Le marché abondait de personnes cet après-midi-là. Depuis les nombreux changements exercés dans la capitale, les touristes commençaient à s’accumuler. Flint avait de la difficulté à se retrouver dans la foule. Il y avait trop de gens autour de lui. Il essayait de se changer les idées après l’incident au bureau de son père.
— Foutu Nash, fulminait-il. Jamais capable de me ficher la paix !
Malgré tout, il regrettait son geste. Il s’en voulait d’avoir frappé son oncle et encore plus de s’être comporté comme un lâche. Il recherchait Cassandra et Misaki après s’être rendu au centre d’entraînement, afin de leur demander pourquoi Shayne les avaient convoqués pendant la matinée. Il avait dîné seul et avait demandé à Gabriel de le laisser se retirer des autres pour réfléchir. Mais en ce moment, il avait besoin de voir un visage amical. Il ne voyait ni Cassandra, ni Misaki nulle part.
Il décida donc d’aller faire un tour à l’église, où il traînait régulièrement afin d’y passer du temps avec la petite Estelle, la gamine qu’il avait rencontrée à Xu Fahn. Celle-ci était orpheline et on l’avait emmené à Baldt afin que les religieux en prennent soin. Elle avait toujours la vieille poupée de Gwen en sa possession. Flint jugeait que la gamine devait avoir au moins douze ans, mais qu’elle était assez grande pour comprendre certaines choses. Elle avait la parole facile et adorait jouer à des jeux de cartes avec lui ou bien des jeux de sociétés.
Le Père Shalom avait remarqué qu’elle n’arrêtait pas de parler de Gabriel et lui sans arrêt. Il se demandait si c’était une bonne idée de la laisser fréquenter ces brigadiers. Il n’était pas contre à l’idée que Flint et Gabriel soient ensemble, mais il ne voulait pas qu’Estelle se fasse à l’idée qu’ils viendraient un jour l’adopter. Il avait besoin de quelqu’un qui serait là en tout temps pour cette enfant, et savait qu’avec les Markios, ce ne serait pas simple. Malgré ses doutes, Flint vint ce jour-là et apporta une petite robe rose pour la poupée d’Estelle, qu’elle avait baptisée Magalie.
— Flint ! couina l’adorable gamine en sautant à la taille de son héros. Merci pour la robe ! Je t’adore, tu sais ?! Mag va être heureuse !
Flint rougit et chatouilla la nuque de l’enfant. Plus le temps s’écoulait depuis leur rencontre, plus il ressentait le besoin d’être près d’elle, afin d’en prendre soin. Il détestait la voir ici dans cet orphelinat, mais savait qu’elle ne manquait de rien sauf une famille. Bien qu’elle se soit fait élever par les anciens rebelles, elle n’en était pas une et n’avait envie que d’une chose : s’amuser et se faire des amis. Il versa une larme qu’il essuya rapidement.
La petite remarqua la réaction du jeune homme, puis le regarda d’un drôle d’air. Elle n’était pas habituée à le voir si triste.
— Qu’est-ce que t’as, Flintounet ? dit-elle. Pourquoi tu fais la sale bouille ?
— Des affaires de grandes personnes… expliqua celui-ci.
— Je n’aime pas ça quand tu es triste, ça me fait de la peine.
— Ça m’accable davantage de savoir que personne n’est encore venu t’adopter. Ni tous les autres d’ailleurs… Vous méritez d’avoir une famille.
— Bah, je ne m’en plains pas. C’est sûr que j’aimerais avoir un papa ou bien une maman, ou bien les deux… Mais bon, je t’ai toi… Puis j’ai Sœur Sarah et Père Shalom… Et j’ai Sœur Agnès et Sœur Louisa… Frère Bertrand… Ils sont tous gentils avec nous. Mais ils sont fatigués, la plupart du temps, et auraient grand besoin qu’on les aide davantage…
— Pas étonnant, vous êtes au moins une bonne vingtaine de gamins…
La conversation avec Estelle se faisait naturellement. Elle était très mature pour son âge, même s’il lui arrivait de donner des surnoms aux gens qu’elle appréciait ou bien de jouer avec sa poupée ou à la marelle. Elle aimait aussi se promener à l’extérieur et piétiner dans la bouette ou bien dans la crasse. Elle s’entendait aussi bien avec les garçons qu’avec les filles et avait une personnalité facilement adaptable, d’après ce qu’avait entendu Flint. Bientôt, elle serait adolescente.
