Le mois d’avril était arrivé rapidement. Quelques semaines s’étaient écoulées après les incidents qui avaient secoué la capitale. Plusieurs croyaient que l’armée partirait en guerre contre le culte et Randell Tabris, mais les généraux avaient donné l’ordre à leurs troupes de rester sur place en tout temps afin de protéger la ville. Les missions de délégations étaient interrompues pour cette raison et la guilde des aventuriers avait formé une alliance avec le Conseil dans le but de répondre à ses services.

Alors, le président s’était présenté chez Ellen Prescott en personne pour lui demander son aide. Elle avait été réticente, face à cette idée, mais savait que la population avait grandement besoin de ses services. Afin de lui montrer qu’il était sérieux, Artael lui avait demandé de rejoindre l’armée en tant que maréchale en période d’essai et lui avait offert une place au Conseil. Il avait fortement besoin de son expertise stratégique, reconnue à travers la région et de ses talents pour gérer l’armée avec les généraux. Elle avait hésité un moment, puis accepté, après avoir dit qu’il était grand temps pour les femmes de ce pays de montrer qu’elles avaient, elles aussi, le droit de gouverner les patrouilles. De plus, elle avait mentionné qu’avoir ce titre lui permettrait d’agrandir la guilde, avec son nouveau salaire.

Plusieurs hommes et femmes, qui travaillaient autrefois pour Ellen, faisaient partie des lignes de défenses de la ville. Plusieurs d’entre eux n’étaient pas d’accords avec les histoires politiques de la république, mais savaient que Baldt avait grandement besoin de leur aide. Quelques aventuriers et mercenaires avaient même quitté la ville alors que d’autres avaient accueilli cette nouvelle à bras ouverts.

Quant à la basse-ville, celle-ci fut scellée à nouveau. La fontaine était surveillée en tout temps et tout le monde à la capitale savait désormais qu’il y avait eu jadis une communauté secrète qui se cachait sous leurs pieds. Puisque le Conseil n’avait pas encore les moyens de se débarrasser de ces lieux, sans causer trop de dégâts, la meilleure solution était simplement de surveiller le passage de la fontaine, jour et nuit. Ils trouvaient aussi les sous-sols trop endommagés pour y faire des rénovations. Les citoyens de Baldt resteraient sur la surface.

Au début de la troisième semaine, la Septième Brigade s’était rassemblée à leur salle de réunion du rez-de-chaussée, sous les ordres de la nouvelle capitaine, Misaki. Elle avait accepté de prendre ce poste après que Flint ait décidé de déléguer cette tâche à quelqu’un d’autre. Après de nombreuses discussions avec les représentants des équipes, il avait été décidé que Serenity rejoindrait leurs rangs. Derek Doyle serait aussi transféré avec eux, puisque le groupe de la Capitaine McFinnigan débordait de nouvelles recrues.

Le pauvre Derek avait passé toute la matinée à bégayer à toutes les fois qu’on lui posait des questions ; il était assis aux côtés de Luna. Ses sentiments pour l’adolescente n’avaient pas changé depuis le premier jour où il avait posé son regard sur elle. La magicienne ne comprenait vraiment pas pourquoi il se comportait de cette façon, quand il était près d’elle, mais comme d’habitude, le trouvait marrant.

Misaki était en retard ce matin. Elle n’était pas encore dans la salle alors que ses autres compagnons étaient déjà tous installés autour de la nouvelle table ronde qu’on avait placée dans la pièce ; pour remplacer le vieux meuble rectangulaire qui avait fait son temps. Il y avait désormais un peu plus d’espace dans la salle de rencontres, ce qui permettait aux brigades d’y mettre quelques chaises supplémentaires.

Serenity avait décidé de rester à la capitale après avoir été sauvé par son ami tandis que la plupart des hommes et des femmes ailés étaient repartis vivre chez eux. Pour remercier Shayne de lui avoir sauvé la vie, elle avait décidé de prendre sa place dans la Septième Brigade, dans l’espoir de se rendre utile à Baldt. Celui-ci avait accepté sa proposition, malgré son inquiétude. D’après ce qu’il avait compris, une bonne partie de ces clans s’étaient enfuis par la voie des airs, lorsqu’ils avaient été attaqués par les membres du culte. Il était donc possible que leur espèce ne soit plus en voie de disparaître. Quelques-uns des plus jeunes hommes ailés qu’on avait sauvés dans les sous-sols de la ville, avaient décidé de rester en ville quelque temps, afin de tisser des liens avec la population.

