Trop vite, le vieux pick-up se gara sur le parking de l’hôpital. Madison Hills avait beau être une ville bien plus grande que Reefton, la morgue se trouvait dans le même bâtiment que la clinique. Probablement au sous-sol pour être bien glauque et cliché comme il se devait.
Je détachai ma ceinture d’un grognement et je me mis à suivre Ishmail qui passait les immenses portes d’entrée automatiques. Pendant qu’il partait se renseigner à l’accueil, j'observai les lieux. Ici, pas d’urgences surchargées ou le brouhaha auquel on aurait pu s’attendre. La peinture des murs s'écaillait et le bâtiment aurait mérité un réel rafraîchissement, mais l’ensemble ressemblait au petit hôpital de campagne, désuet. La standardiste, une femme d’une trentaine d’années, se dandinait derrière son bureau, sûrement en train de se demander si elle voulait faire du gringue ou avoir peur de l’homme en face d’elle, probablement intimidée par sa cicatrice, mais alléchée par la large stature et la voix de velours.
Finalement, Ishmail la remercia pour me faire signe.
— C’est au sous-sol.
Je levai les yeux au ciel, forcément ! Avant de lui emboîter le pas vers l’ascenseur, je carrai les épaules, commençant à me préparer à la fois à encaisser le choc, mais aussi à tenir tête au fameux médecin légiste.
— Détends-toi, Lockwood, grogna mon compatriote. Tu vas mettre tout le monde sur les nerfs pour rien. Nous sommes là avant tout pour Sara.
— Il y aura forcément d’autres choses qui vont se jouer. Tu le sais.
Je le vis me jeter un regard en coin que j’ignorai superbement, croisant les bras. Puis, me rappelant que ma posture pouvait révéler mon attitude défensive de proie, je me forçai à les garder le long du corps, épaules relâchées, menton levé. J’inspirai un grand coup lorsque l’ascenseur s'ouvrit sur le couloir paré de vieux néons grésillant. Un peu plus, et on se croirait dans un film apocalyptique avec les zombies prêts à se ruer sur nous.
Ishmail mit la main sur la double porte battante et poussa. Cette dernière donna sur une large salle, plutôt lugubre. Les tubes d’éclairage distribuaient une lumière froide, éclairant une table métallique vide qui trônait au centre de la pièce. Près des murs, les paillasses se succédaient blanches et étincelantes, le matériel dessus était rangé scrupuleusement. Rien ne dépassait. Les éprouvettes étaient rutilantes et aucun grain de poussière n’aurait osé se poser sur l’une d’entre elles. De l’autre côté, de larges casiers s’enchaînaient et je ne pus m’empêcher de frémir, imaginant très bien ce qu’ils contenaient. Mais hormis l’aspect clinique de la pièce, ce qui attira mon attention fut l’odeur de fleur d’oranger mélangée à celle du sous-bois. Elle imprégnait l’endroit, plus que les relents de formol, de camphre et de produit désinfectant. Elle marquait le territoire d’un être redoutable. Le Patriarche était le maître des lieux et ne s’en cachait aucunement. Par contre, j’étais perturbée de ne pas ressentir de musc puissant, typique des mâles Ebeds.
Nous fîmes quelques pas avant d’apercevoir la silhouette. Je ne pus contenir mon étonnement. C’était une femme ! J’en fus toute bouche bée. Voyant mon air hébété, Ishmail eut un sourire narquois puis me donna une bourrade de son coude.
— Bienvenue dans le futur, Lockwood, où l’Évolution a suivi son cours !
La Matriarche (j’imagine que c’était le terme à employer) nous tournait le dos, penchée sur un microscope et terminant une analyse quelconque, nous laissant approcher sans aucune crainte. Elle finit toutefois par émettre un rire à la remarque d’Ishmail.
— C’est vrai qu’en termes d’archaïsme, les iles Selenes en tiennent une bonne couche, répondit-elle d’une voix plutôt ténue et amusée.
Pivotant vers nous, elle se redressa, dévoilant sa grande taille. Ishmail ne la dépassait que de peu. Elle fourra ses mains dans les poches de sa blouse blanche et posa sur moi ses yeux en amande d’un bleu outremer saisissant. Une goutte d’eau profonde dans un désert robotique.
— Tu dois être Micaiah, la fameuse bête noire d’Ellie, n’est-ce pas ?
Je levai les sourcils et regardai Ishmail s’il pouvait m’éclairer. Il eut un sourire en coin.
— Elijah Duchesne, notre adjointe au shérif préférée.
Oh ! Il parlait de l’Ebède qui voulait m’exécuter ! Je comprenais mieux.
Le visage de la Matriarche n’avait rien de menaçant. Ses lèvres s'étiraient même de manière rassurante et... amicale ! Pourtant, ce n’était pas parce qu’on avait une expression gentille qu’on l’était. J’avais déjà appris cette leçon. Je l’observai sur la défensive. Elle pencha la tête de côté, ses courtes mèches marron glacé suivant le mouvement, continuant à encadrer son beau minois.