— Nounours n’est pas avec toi aujourd’hui… Vous vous êtes disputés ? demanda l’enfant qui penchait la tête d’un côté.
Elle parlait évidemment de Gabriel.
— Non, non, répondit Flint. Il va bien. C’est moi qui ai fait une bêtise. J’ai eu une dispute avec mon oncle… Ça va bien se passer, je crois…
— Suffit de lui faire des excuses, pas vrai ? Tante Ruby me dit toujours qu’il faut apprendre à pardonner et à s'excuser lorsque c’est possible… Ça n’empêche pas qu’elle se soit impliquée dans cette grande bataille, il y a des mois…
— Tu es vraiment trop intelligente pour ton âge, tu sais ? Mais trop mignonne…
— Hi hi ! On me le rappelle souvent.
Flint souleva Estelle qu’il mit sur ses épaules. Elle était très légère, donc il n’avait aucun problème à la promener ainsi. Normalement, c’était Gabriel qui la transportait de cette façon. Elle adorait les hauteurs et le simple fait d’être au-dessus du golem lui donnait une allure de championne. Flint signala au prêtre qu’il allait se promener avec l’enfant au quartier marchand, après avoir laissé la petite robe à poupée à une nonne qui irait la mettre dans la chambre des enfants. Le Père Shalom lui accorda cette sortie, mais voulait qu’elle revienne pour l’heure du souper. Flint accepta. Il était habitué à ce genre de couvre-feu avec lui, même s’il trouvait tout cela injuste.
Pendant qu’il marchait à l’extérieur, Estelle se plaça en califourchon et il ressentit le menton de la préadolescente se poser sur sa tête.
— Dis, ma puce, demanda Flint. Te souviens-tu de tes parents ?
— Pas vraiment… Tante Ruby m’a dit qu’ils sont morts quelque temps après ma naissance. Je n’ai jamais eu la chance de les rencontrer. J’ignore si elle m’a dit un mensonge pour me protéger… Ça m’embête beaucoup d’ailleurs.
— Moi, je n’ai jamais connu ma mère. J’avais mon papa et mon oncle, puis j’avais aussi cette relation compliquée avec Gabriel.
— Pas de maman, ça ne doit pas être évident… Mais tu es toujours vivant aujourd’hui, donc la déesse veille sur toi, c’est Sœur Sarah qui me l’a dit !
— Et que penserais-tu si tu avais deux papas à la place d’un seul ?
— Euh… Je l’ignore… À vrai dire, cette idée est un peu bizarre, mais je vous aime bien Nounours et toi.
— Ah, ça me fait chaud au cœur… Au moins, ça me donne espoir qu’un jour, je pourrai adopter un enfant et l’élever avec Gab.
— Pourquoi pas maintenant ? Qu’est-ce qui vous en empêche ?
Flint haussa les épaules, mais il savait déjà la réponse.
— Notre mode de vie est trop imprévisible pour toi, Estelle. Tu finirais par te lasser de nos absences et on perdrait sûrement nos droits de gardes.
— Je suis assez grande pour m’occuper de moi-même…
— Oui, c’est sûr que tu es plus mature que la plupart des gamines de ton âge, mais ça ne veut pas dire que tu es assez grande pour vivre toute seule. D'ici à quelques années, tu pourras vivre comme tu le souhaites… Mais pour le moment, les gens vont devoir veiller sur toi.
— Les filles de mon âge me disent que je leur fais trop penser à une grande personne, parce que je parle trop comme elles… Mon vocabulaire est assez développé, car j’ai été élevé ainsi, parmi les rebelles. On m’a encouragé très vite à parler quand j’étais très jeune… Par contre, je n’ai jamais appris à lire avant de rejoindre l’orphelinat. C’est Sœur Agnès qui m’a enseigné ça, puis à compter et à faire des phrases. J’en ai encore beaucoup à apprendre. Chaque jour apporte une nouvelle leçon, comme le dit souvent Père Shalom. Mais entre toi et moi, je trouve qu’il est vraiment trop à côté de la plaque, en ce qui concerne les goûts des enfants.
— Tu as la parole facile aujourd’hui ! s’esclaffa Flint. C’est bien !