Misaki entra finalement dans la salle, papiers en main et avec une expression légèrement irritée. Elle en était à son troisième mois de grossesse, d’après les médecins, et ils lui avaient interdit de quitter la capitale sous aucun prétexte. Son escapade nocturne de l’autre fois n’avait laissé aucunes séquelles graves à son bébé, Athéna soit louée ! Cependant, Flint et ses amis n’avaient pas encore compris la raison pour laquelle les adeptes de Perséphone avaient décidé de l’enlever, après avoir saccagé la chambre des Megumi.

Dia avait émis l’hypothèse qu’ils essayaient peut-être d’attirer les esprits dans leur repaire, puisqu’il existait une résonance entre les porteurs et eux. Comme Misaki était entourée de créatures magiques, les membres du culte avaient probablement pensé qu’elle était liée à eux, d’une manière ou d’une autre. Ils avaient vu juste, car le chien de prairie s’était manifesté après avoir ressenti la détresse de la guerrière. Il y avait beaucoup de choses qu’ils ne comprenaient toujours pas, mais tout ce qu’ils avaient trouvé à l’abri les aidait à répondre à certaines questions.

Le plus étrange dans tout ça était que les partisans de Perséphone avaient capturé Lusso, sans même prendre la peine de l’exécuter. Pourquoi ? Même lui n’aurait su leur répondre. Les membres de sa fratrie étaient toute fois heureux qu’il soit sain et sauf.

Le chien de prairie semblait s’être tissé des liens avec la nouvelle capitaine, dont il ne se séparait plus. Il s’était présenté au reste du groupe, une heure après avoir sauvé Misaki du bunker et clamé qu’elle partageait son élément. Il prenait la forme d’un bâton quand elle avait besoin d’une arme, ou bien celle d’une armure lorsqu’elle sortait en public. Il paraissait vouloir protéger le bébé en elle coûte que coûte. Misaki n’avait pas l’air de s’en soucier, elle était en bonne compagnie et il l’aidait à faire son deuil pour passer à travers la mort de Yosuke.

Elle s’assit à table, avec Lusso avachi autour de son cou. Elle réfléchissait aux informations qu’elle était encore en train de lire.

— Salut tout le monde, commença-t-elle. Aujourd’hui, nous avons la permission spéciale du Conseil de sortir de la ville.

Elle déposa les documents devant elle et s’adressa au reste du groupe :

— Comme vous le savez, le centre pénitencier est désormais occupé par les membres du culte de Perséphone et Doylesbourg se trouve à proximité de cette prison, dit-elle à ses collègues de travail. Nous avons reçu une missive de la part de leur maire. Celui-ci désire que l’on escorte des gens de leur petite communauté jusqu’à la capitale. Il raconte que plusieurs d’entre eux ne s’y sentent plus en sécurité depuis quelque temps et que certains adeptes rôdent près de leurs immeubles durant la nuit. Puisque je n’ai pas le droit de quitter la ville dans mon état, exceptionnellement, je vais devoir demander à l’un d’entre vous de mener notre groupe au village afin d’accomplir cette tâche.

Serenity leva sa main en guise d’intérêt.

— Je veux bien vous remplacer, si ça vous ne dérange pas, Miss Megumi, dit-elle.

— Merci bien, Serenity.

Misaki se racla la gorge avant de poursuivre :

— Tout ce que je vous demande, c’est de rester prudents sur la route. Le maire nous a demandé de nous rendre là-bas d'ici à la tombée de la nuit, si possible. Ça fait maintenant deux jours qu’ils attendent notre réponse, Kyran a pris cette décision ce matin après avoir consulté son père.

Elle sortit d’en dessous du tas de feuilles une carte tracée de la capitale jusqu’à Doylesbourg qu’elle fit glisser en direction de la demoiselle ailée.

— Voilà les directions pour vous rendre à destination, Serenity, ajouta la capitaine. Puisque vous êtes notre nouvelle experte en soins, je suggère au reste du groupe de rester près de vous en tout temps, afin de vous protéger.

Serenity rougit et se gratta le bout du nez.

