Depuis le réveil de Johan, les habitudes d'Alexis n'ont pas changé. Tous les matins, il se rend à l'hôpital, et tous les matins le docteur Galet lui dit que Johan ne veut voir personne mais qu'il va bien - selon les examens. Physiquement, en tout cas. Et puis rien d'autre. On lui propose de rentrer chez lui et d'attendre. Mais attendre quoi ? Alexis ne peut pas partir, ça ne rime à rien. Alors, tous les jours, il s’assoit dans la salle d'attente et regarde les gens défiler devant ses yeux. Il reconnaît certaines personnes qui viennent souvent passer du temps dans les couloirs de l'hôpital. D'autres lui sont inconnues, seulement de passage. Il n'a jamais revu Emma, mais il espère que sa mère s'en sort bien. Les cafés s'enchaînent les uns après les autres, et Alexis a sûrement goûté à tous les plats de la cafétéria (les sandwichs aux légumes grillés sont les pires).
Parfois, il lui arrive de s'arrêter devant la chambre de Johan dont la porte est toujours fermée. Il s'adosse alors contre le mur et essaie de deviner ce que son ami peut faire là, tout seul. A-t-il appelé ses parents ? D'autres amis ? Mickaël, au moins ? Alexis n'en sait strictement rien mais, d'après les médecins, ce n'est pas le cas. Depuis son réveil, Johan n'a reçu strictement personne. Seul le personnel est autorisé à entrer et sortir mais les visites sont refusées. Alors que fait-il ? Dessine-t-il ? Rêve-il ? Mange-t-il correctement ? A-t-il commencé une quelconque rééducation ?
Ne pas savoir exactement tout ce qui se passe derrière cette porte rend Alexis complètement fou. Et il ne peut en franchir le seuil. Johan avait mis un point d'honneur à conserver sa solitude, à fuir tout contact depuis son réveil. Alexis ne peut pas lui en vouloir, il comprend - du moins, il essaye de le comprendre. Et cela ne l’empêche pas de souffrir terriblement. Souvent, le soir, lorsqu'il rentre dans son appartement froid et désert, il se surprend à écrire de longues lettres adressées à son ami. Il lui raconte tout ce qui se passe, comme lorsqu'il lui rendait visite alors qu'il était encore plongé dans le coma. Il lui parle de sa vie, du monde, du temps qu'il fait, de la neige qui a commencé à tomber, de la joie des fêtes passées et de celles à venir, de l'espoir, d’un renouveau.
Je sais qu'il est vivant, au moins, qu'il est réveillé, qu'il va plus ou moins bien, pense-t-il souvent, luttant contre cette petite voix insidieuse qui lui souffle que la situation était plus profitable lorsque Johan se trouvait encore dans le coma. Au moins, Alexis pouvait le voir, le toucher, serrer sa main dans la sienne et espérer près de lui. L'égoïsme de cette pensée est insoutenable - et pourtant bien présent.
Et puis, ma situation n'a pas changé depuis son réveil. Je suis toujours aussi inutile. Avant j'étais assis à côté de lui, à écouter ses machines respirer à sa place, et à lui parler de la pluie et du beau temps dans l'espoir qu'il m'entende. Maintenant, je ne suis qu'un fantôme qui erre sans but précis, si ce n'est attendre derrière une porte close.
Ce soir-là, lorsqu'Alexis rentre chez lui après une journée semblable à toutes les autres, l'appartement n'est ni froid, ni désert. Assis sur le canapé, Cédric, son meilleur ami, l'attend en lisant des articles qu'Alexis a rassemblés sur le coma. Ce dernier laisse tomber ses clés dans le vide-poches et s'approche lentement du canapé sans enlever sa veste, ni poser son sac. Cédric relève la tête vers lui et lui adresse un petit sourire timide.
« J'ai le double. » se justifie-t-il sans qu'Alexis ne lui ait posé la moindre question.
« Je sais. » Alexis laisse tomber son sac sur le sol et s'assoit à côté de son ami en joignant ses mains entre elles.
« Tu étais encore à l'hôpital, c’est ça ? »
« Bingo. »
« Ce n'est pas difficile à deviner. C'est devenu ta deuxième maison depuis presque trois mois... »
Alexis hausse les épaules et range les articles que Cédric a déballés sans un mot. Son ami ne comprend pas, mais ce n'est pas une surprise et Alexis ne lui en veut pas. Il aurait sans doute réagi de la même manière en voyant un proche mettre sa vie entre parenthèses de la sorte.