— Bah, personne n’arrive à me comprendre mieux que ta sœur et toi, on dirait bien. Sarah est si gentille avec moi, elle me conte plusieurs histoires et me chante des berceuses avant d’aller au lit. Elle est comme… Hmm… Comme une… C’est bête, j’avais ce mot sur le bout de la langue…
— Une maman ? demanda Flint.
— C’est ça ! Une maman ! Elle me fait vraiment penser à une mère des fois.
Estelle n’avait pas tort à ce sujet. Sarah avait toujours eu ce petit côté maternelle d’aussi loin que Flint s’en souvienne. Elle s’était occupée de lui, de son frère et de Gwen alors qu’ils avaient grandi ensemble. Elle avait toujours été la plus responsable des quadruplés. Cela avait beaucoup aidé Nash qui avait pu compter sur elle dans ses propres tâches.
Sarah était ce qu’on appelle une bénédiction. Parfois, Flint se demandait si sa mère avait été ainsi. Car il avait beau essayer, il n’arrivait pas à s’imaginer une voix ou bien une personnalité qu’il aurait pu lui donner. Il aimerait bien en parler avec son père ou même Nash… Il voulait en savoir davantage sur la fameuse Diana, mais ni son père, ni son oncle étaient confortables à l’idée parler du passé aussi ouvertement.
— Si je décide de t’adopter, ça fera de toi une Markios, et tu sais ce qu’on dit de notre famille, déclara Flint. Qu’on est la plus dingue qui soit en ville. Avec mon oncle l’ivrogne qui a pris la fuite, mon autre oncle qui est un accro du travail, mon père le président… Mon frère est son assistant et aussi le conseiller, ma sœur la nonne, mon autre sœur qui s’est pris la malle, mon mari le golem et moi, la tête de mule. On forme vraiment une étrange de famille, tu ne trouves pas ? Et ça, c’est sans compter Luna qui est légalement sous notre tutelle. Celle-là n’est pas toujours facile à gérer non plus…
— N’empêche, j’aimerais bien avoir une aussi grande famille… Même si elle n’est pas parfaite. Au moins j’aurai une maison où rentrer le soir, lorsque je reviens de l’école. Moi, je n’ai que l’église et l’orphelinat.
— Alors c’est décidé. Tu es désormais ma fille.
— Sérieux ? Vrai de vrai ?
— Plus que sérieux. Je veux t’adopter.
Estelle renifla un bon coup avant de se mettre à pleurer. Flint descendit la gamine de ses épaules, puis la serra contre lui et se pencha pour la déposer au sol. Il ne voulait pas lui donner le vertige. Elle pleurait, mais souriait. Comment ne pas craquer avec cette enfant ? Il ne voulait plus la voir aussi seule. Il avait envie d’en faire sa petite princesse.
C’était une adoption sur un coup de tête, mais autant se jeter à l’eau maintenant qu’il en avait encore la chance. Flint sentait qu’il aurait regretté qu’on l’adopte avant lui. C’était à présent ou jamais.
— Je commençai vraiment à perdre espoir… sanglotait l’enfant, dans ses bras.
Flint put lire l’espoir qui renaissait dans les yeux bleus de la petite Estelle. Aussi bleus que les siens. Elle aurait même pu être sa fille biologique…
— Je ne vois pas pourquoi tu devrais t’en faire désormais, je suis là pour toi, dit Flint qui caressa la tête de la fillette.
— Le jour où tu m’as donné cette poupée, je n’ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie… Mais là… Mais là…
Gabriel, qu’ils avaient vu sur la route, marcha vers Flint et d’Estelle pendant qu’ils se rendaient en direction du parc de la ville. Il écoutait en silence ce que son époux disait à la petite ; ils avaient déjà parlé de tout ça à plusieurs reprises. Gabriel avait déjà mentionné son désir de fonder une famille avec lui, et il appréciait l’idée de peut-être adopter la gamine un jour. Lorsqu’il vit cette scène, il était si ému qu’il se mit à pleurer lui-même.
Flint invita Gabriel à s’approcher. Estelle courut aussitôt dans les bras du golem qui ne prit pas de temps pour la soulever dans les airs. Le blond pouvait bien se ficher de ce qu’en penseraient les autres. Pour lui, c’était un moment magique et rien ne pourrait le gâcher. Il était résolu plus que jamais d’adopter Estelle.