— Ne vous en faites pas pour moi, dit-elle. Je peux très bien me défendre.

— Vos champs de forces sont en effet très puissants, mais pour ce qui est des sorts offensifs, je crois qu’il serait préférable de laisser ça à Luna, mentionna Cassandra.

— C’est comme vous voulez, couina Serenity qui se sentait soudainement intimidée. Je ne veux que me rendre utile après tout…

— Allons, c’était un compliment, lui rassura Cassandra.

La jeune femme ailée hocha nerveusement la tête.

Flint entendait des bribes de la conversation en silence, mais son esprit était ailleurs. Il avait Gwen sur la conscience. Après qu’on avait sauvé Misaki, l’autre fois, il était retourné au bunker souterrain avec Kyran. Lorsqu’ils avaient trouvé des machines de communications et des bouts de lettres griffonnés avec l’écriture de leur sœur, ils avaient compris rapidement que les puces électroniques du palais étaient liées à cet endroit. Un contrefaiseur du culte avait écrit toutes ces lettres qu’on avait envoyées au palais. Le conseiller avait prononcé quelques jurons, répugné de s’être fait avoir.

Dans l’un de leurs pupitres abandonnés, Flint et Kyran avaient trouvé un vieux journal personnel de Gwen, dont le contrefaiseur s’était servi pour reproduire son écriture. D’après Kyran, ce criminel s’était enfui et avait oublié d’emporter ses outils avec lui. Gwen n’avait donc jamais mis les pieds à la capitale et on ignorait si elle était encore vivante à ce jour. Toutefois, Flint refusait de croire qu’elle était morte ou qu’elle les avait complètement oubliés.

Comment le journal intime de leur sœur s’était-il retrouvé là-bas ? Flint l’ignorait, mais il était fort probable que Troyd soit le responsable de tout ça. Ce dernier avait sûrement volé des objets de sa famille et s’en étaient servis afin de semer la pagaille chez eux…

Cassandra quant à elle, essayait d’apporter son opinion à la conversation en cours, même si elle se sentait de plus en plus à l’écart du groupe.

Dernièrement, elle passait moins de temps avec Misaki, depuis qu’elle était devenue capitaine. Son amie était souvent présente aux réunions de la maréchale et des généraux et pour cette raison, la fréquentait moins souvent. Shayne, Daichi et Ellen discutaient des stratégies à employer en cas d’invasion. Cassandra s’était donc portée volontaire pour garder un œil sur Sakura. Elle gardait espoir de renouer des liens avec sa meilleure amie.

Les décès de Nash et de Yosuke étaient trop récents dans leurs souvenirs ; ils avaient tous besoins de faire leur deuil, mais Cassandra s’ennuyait de l’ancienne Misaki. Elle s’estimait quand même chanceuse qu’elle soit toujours vivante. Elle s’imaginait encore dans la chambre, plusieurs semaines plus tôt, avec la fillette des Megumi, alors qu’elle avait tenté de lui expliquer que ses parents étaient morts… elle en avait été incapable. Ni Gabriel, ni elle, n'avait pu lui expliquer que ses parents avaient été tués par de méchantes personnes. Il n’y avait qu’à imaginer la réaction que Cassandra avait eue, lorsqu’elle vit sa grande amie au rez-de-chaussée, tandis qu’elle se rendait au réfectoire… Misaki était blême et tremblante tandis que Flint et Luna l’emmenaient à l’infirmerie… L’elfe guérisseuse tenta de chasser ces images de son esprit. Tout ceci était du passé.

Au beau milieu de la conversation en cours, Flint se leva, croisa les bras et soupira, ce qui attira les regards vers lui.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Misaki.

— J’ai l’impression que nous perdons notre temps, expliqua-t-il qui secoua la tête. Pourquoi ne nous rendons-nous pas à cette prison de merde pour leur donner l’assaut final qu’ils attendent ? Notre priorité est de protéger les esprits élémentaires et nous n’avons fait que tourner les pouces durant ces dernières semaines !

Misaki se leva d’un bond et frappa la table alors qu’elle fixait son subordonné d’un air sévère :

— Je te signale que tu es celui qui a renoncé au poste de capitaine, si tu n’es pas satisfait de la manière dont je gère les choses, va te plaindre au Général Wolfe ! C’est ton père, ton frère et lui qui décident normalement de la répartition des missions pour notre nation !

