œil.
Il est vrai que, même si toute la nourriture n’était pas avalée, celle-ci était payée en monnaie sonnante et trébuchante qui allait dans les poches de Juan. Après tout, les clients pouvaient repartir avec leurs restes chez nous. Il y avait toujours un petit creux dans la journée pour les gourmandises !
— Je vais lui apporter, proposai-je.
— Va, ma belle ! rit mon patron tout en poursuivant son nettoyage, sa bonne humeur à toute épreuve, comme souvent avec les personnes ayant vécu des choses difficiles.
Le téléphone retentit et Juan alla décrocher, la chaleur perçant dans sa voix, même à travers le combiné. Encore une réservation de chambre. Le Ruby’s Trail n’avait jamais été aussi rempli !