Certes, il y avait quelques passants qui dévisageaient le jeune couple et la gamine, comme d’étranges prédateurs, d’autres étaient tout simplement indifférents. Flint était habitué à ce genre de regards. Tant pis pour eux, c’était sa famille et lui. Rien d’autre n’avait d’importance. Gabriel riait aux éclats alors qu’Estelle lui chatouillait la nuque. La fillette avait un plaisir malsain à le taquiner de cette façon, malgré ses indications comme quoi il détestait se faire chatouiller.
Flint devait l’avouer, c’était marrant de le voir sans défense à chaque fois qu’il se faisait prendre à ce petit jeu. Rien de mieux que tout ça pour détendre l’atmosphère.
Flint était finalement en train d’oublier sa dispute d’un peu plus tôt avec Kyran, ainsi que son coup de poing dans le visage de son oncle. Il était conscient cependant que cette adoption allait paraître comme une décision très hâtive, mais tout le monde dans sa famille – à l’exception de Gwen et de Troyd – était au courant qu’il désirait faire sa vie avec Gabriel. Tout ça impliquait l’adoption d’un enfant ou bien l’aide d’une mère porteuse. S’il adoptait Estelle légalement, il résoudrait ce problème. Il aurait la chance d’être un père.
Alors qu’il réfléchissait comment il annoncerait la nouvelle à sa famille, Flint admirait tranquillement le regard étincelant de Gabriel, tandis que ce dernier jouait avec leur enfant. Car oui, son gros nounours s’était déjà fait à l’idée qu’Estelle serait sa propre fille.
¤*¤*¤
Cassandra et Misaki se dirigeaient vers les montagnes de l’ouest, où elles comptaient mener leur enquête. Elles étaient accompagnées de Windy, l’esprit élémentaire qui se déplaçait au-dessus de leurs têtes. La crécerelle se servait de sa vision afin de repérer un quelconque ennemi à l’horizon. Personne, parmi les brigadiers libres, ne pouvait les rejoindre ce jour-là ; car ils étaient tous occupés. Les autres membres de la Septième Brigade avaient tous été injoignables pour une partie de la journée. Ainsi donc les deux jeunes femmes avaient emprunté deux chevaux à l’écurie, sans voiture, et étaient parties par la sortie ouest de la capitale. D’après le Général Wolfe, elles pourraient atteindre les montagnes d'ici à la fin de la soirée si elles gardaient un bon rythme sur la route.
Toutes deux s’étaient préparées des sacs remplis de provisions, elles en avaient pour au moins deux jours, ainsi que du linge de rechange. Apparemment, il y avait un endroit où dormir, à mi-chemin. Un petit village de bûcherons et de miniers avait été construit quelques mois plus tôt, entre les montagnes et la capitale, par d’anciens membres de la rébellion. Ces derniers avaient reçu toute l’aide nécessaire afin de s’y construire de nouvelles vies. Doylesbourg était rapidement devenu un village apprécié près de Baldt, car il symbolisait la coalition entre l’ancienne armée rebelle et des gens qui désiraient faire prospérer la nation.
On avait nommé ce village en hommage du défunt conseiller. Le nom passerait à jamais dans l’histoire du peuple rallié. Avant de partir pour sa nouvelle aventure, Gretta Doyle avait donné la permission au président de baptiser la communauté ainsi. Il arrivait que parfois, son fils Derek vienne y faire un tour lorsqu’il ne travaillait pas. Il était l’un des travailleurs qui avait participé aux constructions avant d’aller s’engager comme brigadier. C’était dans le plus grand des hasards qu’ils avaient découverts des mines exploitables dans la région, après avoir fait tomber plusieurs arbres. Les gemmes trouvées dans ces mines continuaient à ce jour à être envoyées à la capitale pour être raffinées et transformées en bagues, pendentifs et autres bijoux. Cela n’avait pas l’air de plaire à Osbourg, car ils avaient désormais de la concurrence, mais au moins, ils travaillaient tous dans le même but : celui d’enrichir la république.
— Eh Windy ! lança Cassandra à son amie ailée. Tu descends un peu ?
La crécerelle baissa en altitude pour planer au-dessus des têtes des demoiselles, les chevaux n’aimaient pas trop la présence du rapace.
— Qu’y a-t-il, Cassandra ? demanda l’oiseau.