— Mais nous sommes tous aveuglés par ça, la nation ! rugit Flint. Ce n’est pas Baldt qui importe en ce moment, mais l’avenir de toute notre planète  ! Les esprits élémentaires ont besoin de nous plus que jamais et si nous ne parvenons pas à éradiquer la secte, nous allons tous en souffrir !

— Je ne suis pas aveugle, Flint ! Cependant, les ordres sont les ordres !

— C’est comme si je parlais à une sourde ! C’est dingue, quoi ! On dirait entendre mon oncle, lui qui ne jurait que par la loi et le travail !

Flint lança ensuite un regard espiègle en direction de Gabriel qui poussa un long soupir. Ce dernier n’aimait pas trop voir ses amis s’engueuler, mais cette fois, il n’avait pas le choix de donner raison à son mari.

Ce fut toutefois Luna qui prit la parole :

— Je suis du même avis que notre tête enflée adorée, il faudrait qu’on fasse quelque chose pour Dia et les autres.

— Eh ! couina Flint, qui fronça des sourcils.

— Nous ne pouvons plus attendre que le mal vienne à nos portes, ajouta Dia. Ce n’est plus seulement l’avenir de votre monde qui est en jeu, mais possiblement l’au-delà. Les forces obscures enfermées de l’autre côté du voile risquent de tout gâcher, si nous ne faisons pas attention… Je suis partante pour qu’on aille à cette prison.

Gabriel, qui n’avait pas parlé jusque-là, décida de s’adresser au groupe.

— Nos supérieurs sont aussi incertains que nous en ce qui concerne l’armée de nos ennemis, expliqua-t-il. Nous savons qu’ils sont au centre pénitencier par centaines, mais nous sommes trop peu nombreux. Nos forces actuelles ne sont pas suffisantes pour lutter contre Randell et son armée de clones. Si nous ne les attaquons pas maintenant par surprise, ils risquent d’agrandir leurs rangs davantage et nous allons perdre cette guerre. Je propose que nous passions à l’action.

— Décidément, il est beaucoup plus éloquent et sûr de lui qu’avant, celui-là, se dit Cassandra qui venait d’écouter les paroles du golem avec attention.

Misaki ferma ses yeux un instant et réfléchit.

Quand elle les rouvrit, elle remarqua que les autres personnes dans la pièce semblaient tous attendre une réponse de sa part.

— Pour être honnête, je doute que ce soit ma place pour prendre une décision de ce genre, pensa-t-elle. Ils me regardent comme si j’étais la seule à pouvoir régler cette situation. Je ne suis pas une déesse, ma parole ! Euh… Minute… Qu’est-ce que je raconte ? Je SUIS la capitaine !

— En tant que porteurs des esprits élémentaires, nous devons rester soudés, commenta Cassandra. Ce n’est pas en nous divisant maintenant que cela arrangera les choses. Dia, Nox, Lusso et Windy comptent sur nous depuis tout ce temps, nous ne devons pas les séparer. À vous entendre, Flint, Gabriel et Luna, j’ai l’impression que vous voulez quitter notre brigade et partir en mission-suicide. Ce n’est pas une bonne idée. Je refuse de vous suivre comme ça, sans être préparée.

— Si Nash était là, il serait du même avis que nous ! dit Flint avec fermeté. Mon oncle refuserait de risquer la vie de ces créatures en danger !

— Il faut te rendre à l’évidence, tu n’es pas ton oncle et tu ne le seras jamais ! répliqua sèchement Misaki qui commençait à en avoir assez de son attitude négative. Oui, Nash avait du cœur, mais il savait quand il était nécessaire de respecter la loi et les ordres du Conseil.

— Nash était la base de ce groupe, sans lui nous ne valons rien ! tonna Flint. Autant en finir maintenant !

— Notre groupe a toujours su fonctionner parce que nous travaillions en équipe depuis tout ce temps ! Nash était un atout essentiel pour la brigade, mais il n’est plus des nôtres désormais et nous ne pouvons pas pleurer sa mort éternellement, pendant que notre pays a besoin de nous !

— Cassandra dit que nous devrions rester soudés en tant que porteurs d’esprits, dans ce cas pourquoi Shayne n’est pas avec nous ? Hein ?! Tu peux me l’expliquer, Mademoiselle Je-Sais-Tout ? Allez, je n’ai pas toute la journée…

— Ça par contre, c’était gratuit de ta part.

