La vitesse. Elle lui fait du bien. Elle le propulse au-delà de ses limites et au-delà de son propre corps. Ses pensées se dissipent ; il ne lui reste bientôt plus qu'un vague ressenti. Ses émotions glissent sur sa peau et s'envolent au loin, se heurtent contre la paroi des immeubles qui défilent devant ses yeux. L'adrénaline remplace la colère, l'amertume et la déception.
Bip.
J'ouvre les yeux. Ma chambre d'hôpital est plongée dans les ténèbres. Elle me semble alors plus grande, presque inconnue. Les ombres mouvantes déforment la silhouette des objets. Ma poche de perfusion devient un homme, penché au-dessus de mon lit, comme la Mort attendant patiemment que je m'épuise et m'éteigne. Le fauteuil, cette masse informe, se transforme en tas de cendres, puis en une vieille dame courbée par les âges et le temps. La porte n'est qu'une figure géométrique discontinue et la fenêtre un vague interstice par lequel filtre quelques rares rayons de lune.
Je lève une main dans l'intention de masser mes tempes douloureuses mais la laisse retomber mollement sur le matelas. Je manque de vigueur. Je manque de force, d'envie, de motivation. Je ne suis qu'un corps dans un lit. Un corps devenu fragile. Un corps qui ne me ressemble plus. Un corps qui n'est plus celui que j'étais. Il est celui que je suis devenu. Mou. Insignifiant.
Je tourne la tête vers la fenêtre et cligne des yeux. Je sais, je devrais me battre. C'est sûrement ce que tout le monde attend de moi, là-bas, dehors. Ce que tu attends de moi. Même si je n'ai pas envie de te voir, j'aimerais te satisfaire. J'aimerais tous vous satisfaire. Mes parents doivent se faire un sang d'encre, comme le reste de ma famille. Et mes amis... Je ferme les yeux. Je ne veux pas penser à eux. Je ne peux pas faire face à mon propre égoïsme, c'est trop difficile. Je me complais dans ma lâcheté.
Alors je ferme les yeux. Et j'attends.
Bip.
La lumière des réverbères se répercutent contre son casque, l'éblouit parfois un peu trop. Il s'arrête à un feu rouge et lève la tête vers le ciel étoilé. Il est rare, en ville, que la nuit soit aussi claire et dégagée. Il prend une profonde inspiration et inspire l'air à pleins poumons. Il doit évacuer à tout prix, sinon il va exploser. Il ne sait pas contre qui être le plus en colère. Contre lui ou contre lui-même ? Ses doigts se resserrent sur le guidon et il repart à toute vitesse sur les avenues. Il doit sortir de la ville, trouver une route de campagne, et pousser sa bécane à fond. Il a besoin de hurler. Un besoin impétueux.
Il parvient rapidement en périphérie. A cette heure, il n'y a presque personne sur les routes. Il sait que rouler à cette allure en pleine nuit est une idée certes apaisante mais dangereuse... Mais il ne peut pas arrêter. Il ne veut pas arrêter. Il a besoin d’expulser cette rancœur d'une manière ou d'une autre. Il aurait pu frapper un mur, mais ses mains en auraient pâti. Il aurait aussi pu le gifler, lui. Lui donner un sérieux coup de poing. Casser son nez. Mais il s'en serait alors voulu ; lui faire mal, vraiment mal, il ne pourrait pas le supporter.
Alors, oui, il roule à toute vitesse sur une route à présent complètement déserte, seulement éclairée par les phares de sa moto.
Bip.
Je me souviens de l'odeur. L'odeur du métal, du bitume et de la peur.
La peur a une odeur. Elle s'insinue douloureusement par le moindre pore de notre peau et se met à suinter. C'est âcre.
Je me souviens de la douleur. Elle n'est pas apparue tout de suite, pas durant le premier choc. Lors de ma chute, l'adrénaline est montée si vite que j'ai mis quelques secondes à réaliser que je me trouvais par terre. Je me suis péniblement retourné sur le dos, j'ai enlevé mon casque pour pouvoir respirer convenablement, et j'ai regardé le ciel. Les battements de mon cœur se sont graduellement atténués au rythme de ma respiration.
C'est alors que le second choc est arrivé. Il m'a saisi sans que je ne m'y attende. Une stupeur paralysante. Je ne me rappelle d'aucun bruit, pourtant le vacarme devait être terrible. Je me souviens surtout de cette odeur. Celle du métal broyé, de l'asphalte. Et de la peur. Je n'ai dû en saisir les effluves qu'une demi-seconde, car rien d'autre ne me revient en mémoire.
A présent je suis là, allongé dans ce lit que j'exècre mais ne parviens pas à quitter. Je suis coincé avec mes propres doutes, mes peurs, enchevêtré dans ma couardise. En journée, mes sens se focalisent sur une idée à la fois. L'horloge, une lumière, les gouttes de ma perfusion. J'essaye de m'accrocher à quelque chose afin de ne pas être anéanti. La nuit, en revanche, mes pensées vagabondent et, bien souvent, c'est vers toi qu'elles se tournent. Je ne les retiens pas, je ne peux pas lutter sans cesse, essayer de te haïr pour avoir l’impression de vivre encore. Je sais juste que je t'en ai voulu, que j'ai pris ma moto pour une raison. Et puis… Et puis c’est tout.
J'aimerais que tu sois là, mais je ne peux pas demander à te voir. Pas seulement à cause de ma colère. Pas seulement à cause de cette profonde mélancolie. Je n'ai tout simplement pas envie que tu me vois ainsi, dans ce lit d'hôpital, démuni, perdu, faible. Tu me considérais comme un héros. Ton héros. Tu te rappelles ? Parce que j'étais fort, parce qu'avec moi, tu disais que rien ne pourrait jamais t'arriver. Pourtant, je ne suis pas invincible. Je ne suis pas superman. Je ne suis que moi, un petit homme facilement broyé et balayé. Tu en as assez vu. Tu en as assez subi. J'aimerais que tu rentres, que tu vives pour deux la vie que je ne parviens plus à mener.
La vie pour laquelle je n'ai plus envie de me battre.