— As-tu repéré quoi que ce soit ?
— Pas pour le moment, les bêtes semblent éviter les routes. Il y a récemment eu plusieurs trajets entre Doylesbourg et la capitale, je pense qu’ils sont probablement partis se cacher plus loin.
— Très bien ! Continue à patrouiller pour nous.
L’oiseau retourna plus haut dans les airs.
Quant à Misaki, elle réfléchissait.
— Quelque chose ne va pas, Megumi ? demanda l’elfe.
— Hm… Quoi ? fit l’albinos qui sortit de ses pensées.
— Tu n’as pas l’air dans ton état normal ces derniers jours. Tu es plus silencieuse que d’habitude. Quelque chose ne va pas ?
— Je préférais ne pas en parler… C’est très embarrassant…
— Quoi donc ? Allez, accouche, ma vieille. Nous sommes amies, non ? Alors, tu peux tout me dire.
— C’est que… Je suis enceinte.
— HEEEEEEIN ?!
Les chevaux se cabrèrent aussitôt et les deux demoiselles tentèrent de calmer les pauvres bêtes. Elles les flattèrent et les rassurèrent. La guerrière rougissait, tellement elle était à court de mots. Bien entendu, Cassandra était affolée par cette nouvelle.
— Oh par les esprits ! s’exclama la chasseuse, émerveillée par cette nouvelle. Yosuke est-il au courant ?!
— Pas encore… Sakura, si… Elle m’a fait promettre de ne rien lui dire. Je l’ai appris hier, après avoir reçu des résultats de sang à l’infirmerie. C’était qu’un examen de routine… je ne pensais pas qu’on allait me dire tout ça… Ma fille est tout excitée à l’idée d’avoir une petite sœur, ou bien un petit frère. Elle croise les doigts pour une fille. Elle dit qu’elle ne pourrait pas supporter un petit garçon.
— Non… mais quand est-ce arrivé d’après toi ? Raconte ! Je suis trop excitée !
— Je crois que j’en suis à mon premier mois. Normalement, je ne devrai même pas être sur la route, mais je ne pouvais pas te laisser aller là-bas toute seule. Je me serais fait du sang d’encre pour toi, tu comprends ?
— Mais tu risques de faire une fausse couche à tout moment si on n’est pas prudentes en chemin… Oh misère…
— Ne t’en fais pas pour moi. Yosuke et moi, on a toujours voulu avoir un deuxième enfant… Peut-être qu’avec de la chance, il naîtra en bonne santé.
— Dans ce cas, laisse-moi m’occuper de tout pour cette mission. Tu resteras derrière moi et tu prendras des notes.
— Hé ho, je ne suis pas invalide que je sache. Je peux très bien me débrouiller toute seule pour cette tâche, déclara Misaki, avant de pouffer de rire.
Cassandra cligna des yeux avant de réaliser qu’elle avait raison. Voilà une bonne nouvelle qu’elle avait hâte de raconter aux autres quand elles reviendraient de leur recherche. Le reste du trajet vers Doylesbourg se fit tranquillement pendant que les deux collègues de travail discutaient des événements de la journée. Leur sujet de conversation tourna rapidement sur la surprise qu’elles avaient eue, quand elles avaient appris que Flint et Gabriel s’étaient mariés.
Bien entendu, Misaki ne pouvait s’empêcher de se poser des questions sur les positions préférées de Flint au lit, mais Cassandra lui rappela qu’elles étaient en présence d’une créature divine, donc ce genre de conversation devrait attendre. Misaki roula les yeux et dit simplement qu’elle n’aurait qu’à les endurer. De toute façon, les relations sexuelles étaient tout à fait naturelles, rendues à son âge.
— Au fait, Cassie… Tu l’as déjà fait toi ? demanda la guerrière qui n’avait jamais osé parler de ce sujet avec elle auparavant.
Cassandra balbutia et se mit à rougir. Elle n’avait pas très envie d’en parler. C’était l’un de ces détails qui l’embarrassait facilement.
— Je n’y crois pas… formula Misaki. Tu es chaste, pas vrai ?
— Eh ! Pas si fort !
— Ça, c'est la meilleure ! Et moi qui pensais qu’avec tes jolies formes, tu t’étais fait quelques beaux mecs bien musclés avec de belles gueules…
— Misaki-chan, franchement !