— Je ne vais pas te manger, poursuivit-elle en chassant l’air de sa main, comme si de rien n’était. Ishmail s’est porté garant pour toi. Je n’ai encore pris aucune décision en ce qui te concerne et vous êtes ici dans le cadre d’une affaire qui, il me semble, est bien plus importante que nos petits soucis de bienséance.
Elle continuait toujours à être détendue, son apparente bienveillance collée au visage. Mais contrairement à mon sourire commercial, elle n’avait rien de faux. J’étais complètement déroutée, ne sachant sur quel pied danser.
— Je suis Zachariah Svartland, médecin légiste de ce comté, et accessoirement la Matriarche du Collectif du Wuruhi. Enchantée, Micaiah.
Elle ne me tendit aucune main, mais échangea un regard avec l’homme à mes côtés avant de hocher la tête. Elle se détourna pour se diriger vers les casiers dans un claquement de talons. Sous sa blouse blanche, la docteur était impeccablement vêtue, aussi rigoureuse que son matériel rangé et propre l’attestait. Elle attrapa un dossier sur une table roulante en inox.
Ce fut à ce moment-là que mon compagnon reprit la parole :
— Nous sommes là pour voir Sara, comme je te l’ai dit ce matin.
La femme hocha la tête.
— Elle est arrivée il y a peu. Je n’ai pas encore procédé à l’autopsie. Par contre, je dois vous prévenir, elle est loin d’être dans un bon état. Ce que je peux vous dire, c’est qu’à présent qu’il y a un corps, une enquête officielle va pouvoir être ouverte.
Aux mots « autopsie » et « enquête », mon estomac se contracta, ne sachant ce que j’allais trouver, mais j’avais besoin de la voir de mes propres yeux. La gorge nouée, j'aperçus la docteresse Svartland déverrouiller un casier et le tirer vers nous, dévoilant une planche où était allongée une forme dissimulée sous un drap. Un corps.
Délicatement, la Matriarche prit les bords du tissu pour le replier, découvrant le visage du cadavre. La peau avait perdu ses couleurs. Plus de joues roses teintées, il ne restait qu’un blanc terne. Les taches de rousseur ne rehausseraient plus jamais la gaieté de ses yeux. Ces derniers étaient définitivement fermés. Un sanglot se coinça dans ma gorge tandis que je reculai d’un pas. L’odeur de décomposition était ténue grâce à la réfrigération des tissus, mais elle n’en était pas moins agressive par ce qu’elle signifiait. Le sang séché recouvrait toute la face de Sara. Ses cheveux en étaient imbibés, noircissant le bel auburn brillant qui avait fait sa fierté et ses lèvres rouges n’étaient plus qu’un lointain souvenir : la chair avait été emportée, arrachée.
— Sara…
Ma voix n’était plus qu’un murmure tandis que la porte de mes espoirs se refermait définitivement devant la brutalité de la réalité. Sara n’était plus portée disparue. Mais Sara n’était plus non plus. Sara m’avait quittée pour toujours. Plus jamais nous ne bavarderions de ses aventures romanesques, plus jamais je ne pourrais être agacée par sa musique trop forte. Plus jamais nous ne partagerions d’émotions, bonnes ou négatives. Tout était fini. Sa vie s’était terminée.
J’ouvris lentement mes paupières, regardant ma colocataire à jamais silencieuse. J’avais l’impression de sentir mon cœur agoniser dans ma poitrine, me ramenant des années en arrière. Neuf ans plus précisément. Je l'apercevais sans la voir, ses contours devenant plus flous. La carnation de sa peau se fonçait, mais sans aucun éclat. Le fatras de sa masse capillaire s’alourdit. La rondeur de son visage se fit plus angulaire. Me voici morte sur la table. Non, pas moi. Ma moitié. Noah.
Je tendis les doigts vers le cadavre. Ses yeux s’ouvrirent brusquement, sur un doré malveillant. En hoquetant, je me reculai vivement, butant contre le torse d’Ishmail. Une poignée ferme pressa mon épaule l’accompagnant d’une vocalise gutturale. J’étais de nouveau dans la réalité. Il échangea un regard furtif avec le médecin légiste qui hocha la tête. Quoi que cela voulût dire, il me détourna du corps de Sara délicatement.
Je tournai mes yeux vers lui, puis les baissai, la main allant sur la sienne, la serrant, incapable de faire la brave en repoussant son réconfort. Mes émotions, mes espoirs se fracassaient à mes pieds. Mon univers chamboulé.
Je percevais à peine le docteur remettre avec douceur le drap, cachant le visage d’ange de Sara. C’était la dernière fois que je la voyais, mon ultime souvenir. Nous n’avions vécu que quatre mois ensemble, mais elle avait été mon salut et m’avait tenue éloignée de la folie sans le savoir. Qu’allais-je devenir ?
— Allez viens Lockwood. Je te ramène chez toi.
Ne sachant que faire d’autres, j’acquiesçai piteusement, laissant derrière moi la morgue, abandonnant Sara dans un lieu dont je ne pouvais la sauver, aux bons soins du Docteur Svartland. À elle à présent de trouver qui avait pris la vie de mon amie.