Sept mois plus tôt,
28 juillet 2022
« Joyeux anniversaire !! » s'exclame joyeusement la petite bande venue spécialement célébrer les trente ans de leur ami.
Ils ne sont pas nombreux, attablés autour du repas, mais suffisamment pour combler le cœur de Johan qui sourit, heureux de partager ce moment avec des personnes chères à son cœur. Ses yeux se posent sur Mickaël, son meilleur ami depuis plus de douze ans. Ils en ont vécu des choses ensemble, des galères, des réussites, des déceptions... Un puits de souvenirs commun inépuisable et, surtout, rassurant. Son regard navigue jusqu'à sa cousine, Judith, qui a fait spécialement le déplacement jusqu'à Paris pour le voir. Un petit brin de femme inégalable, cette gamine. A sa droite, se tiennent Elliot, Léa et Guillaume, des collègues de travail qui sont devenus, au fil du temps, de très bons amis. Et, en face de lui, bien sûr, se tient Alexis. Toujours là, quoiqu'il arrive et où qu'il aille. D’ailleurs celui-ci se lève, verre en main, le regard brillant.
« Si t'as l'intention de faire un discours, rassis-toi tout de suite ! » le prévient Johan, le rire aux lèvres, l'air faussement menaçant.
« Ah ! Commence pas ! Je lève mon verre en ton honneur ! En l'honneur du grand homme qu'est devenu, et qu'a toujours été, Johan Ferrenz ! Trente ans, ça se fête... Qu'est-ce que tu disais à l'époque, quand on s’est rencontrés ? Ah oui : que j'étais un vieux croulant. Eh bien ! Bienvenue dans le club des ancêtres ! »
« Non, mais Alexis arrête, tu ne fais rire personne là, tu nous fais tous honte ! Tu te fais honte à toi-même, et tu fais même honte au serveur ! » s’esclaffe Johan, les yeux brillants de malice - et sans doute un peu d’embarras.
« Hep, hep, hep ! On n'interrompt jamais un homme qui fait son discours ! Où en étais-je ? Honneur, ancêtre, blablabla.... Ah oui ! Johan Ferrenz, en cette illustre soirée, j'ai l'immense plaisir de lever mon verre à ta santé, et à ta réussite. Tu es l'une des personnes que j'admire le plus sur cette terre, que je chéris le plus, et qui, j'espère, continuera de briller pendant de longues années. A Johan Ferrenz ! »
Toute la tablée lève son verre, rejoint Alexis sur sa dernière phrase. Johan, touché, se contente de sourire, gêné. L’attention le flatte, lui plaît, mais il n’a jamais su comment réagir face aux compliments, face à l’affection donnée par ses proches. Il se contente donc de lancer un regard appuyé à son compagnon dans l’espoir qu’il comprenne son bonheur, son émotion d’un regard. En réponse, Alexis lui adresse un clin d'œil ; il a toujours l’air de savoir, comme si les mots n’avaient, entre eux, plus vraiment d’importance. Soulagé, Johan laisse échapper un petit rire avant de prendre la parole :
« Bon, maintenant qu'Alexis a fini de me faire honte, j'espère que vous avez prévu un gâteau dégoulinant d'amour et de chocolat ! »
La fin du repas se déroule dans une bonne humeur générale ; des anecdotes, des rires, des discussions qui sautent d’un sujet à l’autre, se rejoignent avant de diverger et de se retrouver encore sur le même fil conducteur.
En sortant du restaurant, ils ont déjà la tête qui tourne un peu, légère, au-dessus du poids du monde. Ça fait longtemps que Johan n’a pas bu autant, qu’il ne s’est pas laissé aller, toujours dans un contrôle qui empêche les excès et les écarts. Finalement, certains repartent en taxi, et seuls Mickaël et Alexis retournent continuer la soirée chez Johan pour boire un dernier verre, écouter de vieilles musiques et continuer à discuter jusqu’au petit matin.
La rue dans laquelle habite Johan est calme, à cette heure-ci. Quelques personnes profitent de la nuit dans un bar, s’amusent sous la musique discrète et élégante d’un établissement de quartier. Au troisième étage, Johan ouvre la porte de ce qu’il a toujours appelé son repaire ; il s’agit de sa première acquisition, de son premier bien, de son premier achat rien que pour lui quand il a commencé à avoir les moyens de faire un prêt. Il entre dans le hall d’entrée et jette sans vergogne sa veste sur un meuble où sont posées des clés et trois fausses plantes vertes dans de petits pots colorés. Depuis tout à l’heure, il parle avec Alexis, et tous les deux se laissent tomber dans le canapé pendant que Mickaël utilise les toilettes.
« Mais arrête de me traiter de débile ! » s'exclame soudain Alexis en lui donnant un coup de coude.
« Débile ! » continue Johan en se rendant soudain compte qu'il répète ce mot en boucle depuis tout à l’heure auprès de son compagnon.
« Mais arrête ! »
« Débile, débile, débile.... »
« Chuuuuut. » Alexis se tourne vers lui et, avec un air boudeur, dépose un baiser sur ses lèvres pour le faire taire. Contre lui, Johan pouffe de rire avant de venir poser sa tête sur son épaule. Il redevient sérieux, alors que les secondes passent, les yeux rivés sur le mur.
« Tu penses vraiment que je vais continuer de briller ? » demande soudainement Johan.
« Ouais, je le pense carrément, t'es une étoile. »
« Je trouve pas. Je suis qu'un homme tout petit... »
« Par rapport à Elliot et ses un mètre quatre-vingt-dix, c'est clair que t'es minuscule, mais là, au-dedans, t'es gigantesque. » décrète fièrement Alexis en posant une main sur son cœur.
« J'ai peur de tout perdre. »
Les doigts d'Alexis se posent dans ses cheveux, les ébouriffent avec affection. Johan ferme les yeux et pousse un léger soupir, las. Malgré sa vie devenue paisible, il ne peut s’empêcher d’avoir peur. Peur de perdre tout ce qu'il a mis tant de temps à acquérir : son travail, sa famille, ses amis... Alexis. Pourtant, il a de l'expérience, maintenant, et de solides bases financières et professionnelles. Mais la crainte ne le quitte jamais vraiment. Autrefois, il pouvait traverser toutes les tempêtes, il avait encore tout à gagner, mais maintenant ? En une seconde, tout peut s’écrouler.
Chaque matin, il se lève avec la peur au ventre. Cette peur qui lui permet pourtant de tenir, d’avoir l’énergie nécessaire pour travailler. Une fois dans sa bulle quotidienne, tout s’arrange. Mais il y a toujours cet instant, cette minute terrifiante face au vide absolu. Cette douleur imaginée, irréelle, terrifiante.
« Moi, tu ne me perdras jamais... »
Johan redresse la tête vers Alexis et le regarde pendant de longues minutes avant de lui sourire avec une sincérité presque éblouissante. Il repose sa tête au creux de son épaule, se blottit contre lui presque comme pour disparaître. Autour de lui, la pièce tangue dangereusement, même lorsqu'il ferme les yeux, mais, là, tout contre Alexis, il se sent bien.