Autant Cassandra la fusillait du regard parce qu’elle était outrée, autant elle ne pouvait s’empêcher de rire. Misaki avait souvent l’habitude de la taquiner dernièrement. Toutefois, il fallait avouer qu’elle était facile à enrager en ce qui concerne les éthiques de bienséances. Toute sa vie, elle avait fait en sorte de rester polie, courtoise et civile envers tout le monde, sans jamais vouloir choquer personne. Elle se souciait beaucoup de son image personnelle et professionnelle. Cependant, en présence de Misaki, elle perdait tous ses moyens et s’ouvrait à un tout autre monde qu’elle avait renié depuis tant d’années : un monde de libertés et de folies.
— Sérieux, ma fille, va falloir qu’on te sorte au bar lorsqu’on reviendra à Baldt, déclara Misaki. Il faudra que je te trouve un mec avec qui danser, si tu vois où je veux en venir… Valser un peu ne te ferait pas de tort… un verre de scotch non plus, maintenant que j’y pense.
— N… non, ça ne sera pas n… nécessaire ! Et par valser, on s’entend bien sûr que tu veux que je couche avec cette personne, pas vrai ?! Je ne suis pas ce genre de femme, quand même ! Pour qui me prends-tu ?
— Pour une adorable petite brunette coincée dans son adolescence ?
— Touché…
Cassandra baissa son regard, honteusement.
¤*¤*¤
Pendant ce temps, Luna Kelly se dirigeait dans une direction opposée à celle de Cassandra et Misaki. Elle avait quitté la capitale, un quart d’heure avant celles-ci, et marchait le long de la grande route principale. Les bois n’étaient pas si loin, donc elle pourrait s’y rendre avant l’heure du souper, en gardant la même vitesse. Les informations qu’elle avait reçues d’Ellen l’avaient rassurée, comme quoi, elle pouvait partir de chez elle et retrouver la sorcière sans problème.
Plus tôt, elle aurait terminé tout ça, plus tôt, elle pourrait revenir au palais et aller se reposer. Tout cela serait ensuite de l’histoire ancienne et elle pourrait dormir paisiblement. À cause de Méduse, elle avait vécu un véritable enfer. De plus, elle faisait souvent des cauchemars à cause de tous ces souvenirs qui la hantaient. Luna ne s’était toujours pas aperçue de la présence de Nox, qui continuait de la suivre.
Le puma noir aurait bien transmis un message télépathique à Shayne, mais il fallait normalement qu’ils soient à une courte distance pour que ça fonctionne. Le félin était malgré lui trop loin pour rejoindre son maître. Cependant, il fallait s’assurer de la sécurité de Luna. Il avait saisi la gravité de la situation, en raison des paroles échangées entre Ellen et sa jeune cliente. Il était question de donner une leçon à une personne qui avait fait du mal à l’adolescente et qu’elle était un danger pour tout le monde.
Cette criminelle… Luna comptait la tuer. Elle devait vraiment être méprisable pour que son amie veuille lui faire du mal. Malgré cela, Nox n’abandonnerait pas la requête de Shayne. Dommage pour lui qu’il n’avait pas pu trouver personne d’autre de leur brigade à temps, il aurait pu demander leur aide dans l’espoir de poursuivre Luna. À plusieurs reprises, l’animal avait voulu arrêter la magicienne en chemin et lui poser des questions sur son passé, mais cela aurait fait en sorte qu’il révèle à cette dernière qu’il la suivait secrètement. Il ne voulait pas la choquer, ni même l’embêter.
— Tu vas voir, Méduse… Tu vas voir de quel bois je me chauffe, se dit l’adolescente pour elle-même, alors qu’elle apercevait déjà les bois à l’horizon.
Elle décida d’accélérer le pas et se mit à courir, enivrée par la soif de vengeance. Nox comprit que cette dernière se faisait de plus en plus violente. Il essaya de rester discret malgré tout et hâta le pas lui aussi. D’après la guilde, la chaumière se trouvait à l’est de Kritz, mais aussi au sud-ouest des bois, près du centre de la forêt et d’une grotte. Luna se fraya un chemin parmi les arbustes et les arbres alors qu’elle concentrait tous ses efforts à retrouver le cabanon. Elle ressentit une poussée d’adrénaline quand elle entendit les chutes d’eaux au loin. Cela voulait dire qu’elle était sur la bonne piste.