« Tu... Tu as tellement changé, Alexis. Je ne m'attends pas à te voir péter le feu, mais... C'est troublant. Vraiment troublant. »
« Que veux-tu que je fasse, au juste ? » le questione doucement Alexis en rangeant le carton qui contient les articles sur son bureau.
« Mais, j'en sais rien... Que tu continues de vivre ! »
« Mais je vis, Cédric, je ne fais que ça... »
Cédric secoue la tête.
« Non, tu ne vis plus. Ce n'est pas une vie, ça ! Tu dors à peine, tu manges sur le pouce à l'hôpital, j'imagine, et ta carrière est presque passée à la trappe. »
« Je sais, oui... Mais je vis malgré tout. »
« Tu vis à la place d'un autre. Tu as passé deux mois à essayer de respirer pour lui, de vivre pour lui, tu y as mis toute ton énergie. Je sais que tu l’as aimé, que tu l’aimes sûrement encore... Mais quand même ! Ce n'est plus ton rôle depuis qu’il a rompu avec toi. »
Alexis s'assoit sur le rebord du canapé et joint ses mains entre elles, les yeux rivés sur le sol.
« Si, c'est mon rôle. Il a écrit mon nom sur ses papiers. Pas celui de sa mère, pas celui de son père, pas celui de Mickaël ou d'un quelconque autre proche. Non, c'était mon nom. A moi. J'ai une responsabilité. J'ai un devoir... »
« Mais merde, Alexis, c'est qu'un nom ! Oui tu es sa personne à prévenir en cas d'urgence, super, mais ça ne veut pas dire que tu dois t'empêcher de vivre ta vie ! Tu ne vois pas que tout le monde s'inquiète pour toi ? »
Alexis se lève et commence à faire les cent pas. Personne ne peut comprendre. Personne ne peut se mettre à sa place. Il a reçu de la compassion, des regards inquiets, mais aucune compréhension. Jamais. Voilà bientôt trois mois qu’il est seul - aussi seul que l’est Johan.
« Je sais tout ça. J'aimerais faire quelque chose. J'aimerais reprendre le cours de ma vie, faire ce qui rassurerait tout le monde. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas le laisser. »
« C'est lui qui te laisse, lui qui refuse de voir qui que ce soit depuis son réveil. Si tu n'avais pas appelé ses parents pour les tenir informés, ils ne sauraient sans doute rien de son état. »
« Il a traversé une épreuve traumatisante, et incroyablement difficile. Il a le droit de réagir de la manière dont il le souhaite. Je crois qu'il fait ce qu'il peut pour remonter à la surface, et je fais ce que je peux pour rester présent, même hors de sa vue. Je fais ce que je peux ici aussi, j'essaye. Je ne demande à personne de comprendre, j'aimerais juste qu'on me fiche la paix... »
Alexis baisse la tête, jouant avec sa chevalière. Il entend Cédric pousser un profond soupir.
« Je persiste à dire que ce n'est pas sain. Tu es en train de te détruire à petit feu. Je ne t'ai jamais vu aussi fatigué, aussi éteint. »
« Mais je t'en prie, tais-toi ! » explose soudain Alexis. Cédric sursaute ; Alexis n’élève presque jamais le ton, et le voir en colère est plus surprenant que n'importe quelle gifle.
« Je n'ai pas le droit de l'abandonner, d’accord ? Je n'ai pas le droit de le laisser tomber ! Pas seulement à cause de son papier, pas seulement parce que je l'aime, pas seulement pour tout ça, mais parce que s'il est dans cet état, c'est entièrement de ma faute ! »
Cédric hausse les sourcils, visiblement interloqué par cette auto-accusation.
« Mais Alexis... Ce n'est pas de ta faute ! Il a eu un accident de moto, ça arrive à n'importe qui, tout comme toi il t'est déjà arrivé d'avoir des accidents divers... Ce sont les aléas de la vie, c'est comme ça, tu n'y pouvais rien. Tu ne conduisais pas, tu ne l'as pas renversé, tu n'as rien fait. C'est sa faute, à lui, jusqu'à preuve du contraire, ou en tout cas la faute à pas de chance. Un coup du sort, si tu préfères - ou du destin. Peu importe.
Alexis secoue doucement la tête et tourne le dos à son ami en regardant par la fenêtre close. Quelques flocons tombent sur la ville, maculant le toit des immeubles d'un apaisant manteau blanc.
« Ce n'est pas sa faute, ni celle à pas de chance, comme tu dis. C'est réellement de ma faute, tu sais... Je n'ai pas le droit de le laisser tomber une deuxième fois, maintenant. Vraiment aucun droit. »