« Bonjour, bonjour ! Heureux de vous retrouver dans cette nouvelle émission !
- Bienvenue, Alexis, bienvenue ! Nous sommes ravis de t’accueillir dans l’équipe d’Avec ou sans sucre !»
- Merci, Seb’ et Chloé ! Je ne sais pas comment vous faites pour vous lever aussi tôt.
- C’est toute une habitude, mon cher Alexis ! Je suis sûr que tu vas vite t’habituer ! Mais nos auditeurs te connaissent-ils ? Je te laisse te présenter !
- Oh, lala, j’ai l’impression d’assister à un meeting …. Haha ! Alors, enchanté tout le monde, moi c’est Alexis Tabor. J’ai été pendant longteeeemps animateur d’une petite émission radio et puis, suite à quelques changements dans ma vie, me voilà ! Je suis très heureux de partager cette nouvelle aventure avec vous, qui nous écoutez.
- Et on espère bien rire, surtout ! Et vous faire passer une bonne matinée, à vous qui vous réveillez avec nous en musique. Tout de suite, David Guetta, Love is gone. A tout de suite.
- Hors antenne. »
La musique se lance. Alexis pousse un léger soupir et enlève son casque. Il a le traque. Se retrouver à nouveau dans un studio, en direct pour un live matinal, ce n’est pas rien. C'est une nouvelle étape. Il doit reprendre le rythme, au fur et à mesure. Lentement, il passe ses mains sur son visage pour chasser les dernières traces de fatigue. Il est six heures dix, déjà.
« Tiens, prends un croissant ! » l’encourage Chloé en lui tendant une viennoiserie.
D’un sourire soulagé et reconnaissant, Alexis la remercie et se lève pour étirer son dos et se servir une tasse de cappuccino. Il n’a jamais trop apprécié le café, se sentant toujours obligé d’y ajouter beaucoup de sucre, ou bien du lait. Il préfère de loin les boissons plus gourmandes, plus fantaisistes. En y réfléchissant, cela lui correspond bien.
« Content de te revoir dans le game, mon pote. » s’exclame Sébastien en lui donnant une petite tape dans le dos alors qu’il étire aussi les muscles de ses épaules. Un petit rire franchit les lèvres d’Alexis.
« Dans le game, carrément ? » demande-t-il en secouant la tête. « Je suis heureux aussi, cela dit. Ça m’avait manqué. Bon, j’suis un peu nerveux. J’ai l’impression de débuter. »
Un rire général s’élève au cœur du studio. Alexis reprend sa place alors qu’on leur annonce qu’ils vont revenir en live. Sébastien lève le pouce en l’air et tout le monde se concentre à nouveau sur les différents sujets de l’émission. Cette matinale est une très bonne opportunité, pour Alexis. Malgré les horaires décalés et exigeants qu’elle implique, il s’agit malgré tout d’un moment de détente. Pendant trois heures, ils vont d’un topique à un autre, parlent parfois de la pluie et du beau temps, proposent des jeux bon enfant. Aucun sujet grave, aucune actualité déprimante, juste du rire et de la bonne humeur. Tout ce dont a besoin Alexis dans sa vie. C’est une façon pour lui de remettre un pied dans le monde réel, de laisser derrière lui les démons de ces derniers mois. Sa psy a beaucoup encouragé cette démarche.
La matinée passe relativement vite, dans une humeur joviale. A la fin, lorsqu’ils déposent leurs casques pour laisser le studio au prochain animateur, ils se serrent la main avec enthousiasme. L’équipe promet d’être agréable et cette première expérience donne un peu d’espoir à Alexis. Le reste de sa journée est libre, il compte y aller pas à pas, ne pas se surcharger. Pour l’instant, il a surtout envie de rentrer chez lui, de prendre une bonne douche et d’aller se recoucher quelques heures pour rattraper sa pauvre nuit de sommeil. Il lui reste un rythme à trouver, de toute évidence.
Lorsqu’il entre chez lui, il s’arrête sur le seuil de la porte. L’appartement est très calme, un petit rayon de soleil passe à travers les fenêtres du salon. Il prend le temps de contempler cet instant pour le graver dans sa mémoire, profiter de chaque infime moment de paix que la vie a à lui offrir après ces mois d’angoisse et de désolation. Il dépose les clés sur le comptoir de la cuisine et ouvre le frigo pour prendre sa gourde et boire un peu d’eau fraîche. Il se demande comment va Johan. Depuis peu, leur relation s’améliore. Ils se parlent beaucoup, s’envoient des messages, s’appellent régulièrement pour prendre des nouvelles. Johan parle un peu plus qu’avant. Depuis sa sortie de l’hôpital et son retour chez ses parents, il lui raconte ses journées, ce qu’il fait, ce qu’il voit, ceux qu’il rencontre. Une évolution bénéfique et Alexis est fier de lui.
De manière plus égoïste (mais l’égoïsme est finalement un sentiment parfois très humain), Alexis se sent très seul. Sans son nouveau travail, il aurait été complètement désœuvré. Plus de visite à l’hôpital pour rythmer ses journées, alors que faire ? Il a tenté d’écrire quelques mots, par-ci par-là, parfois dévoré par son ancien rêve de devenir auteur. Il n’a fait que griffonner quelques vers de poèmes inachevés.
Bruit brisé de l’amer désespoir
Qui la nuit hante mon esprit ;
Ô cœur fatigué laisse-moi voir
L’Œil pâle qu’avale la nuit.