La neige avait fondu depuis quelque temps, mais il y avait toujours quelques espaces blancs ici et là, avec des tas de boues et des flaques d’eau qui débordaient dans la terre. La rage de la magicienne était telle qu’elle s’en fichait. Normalement, elle détestait ce genre de température, mais sa détermination avait fait en sorte que sa nouvelle priorité passait en premier. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle trouva la chaumière.
— Enfin… La voilà cette… maudite cabane… marmonna Luna pour elle-même.
Elle fit alors apparaître des flammes qu’elle lança aussitôt à la porte d’entrée. Celles-ci disparurent sur une barrière magique, ce qui signifiait que la sorcière s’attendait à ce que quelqu’un attaque les lieux avec de la magie élémentaire.
Luna grogna, frustrée qu’elle n’avait pas pu brûler vive son ancienne maîtresse. Elle entendit un petit cri rauque de l’intérieur, comme quoi, elle avait fait peur à l’habitante en question. La sorcière sortit aussitôt du cabanon et observa d’où venait cette attaque surprise. Cette dernière remarqua alors la petite brigadière qui sortait des buissons.
— Il me semblait avoir reconnu ton aura, petite ingrate, prononça une voix nasillarde que l’adolescente reconnut.
— Je n’ai plus peur de toi ! hurla Luna qui s’approcha de quelques pas.
— Peu importe, tu vas enfin pouvoir me servir de marchepied. Ça fait plusieurs années que j’attendais ce moment pour te tuer et t’empailler.
Méduse était un peu plus grande que Luna. Ses traits étaient monstrueux. Elle avait de longs cheveux blancs. L’adolescente avait oublié que ses yeux avaient été arrachés autrefois, cela voulait dire que cette monstrueuse sorcière se fiait à son odorat et à ses autres sens pour la repérer. Ses dents étaient à moitié pourries à cause d’une gingivite et elle avait plusieurs problèmes de peau. Ses vêtements étaient simplement constitués de guenilles grises et noires qu’elle avait rassemblées pour en faire une longue robe à capuchon. Elle était vieille et recourbée. Elle pouvait à peine bouger, mais Luna reconnaissait facilement la puissante magie qui émanait en elle. Un pouvoir aussi grand que la colère des dieux, avait-elle dit une fois, quand elle avait maltraité la magicienne durant ses plus jeunes années.
— Crève ! aboya Luna.
Elle fit apparaître des ronces épineuses sous les pieds de Méduse. Ces dernières encerclèrent la sorcière et la firent trébucher avant de l’empoigner par les poignets et les chevilles. La monstrueuse femme des bois cria de douleur et se mit à pleurer, devenue aussitôt vulnérable. Luna ne s’arrêta pas là, elle resserra les ronces en concentrant toute son énergie et sa rage dans ces dernières.
— C’est ça, laisse-toi aller ! déclara aussitôt la sorcière qui éclata d’un rire jaune à travers les larmes de douleur. C’est bien ! Continue !
— LA FERME ! J’en ai assez de jouer à tes petits jeux !
— Tue-moi ! Prouve-moi que tu es encore plus mauvaise que je ne le suis !
Luna, furieuse, fit disparaître les ronces, puis apparaître une bourrasque qui repoussa Méduse à l’intérieur de sa chaumière. Elle reconnaissait là l’art de manipulation de son ancienne esclavagiste. Méduse avait toujours souhaité faire de Luna son apprentie, même si elle en avait fait son esclave. Répugnée, l’adolescente continua à lancer des sorts de bourrasques vers son ancienne maîtresse. Le sort de barrière autour de la chaumière s’était dissipé à force d’être martelé des sortilèges de Luna. Une petite voix à l’intérieur d’elle lui disait qu’elle valait mieux que ça. Elle n’en pouvait plus de lutter contre ses envies. Méduse devait disparaître. D’autres ronces furent utilisées pour immobiliser la sorcière, mais cette fois, à l’intérieur de sa propre chaumière.
— Tu ne mérites même pas de vivre, dit Luna qui s’approcha de l’esclavagiste. Tu as fait de ma vie un véritable cauchemar lorsque tu m’as trouvée dans ce village abandonné… Et tu croyais que j’allais te succéder un jour… ? Mais tu as tout faux. Contrairement à toi, j’ai des gens qui m’aiment et qui veillent sur moi. Je ne serai plus jamais seule ! Tu n’as plus aucune emprise sur moi !