Un éclair magique apparut au-dessus des têtes et frappa la table, près de Flint, Gabriel et Misaki. Luna commençait à perdre patience.

— Cessez de vous comporter comme des gamins ! formula-t-elle alors qu’elle faisait pivoter son index dans les airs. Vous ne vous rendez pas compte que c’est ce que l’ennemi désire en ce moment ? Ils veulent semer le doute et le chaos dans nos rangs et c’est en train de fonctionner ! Si vous n’arrêtez pas de vous chamailler maintenant, comment allons-nous les vaincre ?

Flint et Misaki rougirent. Effectivement, Luna avait raison. Elle avait toujours raison, ces derniers temps. Elle devait souvent ramener le groupe à l’ordre, quand il y avait des dérapages. Se disputer aujourd’hui, ne ferait qu’aggraver la situation.

Derek bégaya nerveusement.

Tous se tournèrent vers lui pour voir qu’il avait la main levée. On ne savait pas depuis combien de temps, mais il semblait si intimidé par les anciens membres du groupe qu’il avait peur de se prononcer.

— Quoi ? demanda Flint qui roula les yeux.

— J… je… je connais très bien la route vers Do… Doylesbourg p… pour y être allé pu… pu… plusieurs fois, couina Derek. Il y a des p… p… passages sécuritaires qui p… p… pourraient nous servir à escorter les g… gens de cet endroit.

— Que nous proposes-tu dans ce cas, demanda Misaki, calmement.

— J… je… e… excusez-moi un moment…

Le jeune Doyle déglutit et se tapa les joues. Il essayait de se donner un peu de courage. S’il voulait bien paraître en face de l’élue de son cœur, il était nécessaire pour lui de ne pas se montrer comme un lâche. Après quelques secondes, il continua de parler avec la capitaine.

— Je peux me rendre à Doylesbourg et escorter celles et ceux qui désirent venir s’installer à Baldt, dit celui-ci. Nous sommes nombreux ici et leur village doit contenir au moins une bonne centaine de personnes en ce moment. Quelques-uns d’entre eux ont exprimé le désir de partir de ces lieux, donc je pense que nous n’avons qu’à envoyer trois à quatre brigadiers pour cette mission. Ceux qui restent pourraient rendre service à la capitale autrement.

— J’aime comment tu penses, toi, dit Luna qui lui donna une tape amicale sur l’épaule. Tu vois Flint ? Pas besoin de paniquer.

Misaki se racla la gorge avant de jauger toutes les personnes présentes dans la pièce. Les seuls dans leur groupe à ne pas avoir d’esprits élémentaires en leur compagnie étaient Derek, Gabriel, Luna et Serenity. Les envoyer là-bas sans la protection de ces créatures magiques, serait risqué. Il faudrait qu’elle envoie deux porteurs…

— Cassandra, j’aimerais que tu fasses partie de cette escorte avec Windy, dit la capitaine. Lusso est avec moi, mais je pourrai le passer à l’un d’entre vous afin de protéger vos arrières.

— Il en est hors de question ! couina le chien de prairie qui était installé à son épaule. Je refuse de m’éloigner de toi maintenant que je t’ai trouvée !

— Nous n’allons pas déranger Shayne et Nox pour cette mission, ils ont déjà des tâches importantes en ville. Flint ne veut pas y participer… Il nous reste donc Windy et toi comme seuls esprits disponibles. À vous deux, vous serez suffisants pour aider ces gens à partir de leur établissement. Ainsi, ces rescapés pourront arriver sains et saufs dans notre ville. Alors Lusso, sois gentil et accepte cette proposition.

— D’accord… répliqua celui-ci, déçu. C’est toi le boss…

Comme prévu, Serenity serait celle qui mènerait le groupe avec l’aide de Derek. Luna et Cassandra se portèrent volontaires pour assister ces derniers dans leur démarche. Luna aurait bien aimé accompagner Flint, mais se dit que le groupe de l’escorte aurait besoin de ses services. Ils pourraient bientôt partir, mais ils faisaient face à un dilemme : il leur manquait au moins un guerrier pour les protéger.

