« … aurais dû les voir se tordre le cou devant la porte …... les aurais étranglé ..... engueuler ..... c'est plus ton genre que le mien. »
Quoi ? Répète... Bip Bip Bip.
« J'espère qu'ils ne vont pas revenir, mais ça devrait aller. Je suis désolé, Jo', je fais de mon mieux. »
Moi aussi je fais de mon mieux. Seulement, je ne sais pas comment y arriver. Que fais-tu là, de toute façon ? Qu'attends-tu de moi ? J'ai parfois du mal à me rappeler de ton prénom. Mais je suis heureux. Heureux d'entendre, mais aussi d'écouter. C'est la première fois que je te comprends vraiment depuis ta visite, au tout début. Continue.
« J'ai pris des journaux chaque jour, en prévision de ton réveil, je n'arriverais pas à te faire un résumé détaillé, je vais me perdre, alors tu auras de la lecture ; tu as déjà trois semaines à rattraper.»
Semaines. La notion du temps m'échappe. Je ne sais plus à quoi des semaines correspondent, je me perds dans un décompte compliqué, inutile. A quoi bon ?
Alexis. Je me souviens de toi. Je perçois ton visage derrière mes paupières closes. Tu me tournes le dos ; plutôt grand et fin, élégant aussi. Flash sombre, entrecoupé d'une lumière vive. Tu te retournes pour me faire face. Tes yeux gris-verts pétillent, ton visage s'illumine d'un sourire. Je m’imagine tendre la main, toucher ta joue. Tout se disloque.
De retour dans ma coquille vide, je m'éloigne volontairement de toi, du Bip, du monde extérieur. Je retourne dedans, me coupant de ce dehors inaccessible.
J'aimerais faire quelque chose, mais quoi ? Et surtout, comment ? Je suis immobile, silencieux, spectateur. Je n'y peux rien.
Je suis debout. Oui, debout. Juste derrière toi. Tes cheveux ont poussé, les boucles ne sont pas soignées. C'est pire que d'habitude. Lentement, je tourne sur moi-même avec précaution. La chambre est modeste, un peu moins blanche que je me l'étais imaginée. Plus terne. Dehors, il ne fait pas beau. Les nuages sont gris. Je pose ma main sur la vitre. C'est bizarre de ne pas ressentir le froid mordant du verre contre la paume de ma main. J'ai l'impression de ne pas être vraiment là. Peut-être parce que je n'y suis pas vraiment.
Je me retourne. Mes yeux se posent sur cette silhouette maladive et piteuse allongée comme un mort dans son cercueil. Lentement, je m'approche. Bip. Bip. Je tourne la tête. La machine, comme toujours, fidèle, est là pour briser mes angoisses et le silence. Je baisse la tête, observe cette personne que je reconnais à peine. Son teint – mon teint – est pâle. Un tube entrave sa bouche, enserre sa trachée. Au rythme de ses inspirations et de ses expirations, un son lent et régulier s'en échappe. A peine audible, mais bien présent.
Dans ta main, tu tiens la sienne – la mienne –. Ses doigts – mes doigts – sont inertes, mais tu les serres avec une force tranquille, une assurance étrange que je ne comprends pas. Avec lenteur, je m'agenouille près du lit et lève la tête vers ton siège. Tu somnoles. Ma tête se pose délicatement sur tes genoux, profitant du calme d'une fin d'après-midi et, à mon tour, je m'endors contre toi.
Lorsque je reviens à ce moi endormi, je suis à nouveau dedans. Le monde extérieur m'a fermé ses portes, cette réalité imaginée par mon esprit s'est envolée.
Bip. Bip. Bip.
J'ai peur de ne jamais me réveiller.
*
Depuis que je me suis ouvert à toi et au monde que constitue ma chambre, j'ai commencé à placer quelques fragiles repères autour de moi.
Lorsque tu arrives en poussant la porte, joyeux et enjoué, c'est le matin. Tu me racontes ce que tu as fait avant d'arriver, puis tu me parles du monde, des actualités. Cette deuxième partie, je ne l'écoute pas, seulement focalisé sur le son de ta voix et l'intonation de tes paroles. Certaines sont amusantes, elles partent dans les aigus lorsque tu tentes d'être drôle, puis redeviennent calmes et paisibles lorsque tu abordes des sujets plus sérieux. J'ai constaté que tu ne me parles jamais de la chambre, de l'hôpital, ou de mon état de santé. Tu esquives ce sujet, comme j'esquive le monde extérieur. Je ne t'en veux pas. Au fond, je ne crois pas avoir envie de faire face. Mes premières interrogations, lointaines, se sont envolées. Je suis trop occupé à reconstruire un semblant d'ordre dans ce petit monde. Doucement, il se complexifie.
Après un temps indéfinissable, tu pars. C'est midi. Je n'aime pas cet instant. Il me déchire. Nos liens se brisent. A chaque fois, je me noie avant de me reconstituer autour de mon monde interne. J'ai l'impression d'être comme un nourrisson face à l'absence de sa mère dans les premiers mois de sa vie.
Je ne sais jamais si tu vas revenir.
Pourtant, tu reviens toujours.
Les infirmières arrivent ensuite pour manipuler mon corps. Je ne sais pas ce qu'elles font. Je suppose qu'elles le nettoient et changent les draps de mon lit. Je n'ai pleinement vécu cette expérience qu'une seule fois, désormais je fuis encore plus loin dans mon inconscient, me détachant entièrement du dehors.
Je fuis vers toi, tentant de m'imaginer où tu es parti. Je ne parviens qu'à redessiner les traits de ton visage et de ton corps qui marchent lentement dans un long couloir sombre aux murs opaques. Je suis derrière toi. Je tente de m'approcher mais tu t'échappes...
Lorsque je reviens à moi, dans L'ici et Maintenant, tu es à nouveau dans la pièce. C'est le début d'après-midi. Les liens se resserrent. Tu es revenu et je m'agrippe inconsciemment à ta présence.
Le temps passe, les bips défilent. Tu parles, tu te tais, et parfois, tu restes plus longtemps que d'habitude. Ta respiration est lente, douce, régulière. Elle rythme mon propre souffle et les Bip se calent sur les battements mêlés de nos cœurs respectifs. Dans ces moments-là je suis bien. Tout va bien...
* * *
Lundi. Tu dis que nous sommes le Lundi 19 décembre. Le temps m'oppresse, mais je me raccroche à ce repère étranger. Les journées sont généralement hachées par ta présence, tes allées et venues, et le temps s'étire tout autour de toi. Alors Lundi, qu'est-ce que cela peut-il bien signifier ? Un jour nommé inutilement. Je n'en ai pas besoin. Pourtant, une part de moi en comprend l'importance et chérit cette nouvelle donnée.
« C'est bientôt noël ! » t'exclames-tu, me ramenant vers toi.
Cette intonation me rappelle quelque chose. Tu as déjà prononcé cette phrase de cette façon.
Pour la première fois, je me remémore tes traits sur un écran de télévision. Tu t'agites en un lieu chaudement éclairé, et t'exprimes avec des gestes rapides. Je ne perçois pas tes mots mais entends des rires par intervalles réguliers.
Des rires.
Un électrochoc me parcourt et, subitement, mon crâne explose en une myriade d'éclats de verre. La torture est soudaine, atroce. J'entends, au loin, ma machine s'emballer, et tes pas retentir sur le sol de la chambre.
Avant même de saisir le sens de ce qui vient de se briser en moi, je m'efface et perds volontairement pied, laissant mon inconscient sombrer dans d'opaques ténèbres.