— C’est ça, continue à râler, tu le sais très bien que tu as soif de pouvoirs et de connaissances. Tôt ou tard, tu finiras par regretter ma mort, moi qui suis capable de tout t’enseigner.
— Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris de tes livres et par moi-même, je n’ai pas eu besoin de ton aide. Je sais très bien contrôler ma magie contrairement à toi !
— Foutaises… ! Tu n’emploies que des sorts de bas niveaux. Tu n’es qu’une débutante et une misérable gamine qui n’a pas compris que je suis bien plus puissante que tu ne le seras jamais.
— Alors pourquoi es-tu prisonnière de mes ronces déjà ? Ah ouais… Parce que tu te fais vieille et que tu as perdu de ta puissance. Tes paroles ne me font plus peur. Tu n’es rien de plus qu’un ramassis de conneries !
— Tôt ou tard, ton mana va s’épuiser et là, je serai capable de t’apprendre comment une vraie sorcière doit utiliser ses pouvoirs !
— Je ne suis pas et je ne serai jamais comme toi !
Luna fit apparaître au-dessus de la tête de Méduse, un énorme pic de roche tranchant qu’elle lança en direction du crâne de la sorcière. Au moment de l’impact, un cri derrière la magicienne la déconcentra. Elle perdit le contrôle et son sort alla se planter dans le mur, à côté de l’esclavagiste. Nox entra dans la chaumière, en colère.
— Luna, ne fais pas ça, dit-il.
— Que fais-tu ici, toi ?! grogna l’adolescente.
— Shayne m’a ordonné de te suivre !
— Ah, parce que maintenant, Shayne ne veut plus me laisser vivre ma vie comme je le souhaite ?
— Non ! Comme il a lui-même commis plusieurs erreurs par le passé et qu’il avait le pressentiment que tu allais en faire une, je suis là pour lui rendre ce service ! Laisse cette femme et reviens à la maison. Elle n’en vaut plus la peine.
— Mais je dois… je dois l’éliminer !
— Tu ne veux pas de son sang sur tes mains… Elle l’a dit elle-même, si tu la tues, tu lui prouveras que tu es pire qu’elle.
La sorcière ricanait depuis sa prison de ronces.
— Alors ma petite esclave chérie fait joujou avec un esprit élémentaire ? dit-elle. Comme c’est mignon… Son énergie est exquise… J’en ferai qu’une bouchée !
Luna soupira, puis se croisa les bras. Nox avait raison. La tuer ne lui servirait à rien. Cela n’effacerait pas les nombreuses années de tortures qu’elle avait subies.
— Il y a beaucoup de choses que tu ignores de moi… formula-t-elle. Mais Nox n’a pas tort. Tu n’en vaux plus la peine. Je m’en vais.
— HA ! HA ! Comme si j’allais te croire. Ça fait des années que j’attends ce moment ! Venge-toi et tue-moi !
— Désolé, mais tu n’auras plus ce privilège de ma part. J’en ai marre de lutter contre mon passé. Tu n’es plus aussi effrayante que dans mes souvenirs et puis, quelqu’un finira bien par se charger de toi et de ta misérable chaumière.
Le visage de Méduse se figea d’étonnement. Ensuite, elle se mit à jurer et à crier à tue-tête. Elle essayait de faire apparaître des sorts de ses mains, mais elle était si en colère et en mauvaise posture que rien ne sortait comme elle le désirait. Alors que Luna sortait du cabanon, les bras croisés ; le puma noir regarda la sorcière et secoua la tête.
— Il est fort dommage qu’une créature de la déesse, telle que vous, se soit retournée contre ses enfants, commenta-t-il. J’ai pitié de vous et de ce qui vous attend à l’au-delà… Toutefois, vous êtes responsables des tracas de mon amie ici présent. Ça, je ne pourrai jamais vous le pardonner. Adieu.
En un éclair, la panthère bondit vers la sorcière et lui montra ses crocs. L’adolescente entendit les cris d’agonie de cette dernière alors qu’elle se faisait déchiqueter, puis mordre par l’animal… Un moment plus tard, il n’y avait plus rien que le silence.
Luna avait compris qu’elle avait eu sa revanche. Elle sourit.