Derek n’étant qu’un novice à l’arme blanche, Flint demanda à son mari de les accompagner, afin de régler cette affaire. Gabriel semblait contre cette idée, mais devait se rendre à l’évidence : il était une cible facile, mais résiliente. Avec lui, les autres seraient en sûreté. Puisque Serenity serait leur chef de groupe, Misaki lui offrit les services de Lusso.

L’un après l’autre, ils sortirent tous de la salle des réunions, sauf Flint et sa supérieure. Gabriel attendit près de la porte un instant, puis s’éloigna afin d’aller se préparer pour sa nouvelle mission.

— Maintenant que tu as eu ce que tu voulais… J’espère que tu es content… râla Misaki. Toutefois, j’aimerais connaître tes intentions avant de te laisser partir. Si jamais tu venais à disparaître, au moins j’aimerais savoir où tu t’en vas exactement.

— Pour le moment, je dois trouver Kelvin, Bella et Giotto. Ensuite, je verrai. Dia sera avec moi, donc je ne serai pas seul durant mon absence.

— C’est inutile. Les esprits élémentaires ne se manifestent qu’aux gens élus par la déesse. Kelvin et Bella n’ont pas encore été localisés, mais Giotto est parmi nous.

— Où veux-tu en venir ? demanda la louve.

— Vous vous souvenez sûrement des membres du culte qui sont venus saccager ma chambre, pas vrai ?

Flint opina du chef en silence, alors que Dia fit un simple : « Mm-hmm ».

— Eh bien, ils cherchaient l’épée de mon mari, déclara Misaki. Celle-ci renferme l’âme de Giotto. Nous avons trouvé un dragon aux pieds de nos quartiers généraux des mois avant de vous rencontrer et il était mourant. Afin de préserver ce qui restait de son existence vitale, il a opté pour prendre la forme d’une arme. Shayne possède désormais cette épée et je lui ai fait promettre de la protéger jusqu’au jour où le dragon renaîtra. C’est un détail qui m’a échappé quand j’ai découvert ce qu’on avait fait à ma chambre, mais ça m’est revenu quelque temps avant que tu m’aies sauvé du bunker.

— Tu mens… dit Flint. Si l’esprit de Giotto était parmi nous, Dia l’aurait déjà ressenti ! N’essaie pas de me faire changer d’avis, je compte bien retrouver les autres, même si je dois y laisser ma vie !

— Je ne mens pas… Le pouvoir de Giotto est si faible qu’il a dû transmuter son âme, afin de protéger ce qui restait de lui. D'ici à quelques années, le dragon reviendra à la vie et devra se trouver un nouveau protecteur. Yosuke savait qu’il y avait des chances qu’il ne survive pas cette guerre, alors il m’a proposé que l’on fasse un deuxième enfant, c’était peu de temps après que nous nous sommes installés à Baldt… Nous étions préparés à tout…

— Qui d’autre est au courant de cette histoire ? demanda Dia.

— Shayne et Artael ont été mis au courant le jour où vous m’avez sauvée des sous-sols de la ville, répondit la capitaine. Après avoir appris la mort de Yosuke, je n’avais plus le choix. Je ne tenais pas à vous tenir dans le secret puisque j’ai confiance en vous, mais avec les nouveaux membres dans notre groupe, je devais me faire discrète. Derek et Serenity ne sont pas impliqués dans cette affaire. Cassandra et Luna savent déjà à quoi s’attendre avec nous, ainsi que Gabriel. Nous essayons de limiter les dégâts.

— Tout le monde en ville a déjà vu nos esprits, je ne vois pas ce que ça change, grogna Flint. Tôt ou tard, ils seront au courant que ce ne sont pas de simples animaux ou d’armes magiques. Ils sont essentiels à notre planète !

— Non… Elle marque un point, Flint, répliqua Dia. Il ne faut pas éliminer les possibilités que Serenity ou Derek soient des agents du culte. N’importe qui peut être un suspect…

— Eh bah, merde ! Que dois-je faire alors ?! Je ne peux pas rester ici les bras croisés à attendre que la secte passe à l’attaque !

— Tu dois prendre une journée de congé, suggéra Misaki. C’est une requête en tant qu’amie et non un ordre. C’est pour ça que je suis si dure avec toi.

— Mais je…

— Pas de mais qui tienne ! gronda-t-elle. Nous nous inquiétons pour ta santé mentale, Gabriel et moi !