Alexis se glisse sous l’eau chaude de la douche après avoir abandonné ses vêtements dans le panier à linge. Il laisse les gouttelettes emporter ses pensées mélancoliques pour se focaliser sur l’avenir, sur tout ce qu’il a de bon et de prometteur à lui apporter. Johan fait toujours partie inhérente de sa vie, ce sera d’ailleurs toujours le cas, sans doute. Quand il songe à leur relation, à ce qui l’a poussé à rompre avec lui, il n’arrive plus vraiment à en trouver les raisons. Il se rappelle de leurs fréquentes disputes, des tensions qui s’accumulent malgré la tendresse, malgré l’amour, malgré tout. Johan est un homme difficile à vivre. Parfois très solaire, très lumineux, parfois très sombre. Il a besoin d’atteindre une perfection impossible, besoin de se surpasser toujours davantage, de manière compulsive, presque obsessionnelle. Il a aussi beaucoup de colère, en lui ; une colère qu’il tourne souvent contre lui-même, très peu sur les autres. Johan ne lui a jamais crié dessus, même lors de leurs disputes. Alexis, lui, hurlait parfois un peu mais ne gardait aucune rancune.
Décidément, songe-t-il, les opposés s’attirent peut-être vraiment. Quelque part, pourtant, ils se sont toujours complétés, se sont toujours soutenus, se sont toujours tirés vers le haut. Il a suffit d’une fois de trop, de quelque chose venu briser une tendresse qu’Alexis ne parvenait plus à trouver. Par peur de se brûler les ailes, de perdre définitivement cet ami et cet amant, il a fait marche arrière. Mais l’amour n’a pourtant jamais cessé d’exister – jamais vraiment.
Ce sont des broutilles qui séparent les gens, se dit Alexis en sortant de la douche. Il s’enroule dans une serviette moelleuse avant de sécher ses cheveux fraîchement coupés. En regardant son reflet dans le miroir, il a l’impression de se reconnaître davantage. Ses joues ont repris quelques couleurs et paraissent moins creuses, il semble aussi moins fatigué, moins éreinté. Pourtant, ces derniers mois ont laissé une trace indicible sur les traits de son visage. Quelques rides d’inquiétude barrent désormais son front, des poils gris poussent à présent dans sa barbe négligée, et il se sent plus vieux, plus lourd. A quoi bon une nouvelle vie si on ne sait même pas dans quelle direction aller ? Un soupir franchit ses lèvres. Il a beau essayer de s’en convaincre, essayer de sourire avec optimisme face à un avenir incertain, rien ne sera plus jamais comme avant. Et, s’il doit être tout à fait honnête, il ne se sent pas heureux. Pas vraiment. Cela viendra, mon vieux, se rabroue-t-il. Il faut faire un pas après l’autre ; lui aussi est en convalescence.
Sans prendre la peine de s’habiller, Alexis se glisse sous les draps accueillants de son lit et ferme les yeux. Quelques heures de sommeil supplémentaires ne lui feront pas de mal et permettront peut-être de chasser l’arrière goût amer de ses réflexions.
Dans son rêve, tout est très calme. Rien ne bouge autour de lui. Seul le bruit de l’eau emplit ses oreilles. Il fait très sombre, peut-être nuit. Les étoiles se reflètent d’ailleurs à la surface du fleuve près duquel il se tient. La seine, sans doute. Quoi d’autre ? Il n’y a personne, autour de lui. Seulement ce paysage sobre et paisible. Pourtant, malgré la paix environnante, il se sent agité, terriblement nerveux et, en un battement de cil, comme cela peut parfois arriver dans les rêves, il se retrouve sous l’eau. Il n’a pas froid, il sent à peine le courant autour de lui. C’est la sensation d’impuissance qui l’agite dans son sommeil. L’impression d’étouffer sans pouvoir se libérer d’une pression écrasante.
A son réveil en sursaut, il ne se rappelle pas grand chose mais le sentiment de solitude dévore son esprit. Il s’assoit dans ses couvertures en tremblant et passe des mains tremblantes sur son visage alors qu’il reprend lentement son souffle. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas rêvé de quoique ce soit. Un soupir s’échappe de ses lèvres et il laisse sa tête retomber contre son oreiller. Ses yeux fixent le plafond de sa chambre plongée dans la pénombre. Alexis n’a jamais aimé être seul. Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours eu quelqu’un près de lui pour le soutenir, en toutes circonstances. Plus jeune, il y a bien sûr eu ses parents mais aussi ses deux frères. Plus tard, il a toujours été en couple. D’abord avec une fille de son âge, puis avec quelques garçons. Des aventures d’un soir, des relations plus longues. Il n’a jamais été très chanceux, en amour. Il a toujours eu le chic pour tomber sur de mauvaises personnes, avant de rencontrer Johan. Avec lui, tout a été très différent. Des œillades pendant des mois et des mois, une amitié solide et ambiguë qui se transforme inexorablement en quelque chose d’autre. Et puis plusieurs années de couple... Qui finirent, elles aussi, par voler en éclat.
Un rire amer s’échappe des lèvres d’Alexis. Tout se finit-il toujours comme ça ? Dans l’amertume ? Il a besoin de croire que non, besoin de croire que tout se passera bien. Ne lui reste donc que l’espoir – et une bonne dose de patience.