— Il m’en aurait parlé…

— Ça suffit Flint… Tu en fais beaucoup trop pour un seul homme. Il faut que tu apprennes à lâcher prise. Tu n’as jamais pris le temps d’aller rendre visite à la tombe de ton oncle depuis l’incident et pourtant, une bonne partie de la ville s’est rendu au monument des défunts, ta famille y compris.

Flint s’avoua vaincu. Il avait compris qu’il tournait en rond et qu’il était en train de perdre la boule à force de s’inquiéter pour tout le monde. Il était vrai qu’il n’avait pas encore pris le temps de faire le deuil de Nash. Voilà pourquoi il s’était engagé durant les dernières semaines à rendre plusieurs services à Baldt ou bien à s’éterniser au centre d’entraînement avec les nouvelles recrues.

— Flint, j’ai peur pour toi… ajouta la capitaine. Tu es l’un de nos meilleurs soldats et nos plus loyaux brigadiers et il est vrai que tu nous as rendu beaucoup aidé et que plusieurs devraient prendre exemple sur toi, mais tu es en pleine crise… Tu as le droit de prendre quelque temps pour réfléchir à ton avenir et pleurer la mort de ton oncle. J’ai fait mes adieux à Yosuke quelques jours après être sortie de l’infirmerie, en compagnie de ton père, ton frère et Shayne, quand nous étions au monument… Quelques brigadiers ont suivi notre groupe afin d’aller porter des fleurs aux défunts. Ce jour-là, Artael et Kyran avaient besoin de toi, mais puisque tu étais trop occupé…

Misaki se tut lorsqu’elle vit l’expression triste du jeune homme. Ce dernier serrait les poings contre ses hanches.

— Ça fait plusieurs mois que je te vois agir… ajouta sa supérieure. Au tout début, tu m’énervais parce que tu essayais toujours de montrer à tout le monde que tu pouvais être meilleur que Nash… Mais plus nous avons participé à ces missions et ces requêtes autour de la ville, plus j’ai commencé à mieux comprendre qui tu étais vraiment. Et je dois admettre que j’ai beaucoup de respect pour ta famille et toi, car sans vous, les rebelles d’autrefois seraient probablement tous morts.

Flint avala sa salive. Misaki ressentait subitement l’envie de pleurer, mais se retint. Elle avait des souvenirs de Nash et de Yosuke qui remontaient en elle.

— D’après Artael, il se pourrait que tu commences une dépression comme ton oncle, mentionna-t-elle. Il faudrait vraiment que tu fasses attention, sinon on risque de te perdre. Si tu devais disparaître en plus de Nash, ce serait une catastrophe pour ta famille et notre brigade. Tu peux nous parler de tes problèmes, tu sais ? On ne te jugera pas. Sinon… tu peux toujours consulter Monsieur Plante… C’est un très bon psychologue, tu sais ? Je…

Flint commença à pleurer en silence, malgré le fait qu’il essayait de retenir ses larmes depuis maintenant une bonne quinzaine de minutes. Il avait honte de son comportement et aussi de la façon à laquelle il s’était adressé à son amie. Il se sentait beaucoup sous pression.

— Ce… ce n’est pas facile Misaki… dit-il après s’être rapidement essuyé les yeux. Je ressens tout ce poids sur les épaules parce que je n’ai pas envie qu’il arrive quoi que ce soit à Dia et les autres… Nash me manque beaucoup, c’est vrai… Mais je suis perplexe à l’idée que nous ayons à combattre tous ces clones de Troyd. Qui sait si Randell n’a pas utilisé les mêmes combines pour reproduire notre armée ?! Imagine si nous devions croiser une deuxième Misaki, une autre Luna, un petit groupe remplis de Cassandra ? Arriverons-nous à reconnaître nos amis ou serons-nous tous dupés par cette magie noire ? Je me sens dépassé par les événements…

— Je comprends ta peur Flint, expliqua Misaki qui lui afficha un triste sourire. Nous pensons tous comme toi. Shayne est très concerné par la fragilité de ta santé mentale, et il n’est pas le seul. Gabriel vient souvent nous rendre visite en fin de soirée pour nous dire que tu pleures et que tu gémis durant ton sommeil. Voilà pourquoi Estelle dort avec Sakura et moi depuis quelques jours.

— Je dois avouer que c’est très inquiétant, mentionna Dia.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé, toi ? grogna le blond qui observa son épée.

— Je ne voulais pas t’embêter, répliqua-t-elle. Gab m’a fait promettre de veiller sur toi en essayant de te remonter le moral… Toutefois, je ne suis vraiment pas douée pour ça… Déjà que je n’ai pas été capable de le faire avec Nash, je me sens inutile…

— Tu vois ? indiqua Misaki. Les autres ont commencé à remarquer ton changement de comportement et…

Flint leva une main et fit signe à sa supérieure de se taire. Il n’avait pas besoin d’en entendre plus. Il savait très bien où elle voulait en venir. Sa santé mentale détériorait. Il serait raisonnable pour lui de suivre les conseils de sa supérieure directe et de prendre congé pour la journée. Il remercia donc son amie, de lui avoir mentionné tout ça, puis sortit tranquillement de la pièce, dans un état second.

Il longea le long des couloirs, une main sur le pommeau de son épée. Il avait besoin de trouver la force afin d’emprunter un cheval à l’écurie, pour ensuite se rendre au monument des défunts. Toutefois, il n’en ressentait pas le courage. Perdu dans ses pensées, il s’adossa contre un mur et ferma les yeux. Il resta là pendant une bonne dizaine de minutes jusqu’à ce qu’il soit interpellé par son mari.

Ce dernier revenait de leur chambre, vêtu d’une armure de fer. Il avait enfilé, à son dos, sa longue hache. Luna se trouvait à quelques mètres de lui. Gabriel avait remarqué l’expression de son mari et se demandait si Misaki avait finalement eu la patience de lui expliquer qu’ils se faisaient tous du souci pour lui. Il haussa un sourcil, inquiet.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit, à propos de mes problèmes de sommeil ? lui demanda Flint, qui le regarda droit dans les yeux.

— Tu étais à bout de nerfs dernièrement. Je ne voulais pas te provoquer…

— Tout le monde me croit malade ou fou en ce moment…

— Mais n’est-ce pas le cas, chéri ? Ne t’es-tu pas regardé dans la glace dernièrement ? Tu es blanc comme de la neige – sans vouloir faire de jeu de mot douteux pour Misaki… C’est comme s’il te manquait des globules rouges dans le sang… Je ne te vois même plus manger, aussi… Es-tu en train de te laisser mourir ?

— Ne t’en fais pas pour moi, je peux très bien me débrouiller seul…

— Ce n’est pas le cas. Tu as besoin de mon aide et de celle des autres, mais tu es trop entêté et malheureux pour te rendre compte qu’on se tuerait à la tâche, rien que pour te faire plaisir. Autrefois, tu aurais tout fait pour devenir capitaine… Maintenant que l’occasion se présente, tu abandonnes tout ça entre les mains de notre amie. Je t’ai connu plus déterminé que ça, chéri… et je m’en fais beaucoup pour toi…

Gabriel passa l’une de ses mains chaudes sur la joue froide de son mari, qui prit cette dernière, tendrement. Flint perdit son regard dans les yeux verts de son homme. Il se sentait toujours au septième ciel en sa présence.

— Normalement, c’est toi qui supervises les tâches les plus importantes pour notre brigade, dit Gabriel. Cette fois, laisse-moi prendre soin de toi… Je veux te faire plaisir… Je veux que tu puisses pleurer dans mes bras quand tu en auras envie… Je veux t’enlacer et te consoler quand tu auras besoin de moi…

— Gab…

— Désolé, je ne peux pas rester, le devoir m’appelle, expliqua le colosse qui lui fit un petit sourire en coin. Va te reposer pour aujourd’hui. Demain, on ira faire une dînette dans les plaines, si la guerre n’a pas encore éclaté. Je te promets de te préparer l’une de mes excellentes tartes !

Gabriel se pencha alors vers Flint pour lui donner un baiser sur les lèvres, et partit aussitôt, tandis qu'il se dandinait dans son armure. Luna salua son ami, même si elle avait l’impression d’avoir vu un fantôme, puis s’éloigna afin d’aller rejoindre l’imposant guerrier.

Flint serrait toujours le pommeau de Dia.

— Je t’aime… murmura-t-il, la voix brisée.